Andrea Gagliarducci passe au scanner le message du Pape pour la 55e Journée des communications sociales, et fait une sorte d’auto-critique de la profession de journaliste (en particulier ceux qui couvrent l’information religieuse), extrêmement intéressante pour les non-initiés. Et il propose à ses confrères qui sont comme lui entre la génération descendante des boomers, imprégnés de l’idéologie de 68 et celle, montante, des jeunes loups qui font plus de la communication que du journalisme, ce qu’il appelle un « pacte générationnel » nécessaire selon lui pour rétablir l’honnêteté de l’information et la confiance des lecteurs. En commençant par mettre de côté leurs préjugés.

Journalistes catholiques, la nécessité d’un pacte générationnel

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
24 janvier 2021
Ma traduction

Il y a un passage de l’Evangile qui semble n’avoir rien à voir avec le travail des journalistes, et qui au contraire, selon moi, est particulièrement fort. C’est ce moment de l’Evangile de Luc (14, 26-27) où Jésus dit : « Si quelqu’un qui vient à moi ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». Puis Jésus ajoutait: « Celui qui ne porte pas sa propre croix et ne vient pas à ma suite ne peut pas être mon disciple ».

Mais qui sont les enfants, la femme, les frères et sœurs d’un journaliste? Eh bien, un journaliste a sa propre lecture des choses, et même ses inévitables préjugés. Mais il faut absolument les mettre de côté quand on essaie de raconter une histoire. Parce qu’une histoire peut surprendre, parce que les choses peuvent avoir des nuances différentes, et pour autant que vos propres lectures puissent être stimulantes et belles, et peut-être même s’inscrire dans une certaine logique, elles ne sont tout simplement pas vraies. Un mot mal dit raconte un monde complètement différent. Et, souvent, ce mot est mal dit précisément parce que vous êtes tellement attaché à votre lecture que vous ne voulez pas manquer un détail. C’est humain, c’est la vie, c’est normal. Mais ça ne dit pas la vérité.

Cela m’est venu à l’esprit en relisant le message du Pape pour la 55ème Journée mondiale des communications, célébrée le 24 janvier, fête de Saint François de Sales, le patron des journalistes. En particulier, le pape François souligne que « des voix attentives se plaignent depuis un certain temps du risque d’un aplatissement en ‘journaux-photocopies’ ou en journaux télévisés et radiophoniques et en sites web sensiblement identiques où l’enquête et le reportage perdent de l’espace et de la qualité au profit d’une information préemballée, ‘officielle’, autoréférentielle, de moins en moins capable d’intercepter la vérité des choses et la vie concrète des gens, et ne sait plus comment saisir ni les phénomènes sociaux les plus graves ni les énergies positives qui se dégagent de la base de la société ».

Il s’agit, à vrai dire, d’une vision très partielle de la réalité. Les journaux-photocopies existent depuis longtemps, tout comme les agences-photocopies, et ils existaient bien avant la révolution du web, qui a nécessairement changé les rythmes de production et de travail. Ils existent parce que la recherche de la vérité et des faits a été remplacée par une sorte d’accord de non-concurrence. On a plus peur de manquer une nouvelle que de raconter une histoire qui s’écarte du récit général.

Mais ce n’est pas tout. Souvent, les journalistes sont tout simplement dans l’impossibilité d’écrire la vérité telle qu’ils la voient, parce qu’ils sont tenus d’écrire selon le point de vue du journal, qui est le point de vue du rédacteur en chef, qui devient en général le point de vue du directeur de la publication. La confiance entre le journaliste et le rédacteur en chef s’est rompue, et ce depuis longtemps, parce qu’il a été décidé que les journaux devaient présenter une vision du monde, plutôt que raconter les faits.

