Stefano Fontana (La NBQ) répond à Ernesto Galli della Loggia: l’intellectuel « libéral » que nous avons croisé à plusieurs reprises dans ces pages (la dernière fois, c’était ici: Un pontificat idéologique) publie régulièrement un éditorial dans Il Corriere della Sera. Dans le dernier il a choisi de s’intéresser à « ces grands thèmes que l’Eglise a cru bon de ne pas voir » et qui (pour lui) sont en particulier la négation de la démocratie dans l’Etat du Vatican (illustrée par le cas de Mgr Becciu, mais aussi le « verrouillage » du Sacré Collège à travers les nominations cardinalices de François) et la place des femmes dans l’Eglise (il est l’époux de Lucetta Scaraffia, dite « la féministe du Pape », qui fut responsable du supplément hebdomadaire féminin de l’OR). Toutes choses dans lesquelles il voit les raisons et les symptômes de la crise et du déclin inexorable de l’Eglise. Et il avoue son incompréhension: « je ne comprends pas du tout comment on peut qualifier le pape François d’innovateur, de progressiste ou même de révolutionnaire », dit-il. Mais pour Stefano Fontana, la question ne se pose pas en ces termes…

Pour la compréhension de l’analyse très intéressante de Stefano Fontana, j’ai traduit en annexe l’éditorial de Galli della Loggia.

Le caractère incontestablement révolutionnaire du pontificat actuel consiste précisément dans le fait qu’il ne se pose plus les problèmes que l’Église se posait jusqu’à Benoît XVI.

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Le pape François ne se place plus dans la phase conciliaire et même pas dans la phase post-conciliaire. Il se place dans la phase post-post-conciliaire ou, si l’on veut, dans la phase d’un Concile Vatican III non convoqué

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Stefano Fontana

Galli della Loggia sur le Pape: une incompréhension de fond

Stefano Fontana
La NBQ
3 janvier 2021
Ma traduction

Dans un long article du Corriere della Sera, l’intellectuel libéral reprend certains aspects importants et contradictions flagrantes de ce pontificat, mais il lui échappe qu’aujourd’hui nous ne nous situons plus dans la perspective du Concile Vatican II ou de l’après-Concile, mais dans celle d’un Vatican III non convoqué, révolutionnaire et conservateur dans le même temps.

Un éditorial de Galli della Loggia dans le Corriere della Sera du 29 décembre dernier mérite de ne pas rester enfoui sous les nouvelles des restrictions gouvernementales sur les célébrations du Nouvel An. Il met en lumière deux aspects importants du pontificat de François.

Le premier est que le compromis entre la société libérale et le christianisme qui avait été mis en place de la Révolution française à Benoît XVI semble avoir disparu. Ce compromis consistait à considérer la politique comme laïque mais en même temps animée par des principes chrétiens sécularisés. Ceux-ci n’étaient pas de la religion, mais ils avaient quand même besoin de la religion chrétienne pour ne pas être vidés et se perdre. Galli ne donne pas de noms, mais les représentants de cette ligne étaient nombreux et allaient de Maritain à Bökenförde, pour ne citer que deux exemples.

Comment se fait-il – se demande Galli – que ce pontife ne se soucie pas de ce changement d’époque et ne s’en inquiète pas, comme l’a fait Benoît XVI avec ses mises en garde continuelles sur le danger du relativisme, disant que la foi était sur le point de s’éteindre comme une flamme qui n’est plus alimentée?

Le second aspect est que – toujours selon Galli della Loggia – cette réticence de l’Église d’aujourd’hui à faire le point sur elle-même émerge avec François de deux autres aspects significatifs : son rejet dans le gouvernement de l’Église de la démocratie et de l’État de droit, compte tenu des nominations à son image au sein du collège des cardinaux, qui se projettent sur le prochain conclave ; et l’attitude adoptée dans l’affaire Becciu, condamnée sans procès avec suspension de l’habeas corpus, qui était l’un des principes fondateurs de la saison libérale. Pour cette raison – dit Galli – le pontificat de François, contrairement à ce qui est dit, est un pontificat non pas progressiste mais réactionnaire, et de fait la valorisation des femmes dans les centres de pouvoir du Vatican est bloquée.

Galli della Loggia est un libéral capable de dialoguer (et parfois de s’entendre) avec la religion catholique. Une vertu morale et intellectuelle assez rare et donc appréciable. Il souligne des choses très intelligentes, mais ne se détache pas de sa perspective libérale. Il assume donc certains critères pour évaluer ce pontificat, sans tenir compte du fait que ce pontificat les a déjà dépassés et les dépasse. Il l’interroge sur des choses que celui-ci a déjà reléguées au passé. Le caractère incontestablement révolutionnaire du pontificat actuel consiste précisément dans le fait qu’il ne se pose plus les problèmes que l’Église se posait jusqu’à Benoît XVI et dans lesquels même les observations de Galli della Loggia trouvent leur place.

