Dans cet entretien avec Michele Cozzi et Attilio Romita, auteurs d’un livre à quatre mains consacré à la pandémie « L’ospite inatteso » (l’hôte inattendu), Marcello Veneziani passe au crible d’une revue critique non exhaustive – par la force des choses, elle manque encore de recul, et l’aspect géopolitique, en particulier le rôle de la Chine, sont absents – les évènements de l’année écoulée (dont on ignore encore si elle sera un épisode isolé destiné à se perdre dans les archives de l’Histoire, ou le premier d’une série de fléaux à venir, si l’on en croit l’OMS): « dictature sanitaire », abandon de la politique à la science, médias, rôle d’internet, fake news, Europe… Rien de nouveau, juste pour stimuler notre réflexion.

Commençons par la « Dictature sanitaire ». Croyez-vous vraiment qu’au nom de la santé, il y a un risque de régime totalitaire justifié par des réglementations anti-contagion?

La pandémie a été une répétition générale de ce qui peut arriver si l’urgence sanitaire devient ou est utilisée comme la priorité absolue: libertés suspendues, droits élémentaires niés, assignation à résidence de tout un peuple, stratégies de terreur pour tenir un pays sous contrôle et à couvert. Avant, tout le monde accusait Salvini de se faire impresario de la peur (des migrants); le gouvernement Conte est devenu avec le covid-19 l’impresario de la peur de la contagion, et il a construit son consensus et sa permanence au pouvoir sur cela. Mais le discours de la dictature sanitaire, naturellement, va au-delà du gouvernement italien, elle concerne un danger latent d’involution des démocraties, de suspension de la liberté, de démocratie surveillée et régimentée, sur le modèle chinois. Par peur de risquer notre peau, nous sommes disposés à perdre toute liberté et toute dignité : quelqu’un pourra à l’avenir transmettre des pandémies ou les utiliser de cette manière pour imposer des régimes de surveillance.

La pandémie a donné au monde scientifique une suprématie que la politique a volontiers cédée pendant quelques mois.

Il s’agissait en réalité d’une primauté apparente qui n’a pas produit de résultats bénéfiques pour la santé ; il était commode pour les politiciens de se réfugier derrière le verdict des scientifiques, d’éviter de prendre des décisions ou de prendre des décisions ingrates avec l’excuse de la science. Et les scientifiques ont exprimé des avis discordants, ils ont souvent été contredits par la réalité, ils n’ont pas su indiquer des remèdes, des prévisions, des solutions, ils sont parfois apparus comme servant des intérêts extra-scientifiques, politiques, pharmaceutiques, etc. En bref, ils n’ont pas fait belle figure. La pandémie a accru le niveau de méfiance et de défiance des populations envers la caste scientifique.

Les médecins, les virologues, les scientifiques se sont trouvés plutôt impréparés lorsque le « cygne noir » a fait irruption sur la scène mondiale. Aux questions des journalistes, ils ont presque toujours répété la nécessité pour chacun de rester à la maison.

Oui, c’était une situation grotesque : une société technologiquement avancée, dominée par la science, vouée au progrès, adoptant comme remède de santé, comme prophylaxie de masse, de rester à l’intérieur, de se laver les mains et de garder ses distances… Ou tout au plus de porter un masque, quand il a été possible d’en trouver. Aucun autre remède que ceux antiques, empiriques, pré-sanitaires… Pour de telles indications, les grands-mères de la préhistoire suffisaient, il n’y avait pas besoin de structures sanitaires et de grands médecins et scientifiques. Des années de recherche scientifique, de politique de santé, de contrôles et de vaccinations et puis on arrive à ce ridicule code fai-da-te (fais le toi-même). De plus, aucune autre forme d’aide n’est venue de la santé publique, sinon l’exhortation ou plutôt l’impératif, à se débrouiller tout seul, tout a été confié à notre comportement. Il m’a semblé évident qu’il y a eu une régression radicale, un renversement de marche du Welfare (état providence) au self-state (l’autonomie)….

Vous semble-t-il normal qu’il n’y ait pas eu de plan anti-pandémie en Italie, comme l’OMS nous le demandait depuis un certain temps?

Non, cela ne me semble pas normal, d’autant plus que c’est l’un des trois principaux risques planétaires, prédits par les scientifiques et même les historiens, pensez à George Duby quand il a écrit sur les peurs au tournant du millénaire. Mais je crains que nous ne soyons pas les seuls à ne pas avoir de plan, comme nous l’avons vu par l’impréparation d’autres grandes démocraties. Du reste, la politique est désormais administrée au jour le jour, selon les intérêts et les sondages du moment, il n’y a pas d’hommes d’État ; comment peut-on penser qu’il y ait de la prévoyance et de la clairvoyance?

Quel rôle internet a-t-il joué dans cette affaire ? Comment jugez-vous le phénomène des fake news?

Pour beaucoup, internet a été une bouée de sauvetage, un lieu de réconfort, de relation et de compagnonnage dans la solitude à laquelle nous avons été contraints par le lockdown. Naturellement, quand le monde se réduit à votre maison et qu’internet devient l’unique fenêtre interactive sur le monde, il y a un risque que cela entraîne également une dépendance et des abus. Les fake news ont trouvé dans la pandémie un autre terrain d’application fertile, et dans un moment aussi difficile, on s’accroche à tout, même aux théories du complot ; mais pour dire la vérité, les fake news produites par internet n’ont pas été plus néfastes et trompeuses que les usines de désinformation mises en place dans les grands médias, avec l’aide d’experts, de groupes de travail et de faiseurs d’opinion. L’abus de messages lui-même adressés à la nation par le Premier ministre a été un exemple retentissant, sans précédent, de manipulation du consensus et de l’opinion publique, et d’abus de pouvoir, bien au-delà de la Constitution. Les mensonges préfabriqués des agences institutionnelles et de la télévision ont été bien plus vastes et dévastateurs que ceux des internautes individuels: c’est comme si on comparait la production manuelle à la production industrielle, il n’y a pas photo.

