Depuis l’élection de Benoît XVI, il n’avait cessé de critiquer son ancien collègue, avec autant de déloyauté que de hargne (1); dès 2005, les médias l’avaient choisi comme adversaire privilégié (ou mieux: opposant officiel) de « Ratzinger », sinon comme Pape alternatif (2). Nous lui avons consacré de nombreux articles dans ce site (pas en bien, certes!). Ces derniers temps, l’âge faisant son œuvre, son vieil ennemi s’étant retiré derrière les murs de Mater Ecclesiae et le successeur François offrant moins de prise à ses critiques, il s’était fait beaucoup plus rare et s’était reconverti dans le douteux combat pour le prétendu droit à mourir dans la (prétendue) dignité (3). AM Valli nous raconte ici deux entretiens qu’il a eus avec le théologien suisse.

(1) Voir par exemple cette Lettre ouverte de George Weigel à Hans Kung (2010), dans laquelle l’intellectuel américain répondait point par point aux attaques indignes du théologien suisse, qui venait de publier une tribune dans Le Monde, intitulée en toute modestie Lettre ouverte aux évêques catholiques du monde.
(2) Hans Kung, un ami qui ne lui veut pas de bien (2006)
(3) L’ultime provocation de Hans Küng (2014)

Et aussi, une série d’extraits de ses Mémoires (rassemblés par une lectrice), racontant ses relations avec Benoît XVI:

Hans Küng. Un souvenir

Le théologien Hans Küng est mort aujourd’hui à son domicile de Tübingen. Il était né le 19 mars 1928. En 1979, la Congrégation pour la doctrine de la foi lui retira l’autorisation d’enseigner la théologie dogmatique en raison de ses thèses contraires à l’infaillibilité papale. Farouche contestataire de la doctrine catholique traditionnelle et auteur de nombreux ouvrages, il a fondé en 1995 la Stiftung Weltethos, la Fondation pour l’éthique mondiale.

Je me souviens bien de lui, Hans Küng. Je l’ai rencontré deux fois. La première fois, c’était au début des années 90, lorsque je travaillais à la RAI à Milan, pour un beau programme appelé Europa. La seconde, en 2009, pour un TG1 Spécial sur le Concile Vatican II. Les deux fois, nous nous sommes rencontrés à Tübingen. Il vivait dans une jolie petite villa. Il était très courtois et voulait parler en italien, même s’il ne maîtrisait plus très bien notre langue. Il faisait partie de ces gens qui ont une très haute opinion d’eux-mêmes. Il ne le cachait pas et il pouvait sembler arrogant, mais en même temps, il était certainement charmant. C’est du moins l’impression qu’il a donnée au journaliste, qui avait trente ans de moins que lui. Il se sentait persécuté, il accusait Rome de tous les péchés et méfaits, il n’estimait pas Karol Wojtyla, qu’il ne considérait pas suffisamment versé en théologie, et il était clair que, malgré tout, il avait par contre un faible pour Joseph Ratzinger.

En 1966, c’est justement lui, Küng, qui a appelé Ratzinger à Tübingen depuis Münster. Blaguant sur un ton qui était bien dans son style, il m’a dit: « Les bons professeurs appellent les bons professeurs ». Les tumultueuses années 60 étaient en cours. Soixante-huit était aux portes. Le Bavarois Ratzinger avait trente-neuf ans, le Suisse Küng trente-huit. Ils ont tous deux vécu le Concile Vatican II, nourrissant de grands espoirs pour l’Église. A vrai dire, comparé à son impétueux collègue suisse, le timide Bavarois entrevoyait déjà des dangers à l’horizon pour la petite barque de Pierre et parlait d’une « nouvelle façon de se glorifier » qui un jour « pourrait devenir plus insidieuse que les diadèmes et les sedie gestatorie« . Malgré leurs différences de tempérament, Küng et Ratzinger forment néanmoins le couple d’avenir de la théologie germanophone. Ils se connaissent depuis 1957, ont participé en tant qu’experts à la dernière session du Concile et font tous deux partie des membres fondateurs de Concilium, la prestigieuse revue qui vise à maintenir vivante la réflexion théologique dans l’esprit de Vatican II.

