Marcello Veneziani réfléchit sur un phénomène qui n’est pas nouveau mais que la crise du covid et les circonstances pour le moins étranges qui l’entourent (est-ce complotiste, de dire cela?) ont fait littéralement exploser. C’est brillant, nourri de références érudites, et dans l’ensemble, partageable; je regrette juste qu’on ne perçoive pas suffisamment la ligne de partage entre le doute raisonnable, le scepticisme légitime de ceux qui essaient de voir derrière les apparences (que les médias ont tout intérêt à discréditer, puisque sans ces mêmes médias, il n’y aurait pas de complotisme) et leur caricature, issue effectivement des poubelles du réseau (*)

J’ajoute que l’auteur semble croire que les sources du « complotiste », comme les hypothèses qui en découlent sont improuvables: certes, mais le secret (et donc l’absence de preuves), c’est l’essence même du complot. Soros, Bill Gates, les Loges, etc., ne relèvent pas du fantasme, ce sont des réalités dont on eut constater les méfaits et le pouvoir de nuisance jusque dans notre vie quotidienne, et il n’est pas nécessaire d’avoir assisté à une réunion secrète des « Skull&bones » (juste pour donner un exemple folklorique) pour percevoir que de puissants lobbies agissent, forcément dans l’ombre, pour façonner le monde selon leurs intérêts, et pas par humanisme.

(*) Un exemple certes extrême, mais pas tant que ça: récemment, l’un des titres relevés dans une quelconque revue de presse, faisait allusion au congrès des « platistes » (en réalité advenu 6 mois plus tôt), ceux qui soutiennent que la terre est plate. Sans doute pour les mettre au même niveau que ceux qui pensent que Donald Trump a été spolié de son élection par une fraude électorale massive ou que le Covid est l’occasion d’un Great Reset programmé.

Tout est sous contrôle

Lettre aux complotistes

Marcello Veneziani
Panorama n.49 (2020)
Ma traduction

Chers complotistes,
bien que je vous appelle ainsi, je n’ai pas l’intention de vous dénigrer. Au contraire, je vous suis reconnaissant parce que vous nous faites réfléchir, vous insinuez le doute que tout n’est pas comme il paraît et vous nous amenez à ne pas nous satisfaire de ce qu’on nous propose. Vous essayez de déchiffrer le monde. J’utilise la définition de complotiste sans mépris ni ironie, mais seulement pour nous comprendre et vous inclure, vous, les dietrologues et les mal-pensants, les méfiants globaux et les dissidents radicaux. Et les « négationistes ». Beaucoup de vos hypothèses, et même quelques divagations, ont une racine de vérité ou quelque chose de plausible qui fait réfléchir. Je dis cela en référence aux théories les plus controversées qui circulent depuis un certain temps : sur la naissance et la propagation de la contagion, sur les responsabilités et les objectifs de la Chine, sur les laboratoires, sur la guerre pour le contrôle de la planète ; sur les intérêts politiques, économiques, pharmaceutiques et stratégiques qui se mettraient en mouvement pour favoriser sa propagation et établir par la peur un régime de surveillance mondiale ; puis sur l’usage et l’abus de données et de nouvelles, véhiculées, falsifiées, cachées, sur le gigantesque business des vaccins, les mystères de la 5G, la planification mondiale des naissances, des avortements, des modifications génétiques. Et tant nous y sommes, sur l’élection de Biden, les sombres complots au Vatican et d’autres mystères de ces derniers temps.

Je pense que beaucoup de vos conjectures sont possibles, et je trouve que beaucoup des faits qui vous alarment sont inquiétants. Je connais le chapelet de vos soupçons canoniques : la Commission trilatérale et le groupe Bilderberg, Rockfeller, Soros et Attali, plus les sectes, loges, mafias et sociétés secrètes. Plus d’autres new entry asiatiques, les multinationales, Big Pharma, les géants mondiaux du web ou la tétrarchie du Big-Tech (Amazon, Facebook, Google, Apple). Comme vous, je pense qu’il est naïf de se fier uniquement à la surface des choses, à leur apparence banale ; nous vivons à une époque dominée par la volonté de toute-puissance, dépourvue de remords et de scrupules, dans laquelle de terribles guerres souterraines sont menées, avec tous les moyens.