Ce n’est pas une nouveauté, et il est normal que chaque journal – mais il serait préférable de dire « média », car maintenant la définition inclut aussi les nombreux titres du web – veuille donner une vision du monde. C’est la manière dont la vision du monde est donnée qui devient cruciale. On décide a priori quel est le public à capter, et on écrit des choses qui peuvent vraiment retenir ce public. Moi aussi, quand j’écris pour des agences américaines ou quand j’ai écrit dans le passé pour des journaux italiens, je suis et j’ai été soumis à des processus de révision qui, en fin de compte, en changeant la structure des phrases, ne changent pas l’article mais trahissent son esprit, ne permettent pas de voir les choses comme je les ai vraiment vues ou comme j’ai réussi à les reconstruire. Je ne suis pas le seul à qui cela arrive, et la chance d’aujourd’hui est qu’il existe une multitude d’espaces internet qui nous permettent à tous, ensuite, de préciser notre point de vue.

Nous avons l’idée – les directeurs de publication ont l’idée, et les rédacteurs en chef à la suite – que nous devons capter un certain type de public, et au nom de cela nous changeons aussi notre lecture de la réalité. On dit souvent que ce n’est qu’une question de langage. Cela n’est jamais vrai. Nous faisons des choses avec des mots.

Dans son message, le pape François poursuit en disant que « la crise de l’édition risque de conduire à une information construite dans les salles de rédaction, devant les ordinateurs, les terminaux des agences, les réseaux sociaux, sans jamais sortir dans la rue, sans jamais ‘user la semelle de ses chaussures’, sans rencontrer les gens pour chercher des histoires ou vérifier de visu certaines situations ».

Là encore, il s’agit d’une lecture partiellement vraie. Il ne s’agit pas seulement de la crise de l’édition, mais d’une logique de profit qui amène tout le monde à utiliser dans tous les cas la solution la plus simple. Travailler devant un ordinateur, pour de nombreux rédacteurs en chef, peut être la même chose que d’être sur place. Mais c’est tout simplement parce qu’ils ne pensent pas aux grands reportages, ils ne pensent pas à la nuance qui change vraiment le sens d’un article. Être sur place donne de la profondeur. Pour beaucoup, cela ne vaut tout simplement pas la peine. De toute façon – disent-ils – le lecteur ne prête pas attention à ces choses. Il vaut mieux faire le strict minimum tout en maximisant les ressources.

Ce n’est pas seulement une question d’économie, c’est aussi un problème de paresse. Un correspondant, par ailleurs, exige également la restauration de ce pacte de confiance entre rédacteur en chef et journaliste qui est souvent trahi. Un correspondant voit des choses, un rédacteur en chef semble parfois décider de ce que le journaliste doit voir. Un titre est parfois considéré comme plus important que la nouvelle elle-même.

Le pape François remercie également le « courage » de tous ces journalistes, qui nous ont permis de connaître « par exemple, la situation des minorités persécutées dans différentes parties du monde; si tant d’abus et d’injustices contre les pauvres et contre la création ont été rapportés; si tant de guerres oubliées ont été racontées. Ce serait une perte non seulement pour l’information, mais aussi pour l’ensemble de la société et pour la démocratie si ces voix disparaissaient: un appauvrissement pour notre humanité ».

Là encore, il s’agit d’une vue partielle. Souvent, le problème n’est pas de connaître les urgences oubliées, les histoires déchirantes qui nous confrontent à l’existence d’une autre humanité, qui devraient nous pousser à la compassion et nous donner envie de changer le monde. C’est facile, car l’indignation est une chose que nous savons tous ressentir lorsque nous sommes confrontés à une guerre oubliée ou à la marginalisation des pauvres.

Le vrai courage, cependant, consiste à dire pourquoi ces situations se produisent. Il consiste à analyser les structures de péché, à montrer les réseaux de corruption, y compris en mettant en lumière une mentalité qui peut être fallacieuse, et qui peut entraîner de graves conséquences. Le courage, c’est de voir au-delà des situations. Il ne s’agit pas seulement de regarder de visu, il s’agit d’analyser. Comme quand nous sommes face au diagnostic d’une maladie: nous ne devons pas comprendre ce qu’elle est, nous devons comprendre comment la maladie raisonne, où elle ira frapper, afin que cette maladie puisse être guérie.