Vous avez sans doute vous aussi regardé plus la télévision que d’habitude pendant le confinement. Qu’avez-vous apprécié et qu’avez-vous moins apprécié?

J’ai suivi de moins en moins la télévision sur la pandémie et avec une impatience croissante. J’ai détesté les mantras répétés ad nauseam, comme « ne baissez pas la garde », le terrorisme rampant sur le virus, les banalités discordantes des scientifiques, les débats sur le néant de ceux qui savaient tout, le parti-pris des journaux télévisés à dire du bien de la Chine et toujours du mal des États-Unis et du Royaume-Uni ; les absurdes et réticentes conférences de presse sur la santé, portant sur le vide, et surtout la vantardise du gouvernement qui, au milieu de l’urgence, n’a cherché qu’à obtenir un consensus et à montrer l’excellence du modèle italien, qui était en fait le modèle chinois ; à quel point le Premier ministre était bon et comment nous avons excellé dans le monde (en réalité, pendant longtemps, nous avons eu des chiffres parmi les pires au monde en ce qui concerne le nombre de décès et ensuite le ratio victimes/population). Les meilleures pages étaient celles dans lesquelles, malgré le spectacle et la mise en scène, l’humanité des médecins, des infirmières, des bénévoles et des membres de la famille se manifestait. Le reste n’était qu’un cours intensif d’angoisse collective.

Sortirons-nous tous de la pandémie meilleurs ou pire qu’avant ?

Nous en sommes sortis différents, ni meilleurs ni pires, mais plus déprimés et effrayés. Et nous nous sentons « sous le feu », oscillant entre méfiance et imprudence, peur et oubli, distraction et désespoir. Ceux qui pensaient que le lockdown se transformerait en retraite spirituelle ont été déçus, nous n’avons redécouvert ni la foi, ni la lecture, ni d’autres sphères spirituelles, culturelles et morales ; et comme toujours, lorsque le risque et l’urgence se présentent, l’égoïsme et la générosité croissent simultanément ; cela arrive aussi dans la guerre et la misère.

Beaucoup pensent que la crise économique à laquelle le monde devra faire face rendra les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Y a-t-il vraiment un tel risque ?

Si c’est le cas, nous devrions dire nihil sub sole novi, car même avant la pandémie, la tendance mondiale était la suivante : le fossé entre les quelques riches et les nombreux pauvres se creusait de plus en plus. Bien sûr, lorsque la richesse s’accroît, le processus finit par produire des effets de masse, en cascade, jusqu’à ce que la situation générale s’améliore… Les scénarios qui s’ouvrent peuvent être de deux types : l’un est celui d’un écart accru entre les élites riches et les masses appauvries ; l’autre est l’avènement d’une vague de nivellement, à partir du revenu de la citoyenneté universelle, une forme de communisme sur une base sanitaire. Le vrai problème, dans tout les cas, est le manquement de l’État, qui devrait être le cœur de la relance qui pompe les ressources, rééquilibre les déséquilibres, aide les plus démunis et génère les conditions pour réactiver l’économie, la productivité dans un plan de renaissance… Mais nous venons de nombreuses années de libéralisme, de mondialisation, des années de vidage de la souveraineté des États, contournés par l’économie, les organisations supranationales, les ONG, les flux migratoires. Aujourd’hui, l’État n’est pas en mesure de remettre la société en mouvement.

Vous attendiez-vous, comme le chef de l’État, à une plus grande unité des forces politiques pendant l’urgence ?

Au début, il y a eu une trêve de la part de l’opposition, mais les abus de pouvoir, les tromperies continuelles, les mirages, les promesses du Premier ministre, le solitarisme autocratique de Conte, son narcissisme institutionnel, ont rendu la situation insoutenable. L’unité n’aurait été possible que si un gouvernement d’urgence avait été formé avec la participation de toutes les forces et l’appel au gouvernement des meilleures ressources du pays ; objectivement parlant, il ne pouvait y avoir d’unité autour d’un Premier ministre sans légitimité et d’un pacte de gouvernement né uniquement dans une fonction anti-salvinienne, un Premier ministre venu de nulle part, non représentatif d’une quelconque réalité politique mais seulement de lui-même, jamais élu au parlement et jamais nommé à des fonctions d’administration et de gouvernement, qui abuse du pouvoir comme jamais auparavant dans notre histoire républicaine.

Qu’attendez-vous de l’Europe dans la phase de renaissance après la crise provoquée par la pandémie ?

Tout le monde attend trop de l’Europe, je n’attends rien, ou du moins je n’attends pas de l’Europe qu’elle résolve les problèmes. Parce que l’Europe aujourd’hui n’est que comptabilité, elle n’est pas stratégie, elle n’est pas planification, elle n’est pas une maison commune pour faire face aux crises internes et internationales, aux pandémies et aux grands enjeux économiques, commerciaux et militaires. L’Europe peut seulement accorder des prêts ou puiser dans la caisse commune pour apporter un soutien, mais, comme il est normal, elle doit fixer les conditions de leur utilisation et de leur remboursement, en prévoyant des contrôles et d’autres transferts de souveraineté. Le problème n’est pas, bien sûr, de sortir de l’Europe, mais de la faire sérieusement, de ne pas la réduire à un simple livre de comptes. On peut seulement espérer le contraire, que la pandémie devienne une occasion de prendre l’Europe au sérieux, une Europe qui jusqu’à présent n’a été écrite que sur le papier, et sur le papier-monnaie. Mais c’est un espoir très ténu…

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