Une réflexion d’Antonio Socci, inspirée d’une célèbre chanson italienne des années 90, particulièrement d’actualité en ce moment où des faussaires font passer les vrais conformistes, ceux qui bêlent avec le troupeau, pour des « résistants » (au risque fasciste?) et où les vrais résistants, eux, sont ridiculisés, réduits au silence, accusés de diffuser des fake news, et même poursuivis en justice.

« Il Conformista », Giorgio Gaber (1939-2003)
Une traduction des paroles en français ici: lyricstranslate.com/fr/il-conformista-le-conformiste

La tyrannie du conformisme 2.0

En ces temps de pensée uniforme et préconfectionnée, dans les médias et sur internet, et puis dans les relations sociales, la chanson de Giorgio Gaber « Il conformista » semble redevenir d’une grande actualité.

C’est la représentation parfaite du monde des semi-culturels et des soi-disant intellectuels d’aujourd’hui, suivis et imités servilement par les troupeaux qui paissent dans les réseaux sociaux et les médias :

Le conformiste/ est quelqu’un qui est généralement toujours du bon côté
il a toutes les réponses claires dans sa tête/ il est un concentré d’opinions
Et quand il veut penser, il pense par ouï-dire
Peut-être qu’en bon opportuniste/ il s’adapte sans y prêter attention/ et vit dans son paradis.

Bien entendu, « le conformiste » qui autrefois était « fasciste » est devenu « marxiste-léniniste / et après un certain temps, je ne sais pas pourquoi je me suis retrouvé américaniste » (le texte dit : cattocommunista – catho de gauche, mais quand il chante, il dit « americaniste »).

Mais surtout – dit Gaber en passant en revue les dernières décennies – il fut « un peu soixante-huitard », depuis quelque temps il est « écologiste », pendant un temps il a été « comme tout le monde, socialiste », mais en synthèse aujourd’hui il est « progressiste, / à la fois libertaire, antiraciste » et aussi « animaliste » (et non plus « assistentialiste »). Et bien sûr, il est « européiste optimiste », « féministe » et « pacifiste ».

Le génie populaire de Gaber – outre la transformation des idées – saisit la psychologie de ce type humain très répandu. Le conformiste est un « sans consistance » qui « s’entraîne à se glisser dans la mer du plus grand nombre » et « vit de mots de conversation … flottant », comme un ballon « gonflé par l’information », un type humain « qui vole toujours au ras des pâquerettes / puis touche le monde avec un doigt et se sent comblé ».

La satire de Gaber s’arrête ici. On pourrait ajouter que « le conformiste » est quelqu’un qui ne se pose pas de questions susceptibles de le déstabiliser et qui est donc scandalisé lorsqu’il trouve quelqu’un qui sème le doute et pose des questions gênantes qui remettent en question ses idées préconçues, ses idées conventionnelles.

Et voici le revers de la médaille de la pensée conformiste: c’est l’excommunication collective de la pensée dissidente, le mépris des hérétiques, l’hostilité grégaire contre les non-alignés (avec le barrage d’insultes qui l’accompagne), la diabolisation de l’adversaire transformé en Ennemi (parfois même en ennemi de l’humanité) et ensuite – répandue partout – la haine, un distillat de haine, mais évidemment déguisée en son contraire, c’est-à-dire en lutte contre la « haine » qu’on attribue à l’Ennemi.

Il y a les « catéchismes civils » à respecter, avec leurs lieux communs, et il y a même maintenant les « dictionnaires politiquement corrects », avec les mots et les pensées autorisés et interdits, par convention sociale, par règlement et bientôt même par loi. Aujourd’hui, nous avons parcouru un long chemin dans le domaine du lieu commun [luogocomunismo, sans doute un jeu de mots?, ndt].

Mais à l’origine, il y a toujours une soumission acceptée, souvent pour vivre tranquille. La liberté commence à mourir parfois imperceptiblement. Au début, peut-être à cause d’un climat pédagogique, qui devient subtilement intimidateur, auquel nous nous abandonnons, d’abord individuellement, puis collectivement.

C’est ce que nous raconte une nouvelle de Dino Buzzati intitulée « La parola proibita » (Le mot prohibé – version intégrale et gratuite traduite en français) qui devrait être incluse dans les anthologies scolaires.