Le pape François ne se place plus dans la phase conciliaire et même pas dans la phase post-conciliaire. Il se place dans la phase post-post-conciliaire ou, si l’on veut, dans la phase d’un Concile Vatican III non convoqué (beaucoup l’avaient prévu et demandé, comme Giuseppe Alberigo [représentant de l’Ecole de Bologne, auteur d’une Histoire du Concile selon une herméneutique de la rupture] et ceux qui en 1977 se sont réunis à l’Université américaine de Notre Dame, près de Chicago, précisément pour établir l’agenda d’un Vatican III).

Il ne s’inscrit pas non plus dans [la phase] indiquée par Galli della Loggia de « laïcité ouverte » ou de « bonne laïcité » [/laïcité positive], comme l’a dit Benoît XVI et comme l’a soutenu en son temps le président français Sarkozy, qui a même été amené à en parler au Latran. Ce temps est révolu, même s’il existe différentes interprétations des raisons de sa fin.

La première [interprétation] soutient qu’une laïcité qui n’est pas laïcisme n’est pas possible. Le compromis libéral, étant un compromis, est non seulement destiné à échouer mais aussi à se radicaliser dans un sens anti-chrétien. Une fois établi le principe selon lequel la société a un besoin indirect de religion (« l’État a besoin de présupposés qu’il ne peut se donner à lui-même », disait Bökenförde), elle finit par ne plus en avoir besoin du tout. En ce sens, le pontificat du pape François dissipe un malentendu et, de ce point de vue, la remarque de Galli della Loggia en défense de ce compromis semble naïvement nostalgique.

Passons donc à la deuxième version : le compromis entre religion et politique doit être surmonté dans l’indifférence des rapports entre les deux. L’Eglise collabore avec tous, même avec l’ONU, qui veut l’avortement universel dans ses objectifs pour 2030. Cela semble être la position de François, qui n’est compréhensible qu’avec l’accentuation du christianisme en tant que praxis de miséricorde (générique) au détriment de son évaluation en termes de doctrine. En effet, la doctrine n’est pas seulement remise entre les mains des conférences épiscopales, mais aussi entre celles des différents dicastères du Vatican, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi disant une chose et l’Académie Pontificale pour la Vie une autre.

Le catholicisme en tant que praxis exercée à 360 degrés est certes révolutionnaire, mais en même temps il est aussi conservateur. C’est une utopie (rêver, ne pas se laisser voler l’espérance, avoir du courage, sortir…) mais c’est aussi une idéologie. Si ce qui est vrai est ce qui est nouveau et si l’Esprit souffle dans chaque chose nouvelle, alors chaque chose nouvelle, à peine advenue est déjà vieille. Galli accuse de conservatisme ce pontificat qui se prétend progressiste et ne voit pas que son conservatisme coïncide avec son progressisme. D’où la double attitude dans la praxis de François : un jour il pousse en avant, un jour il tire en arrière. Mais son but est de pousser vers l’avant tout en tirant en arrière.


Annexe

Ces grands thèmes que l’Eglise a cru bon de ne pas voir

Ernesto Galli della Loggia
Il Corriere della Sera, 29/12/2021

On parle peu de l’état de déclin et de crise très grave que le christianisme semble connaître actuellement

C’est une opinion répandue que le pontificat actuel se caractériserait par une orientation audacieusement novatrice, voire révolutionnaire. Soit en raison d’une pastorale entièrement tournée vers les grands enjeux mondiaux de l’écologie et de la justice économique entre les nations, soit en raison d’une ouverture extraordinaire et presque sans discernement à la diversité culturelle, au dialogue entre les religions, à la « charité ». Il est pourtant singulier que cette projection du pontificat vers le monde, et l’activisme infatigable dont il se nourrit, correspondent cependant à un silence et à un manque presque absolu de réflexion et d’initiatives sur la condition générale que le monde réserve aujourd’hui à la foi chrétienne et à l’Eglise elle-même.

Une condition de crise très grave.

Dans tout l’hémisphère nord de la planète, le christianisme semble en effet connaître un tel déclin qu’il est même au bord de l’extinction. Un seul regard au nombre d’édifices religieux qui ont fermé leurs portes dans tous les pays européens en témoigne. Surtout les églises, transformées en grand nombre en supermarchés, salles de bingo ou centres commerciaux. Mais deux faits décisifs le montrent de façon encore plus prégnante. Tout d’abord la disparition de tout résidu de ce qui était autrefois le christianisme compris comme un fait public, c’est-à-dire comme le lien entre les institutions religieuses et politiques qui a caractérisé pendant des siècles tous les régimes européens, toujours essentiellement sur le modèle de l’Empire romain. En second lieu, le fait qu’il n’y a pratiquement plus de trace du « compromis chrétien-bourgeois » établi après la Révolution française qui, jusqu’à il y a quelques décennies, était typique de toutes les classes dirigeantes euro-occidentales. Un compromis en vertu duquel, tout en se sécularisant et en se modernisant, elles étaient néanmoins restés liés d’une certaine manière à l’ancienne foi. Depuis quelque temps, au contraire, dans leurs modèles de vie, dans l’éducation de leurs enfants, dans leur conscience de soi, dans leurs valeurs publiques, les élites des sociétés développées apparaissent pratiquement déchristianisées. Et inévitablement, le reste de la société suit le mouvement.