Mais tout découle du problème principal. Être journaliste n’est plus considéré comme un service, mais plutôt comme élément de la narration du Quatrième pouvoir. Des récits mythifiés, comme celui de Les hommes du Président, ne font que nous dire qu’au fond, les journalistes sont seulement, à la merci de leurs sources, et que les sources peuvent les manipuler s’ils n’ont pas le courage de regarder de manière plus ample, de prendre du recul et de renoncer au récit qu’ils ont mis au point – et peut-être même avec courage, personne n’en doute.

Et cela conduit au corollaire que souvent, les rédacteurs en chef et les directeurs de publication n’ont que faire des opinions des journalistes, mais attendent d’eux qu’ils disent ce qu’EUX voient. Et souvent, les rédacteurs en chef ont seulement décidé qu’un reportage doit aller dans une seule direction; ils n’ont pas usé la semelle de leurs chaussures.

En ce jour de la Saint François de Sales, patron des journalistes, justement parce qu’à travers une sorte de free press (des tracts distribués gratuitement) il combattait la Réforme calviniste à Genève, je pense qu’il est opportun de lancer un pacte générationnel pour les journalistes catholiques qui ont mon âge, et qui se sont trouvés coincés entre une génération qui, au fond, est le fruit des grandes idéologies politiques de 1968 et, dans le monde catholique, de la grande saison des mouvements, et la génération qui suit, qui est désormais composée de personnes qui « font les nouvelles », et non de personnes qui lisent les nouvelles, de communicants, plutôt que de journalistes qui sachent être des médiateurs de la réalité. Tout le monde, aujourd’hui, peut FAIRE journaliste, mais il est difficile d’ÊTRE journaliste.

Voilà en quoi doit consister notre pacte générationnel:

  • que nous sachions préférer l’analyse à la nouvelle, l’histoire au commentaire;
  • que nous comprenions que le lecteur n’est pas seulement quelqu’un qui cherche des textes courts, et que par contre, nous pouvons construire un lecteur nouveau, un lecteur attentif, et que cela fait partie de notre mission
  • qu’une fois que nous aurons pris nos responsabilités, nous formions des journalistes capables de raconter ce qu’ils voient avec courage, et que nous n’imposions jamais notre point de vue.
  • Nous devons être pluriels et nous devons comprendre la nécessité d’étudier. Nous devons remettre les clés de l’histoire dans le récit journalistique.
  • Nous devons éviter la propagande et la personnalisation, apprendre à raconter (et non à mythifier) des personnes et non des personnages.

Cela s’applique surtout au journalisme religieux. Car, après tout, si nous ne pouvons pas le faire avec des informations religieuses, nous ne pouvons le faire avec personne. Et les grands saints journalistes (du père Maximilian Kolbe au père Adolf Kajpr) nous disent à quel point un journaliste qui dit la Vérité est dangereux. Sans fioritures, sans recherche de récits, qui sont le véritable virus de l’information aujourd’hui.

Si nous pouvons mettre en place ce pacte générationnel, nous pouvons avoir un nouveau journalisme. Un journalisme approfondi et vif, conscient que parfois, mieux vaut après mais bien, qu’avant et de façon imprécise. Un journalisme qui sache reconnaître la construction d’un consensus, et comment l’ignorer. Un journalisme qui sache ne pas être militant, mais qui sache plutôt être un médiateur entre la réalité et le lecteur.

Si nous pouvons faire cela pour l’information religieuse, nous pourrons avoir un nouveau point de vue. Un qui ne se concentre pas sur les personnes, mais qui respire avec l’ampleur des idées. Et qui, dans le cas du journalisme catholique, peut respirer à pleins poumons l’universalité donnée par l’Église catholique. Une universalité qui va au-delà de chaque pape et de chaque prêtre de rue, mais aussi au-delà de chaque épisode de corruption et de chaque histoire édifiante de sainteté.

Et nous n’y parviendrons que si nous détestons notre père et notre mère, c’est-à-dire les préjugés légitimes avec lesquels nous abordons tout, car au fond aucun d’entre nous ne naît de rien, mais tous sont le fruit d’une vie qui apporte des idées et des schémas mentaux.

Tel doit être notre pacte générationnel. En espérant qu’il n’est pas trop tard pour construire l’avenir.

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