Buzzati – qui a vécu dans le monde des journaux et est mort en 1972 – décrit parfaitement le mécanisme qui conduit à l’autocensure puis à la soumission à l’idéologie dominante.

Le protagoniste de la nouvelle (surréaliste et dystopique) commence par dire que « à partir d’allusions voilées, de plaisanteries allusives, de circonlocutions prudentes, de chuchotements vagues, j’ai finalement compris que dans cette ville, où j’ai déménagé il y a trois mois, il y a une interdiction d’utiliser un mot ».

Intrigué, il va demander à un ami, Geronimo, qui lui confirme, mais lui explique qu’il n’a pas envie de lui dire quel est le mot : « Je vis dans cette ville depuis plus de vingt ans, elle m’a accueilli, elle m’a donné du travail, elle me permet de vivre décemment, ne l’oublions pas. Et moi? J’ai accepté ses lois loyalement, bonnes ou mauvaises. Qui m’empêchait de partir? Mais je suis resté. Je ne veux pas me donner des airs de philosophe, je ne veux certainement pas singer Socrate quand on lui propose de s’évader de prison, mais cela me dégoûte vraiment de contrevenir à la norme de la ville qui me considère comme son fils… même dans un détail aussi infime. Dieu sait si c’est vraiment une bagatelle… »

Pas par peur de la punition, non, dit Geronimo : « même s’il n’est pas accompagné de sanction, le précepte peut prendre toute sa valeur ; nous sommes évolués, nous. »

Même pas par devoir de conscience, qui n’est plus aussi intransigeante qu’avant et s’est apprivoisée en « quelque chose de plus calme », explique Geronimo. C’est ce qu’on appelle vulgairement le conformisme. C’est la paix de ceux qui se sentent en harmonie avec la masse qui les entoure. Ou bien c’est l’agitation, le désagrément, la perplexité de ceux qui s’écartent de la norme ». Et « ça suffit. C’est une force formidable, plus puissante que la bombe atomique ».

Il y a certainement, ajoute-t-il, « une géographie du conformisme ». Dans les pays arriérés, il est encore à l’état embryonnaire, ou il se déroule de manière désordonnée, à sa guise, sans directives. Dans les pays plus modernes, en revanche, cette force s’est maintenant étendue à tous les domaines de la vie, elle s’est complètement affermie, elle est suspendue on pourrait dire dans l’atmosphère même : et elle est entre les mains du pouvoir ».

C’est comme si le pouvoir s’était intériorisé dans les âmes. Ce « mot interdit » n’est pas une expression sale ou criminelle : « Loin de là. C’est un mot propre, honnête et tranquille. Et c’est précisément ici que se démontre la subtilité du législateur ».

Le dialogue est fin et génial, à lire en entier. En bref, nous comprenons que le « mot interdit » de l’histoire – sans jamais être exprimé (il reste comme un espace blanc) – est la « liberté ». Et nous comprenons qu’avec ce mot, Buzzati entend nous dire que l’idée de liberté, sa dimension vécue, est avant tout interdite.

Dans la « géographie du conformisme » rappelée par Buzzati, il faut dire qu’aujourd’hui, persiste encore le conformisme étouffant des régimes totalitaires, comme la Chine communiste mais, avec le conformisme et la censure des médias et des géants du web (pas seulement dans le cas criant de Trump : la pointe de l’iceberg), même en Occident on peut respirer la lourde atmosphère illibérale d’une « pensée unique » forcée.

Ainsi, on voit revenir au premier plan les lectures de jeunesse des esprits libres quand, dans les années 1970 – les années de la dissidence héroïque de Soljenitsyne en URSS et les années de la chape idéologique marxiste imposé ici dans notre pays – on lisait « Vivre hors du mensonge » du grand écrivain russe et « Le pouvoir des sans-pouvoir » de Vaclav Havel , le dramaturge tchécoslovaque alors inconnu qui est entré et sorti de la prison communiste et qui est devenu plus tard le premier président de Tchécoslovaquie libre.

Dans ces deux livres, le même message résonnait : ne soyez jamais de connivence avec des mensonges au nom de la tranquillité ou par peur. Le despotisme est un géant aux pieds d’argile qui s’effondre face à la vérité sans défense, dite par des hommes libres.

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