Or, face à cette gigantesque fracture historique – qui se manifeste aujourd’hui dans toute son extraordinaire ampleur mais qui, au cours du dernier demi-siècle, n’a pas manqué de susciter les réflexions élevées et tourmentées du magistère, du pape Montini au pape Ratzinger – le silence non seulement de l’actuel pontife mais de toute la hiérarchie apparaît vraiment singulier. L’attention et l’initiative de l’un et de l’autre ne semblent même pas être attirées par deux autres questions d’une importance énorme qui ont maintenant fait surface de façon spectaculaire. Propres, à ce qu’il me semble, à obliger l’Église à remettre en question toute son identité, à en reformuler les buts de manière radicale.

La première de ces questions est celle de la démocratie. Il est vrai, bien sûr, que l’Église ne peut pas être une démocratie parce que Dieu ne peut pas être soumis au vote. La démocratie, cependant, n’est pas seulement une question de votes. C’est aussi – et même surtout – une question de droits. Tout d’abord, les droits de la personne à l’origine de laquelle il y a le christianisme et sur lesquels le Magistère de l’Église lui-même a insisté à chaque occasion pendant des décennies, et non par hasard. Mais la question évidente qui se pose alors est la suivante : comment le type de pouvoir que le pape exerce sur son État et sur l’institution ecclésiastique – un pouvoir absolu et incontrôlé, arbitraire au sens le plus vrai du terme – peut-il être compatible avec la protection de ces droits de la personne ? Comment, par exemple, le droit de toute personne de connaître les accusations portées contre elle, d’en connaître les raisons, d’avoir un procès équitable par des juges indépendants, est-il compatible avec le sort réservé au cardinal Becciu qui, dépouillé par le pape de certaines prérogatives importantes liées à sa charge sans en connaître les raisons, attend en théorie justice – notez le paradoxe – de juges nommés et révocables ad nutum par le pape lui-même? Comment peut-on demander au monde d’être juste, si dans sa propre maison, les règles de la justice sont celles-là? Et d’autre part, le fait qu’il y ait dans cette maison un véritable problème de démocratie n’est-il pas attesté par le fait qu’aujourd’hui encore, après un épisode comme celui que nous venons de mentionner (mais aussi mille autres), personne n’ose rien dire publiquement ? Soulever quelques doutes? Demander, à Dieu ne plaise, une explication? Ou bien l’obligation démocratique de transparence si souvent invoquée ne s’applique-t-elle qu’aux autres ?

Il ne s’agit pas seulement de cela. Jusqu’à présent, en effet, le contrepoids à la nature autocratique du pouvoir papal était la nature élective de la fonction. Incontrôlablement électif, convient-il d’ajouter: grâce auquel, il était donc tout à fait possible qu’un pape d’une certaine orientation (comme c’est d’ailleurs presque toujours le cas) soit remplacé par un pape d’une orientation complètement différente. Aujourd’hui, au contraire, avec la nomination par l’actuel Pontife d’un nombre de plus en plus important de cardinaux en tout point sur la même ligne que lui, il y a la menace de la naissance au sommet de l’institution d’un véritable « parti du Pape », détenteur de la majorité au conclave. Grâce à cela, le pape régnant peut choisir lui-même son successeur ou du moins influencer son élection de manière décisive. Déterminant ainsi le passage d’une autocratie à la titularité incontrôlée à une autocratie à une autocratie à la titularité désignée.

Enfin, le problème de la démocratie est aussi directement lié à la deuxième des grandes questions qui sont apparues et qui interrogent aujourd’hui l’Église et son histoire : la question du rôle des femmes au sein de l’institution ecclésiastique. Ou, pour mieux dire, la question de leur exclusion absolue et continue de tout rôle significatif. Je ne parle pas de la prêtrise féminine. Je veux parler du pouvoir, des postes, je ne sais pas, de président de l’IOR, de gouverneur de l’État, de nonce ou de secrétaire d’État : qu’à ma connaissance aucun passage des Évangiles ne prescrit d’être confié à des hommes plutôt qu’à des femmes. Mais que l’Eglise continue impertubablement à croire à un monopole exclusivement masculin. Je me demande comment une institution qui, dans le monde d’aujourd’hui, évolue de cette manière peut imaginer avoir un avenir. C’est-à-dire en faisant preuve d’un manque de sens historique qui rappelle tristement la vaine bataille que l’Église catholique elle-même a menée pendant plus d’un siècle contre les principes libéraux. Surtout – encore une fois, comme à l’époque – niant ainsi l’inspiration la plus lumineuse de sa propre histoire et le témoignage le plus extraordinaire de son fondateur.

Mais si c’est le cas, je ne comprends pas du tout comment on peut qualifier le pape François d’innovateur, de progressiste ou même de révolutionnaire. Il exerce son pouvoir de la manière dont je l’ai dit, et en ce qui concerne toutes les questions et tous les problèmes énumérés jusqu’à présent, il est manifestement convaincu qu’ils n’existent pas, ou en tout cas qu’ils ne méritent pas son attention. En ce qui concerne mon avis, je soupçonne que sa voie ne mène pas loin.

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