Comment se fait-il, alors, que ne n’épouse pas vos théories dans leur intégralité, comment se fait-il que la méfiance que vous exercez à l’égard du monde, je l’étende aussi à vos thèses? Parce que vous faites un saut logique et documentaire de ce qui est possible, probable, à ce qui est effectif, constaté. Vous transformez l’utile exercice de la conjecture, sur lequel un grand futurologue comme Bertrand de Jouvenel a écrit un brillant traité, en un théorème absolu, dans lequel la réalité, la logique et le document historique deviennent si vagues, obscurs et sibyllins qu’ils perdent tout fondement.

On peut aussi soutenir une vérité inconnue et déstabilisante, mais la question demeure : mais vous, comment la connaissez-vous, à quelles sources spéciales puisez-vous, inaccessibles aux autres, et pourquoi êtes-vous les seuls à savoir vous et vos proches, qui n’avez pas de rôles stratégiques et de fonctions spéciales dans le Renseignement, dans les Arcanes Imperii, dans les salles de contrôle? Habituellement, le théorème se fonde sur des sources de seconde main et de troisième ordre, souvent puisées au cloaque du web, ou tirées d’une nouvelle apparemment inoffensive, et elles sont ensuite assemblées dans les passages suivants en utilisant la propriété transitive, les liens présumés et en reliant le « faux » hasard des événements qui par contre selon vous, se produisent « pas par hasard ».

Les complotistes ont mauvaise réputation aux yeux de l’establishment. Et ils sont généralement considérés comme une dérivation moderne d’une mentalité conspirative de type réactionnaire, voire fasciste et nazie. La référence classique est à la conspiration démo-pluto-judéo-maçonnique, aux faux Protocoles des sages de Sion. Mais le complotisme était florissant aussi dans les régimes communistes et dans les partis communistes ou d’extrême gauche, même si elle était instrumentale, si elle servait à justifier les répressions et à diaboliser les ennemis. Pensons au leitmotiv des forces obscures de réaction toujours tapies, aux desseins occultes contre-révolutionnaires ou, plus récemment, aux complots noirs qui expliquaient chaque crime et qui sont encore agités quand on veut monter une mobilisation. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, dans les Pouilles, nous captions Radio Tirana et c’était un cours quotidien de conspiration occidentale, impérialiste et capitaliste aux dépens de l’Albanie, de la Chine et du communisme…

Mais le père de tous les complots reste Satan. Tout comme les catégories politiques ont une matrice théologique, le complot a une matrice religieuse. La diabolisation de l’ennemi est l’un de ses héritages vivants. Aujourd’hui encore, certains attribuent le mal actuel au Prince des Ténèbres ; ou inversement, ils attribuent un malheur à la punition divine pour notre comportement dissolu.

Le père Livio, directeur de Radio Maria, a été vitupéré par tous pour avoir dénoncé la main de Satan dans le monde d’aujourd’hui ; mais il a dit ce que presque toutes les religions ont soutenu pendant des milliers d’années, en appliquant une conviction à laquelle beaucoup croyaient jusqu’à récemment, également admise dans le catéchisme et la doctrine chrétienne. La main gauche du diable ou la colère divine derrière les catastrophes. Le châtiment de l’anti-Providence est l’inverse de l’invocation à Dieu pour nous aider, ou de la prière pour que la Providence intervienne, que les saints ou les dieux nous protègent du mal et du malheur. Si nous croyons au dessein divin et au Bien métaphysique, il est cohérent de croire également au dessein diabolique et au mal métaphysique.

Bref, le complot vient de loin. A travers mondes, cultures, visions, religions, idéologies. Et il conserve souvent un noyau originel de vérité. Mais c’est un pressentiment, une intuition, ce n’est pas une vérité établie et prouvée. Passez-le au tamis de la rigueur de la raison et du sens de la réalité.

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