Le blond Küng conduit une Alfa Romeo blanche et ressemble à une star de cinéma. Le réservé Ratzinger a déjà les cheveux blancs et passe son temps parmi les livres. Mais c’est Ratzinger qui a un succès extraordinaire auprès des étudiants. On fait la queue pour assister à ses cours et nombreux sont même ceux qui ne sont pas inscrits à la faculté de théologie catholique et qui y assistent: juste pour écouter le théologien qui, comme quelqu’un l’a dit, « quand il enseignait, c’était comme s’il priait ».

A la faculté, l’on « supportait » Ratzinger ou Küng, comme dans un derby théologique. Au cours d’un débat sur la primauté pétrinienne, Küng fit l’éloge de Jean XXIII et comme Ratzinger restait silencieux, les étudiants commencèrent à scander son nom, comme au stade, pour le pousser à parler.

Quand Soixante-huit fit irruption aussi à la faculté de théologie catholique de Tübingen, Ratzinger en fut sous le choc. Les étudiants crient et réclament, confisquent le micro aux enseignants, les empêchent parfois d’entrer dans l’amphithéâtre, exigent que l’aumônier de la paroisse universitaire soit choisi par élection. Entre Küng et Ratzinger, la distance se creuse. Ratzinger n’était certainement pas du genre à chercher la confrontation et Küng respectait trop son ami pour l’attaquer. Le conflit a éclaté à cause d’un problème académique. Ratzinger a compris que le moment était venu de partir et a choisi Ratisbonne. Mais lorsque Küng l’a appris, il est devenu furieux: il a déclaré que la décision de son collègue bouleversait tous ses plans. Il s’est senti trahi. Dès lors, leurs chemins seront très différents.

Bien des années plus tard, le professeur Joseph Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, s’est souvenu de son collègue suisse. C’était une belle journée de septembre, l’année 2005. Le pape, qui avait été élu cinq mois plus tôt, passait quelques jours à Castel Gandolfo. C’est le porte-parole Joaquin Navarro-Valls qui a donné la nouvelle aux journalistes : « Benoît XVI a reçu le théologien Hans Küng. Le Pape a déclaré: ‘C’était une joie mutuelle de se revoir après tant d’années’. L’atmosphère a été amicale, malgré les questions doctrinales persistantes entre Hans Küng et le Magistère de l’Eglise catholique ». Nous apprenons que Küng a été invité à déjeuner et que la conversation a duré plus de deux heures. Immédiatement après l’élection de son ancien collègue, Küng a parlé de « gigantesque déception », mais l’invitation à Castel Gandolfo lui a fait énormément plaisir (*).

Dans la petite villa de Tübingen, quand il me raconte cette journée, il souri, satisfait. Je lui demande: « Y a-t-il eu une réconciliation? ». Il répond : « Non, et d’ailleurs, personne ne le cherchait. Mais c’était une belle rencontre. Le Pape m’a écouté et s’est montré intéressé par mes initiatives pour une éthique mondiale ». « Vous vous êtes embrassés? ». « Non! Nous ne sommes pas aussi expansifs que vous, les Italiens ».

Lorsque je lui demande ce qu’est la foi pour lui, Küng y réfléchit un moment puis commence à raconter: « Quand j’étais petit, à Sursee, j’aimais nager dans le lac. Eh bien, la foi est comme la natation. Vous avez besoin de votre propre initiative, mais vous devez aussi vous abandonner, sachant que l’eau vous soutient ».

Je remarque que sur le bureau, il y a une caricature le représentant avec Jean-Paul II. Il la prend et son regard devient dur. Il dit : « En vingt-cinq ans, Wojtyla ne m’a jamais répondu. Et vous savez pourquoi? Parce qu’il avait peur de moi ».

C’était Hans Küng. Le rebelle.

Ndt

(*) L’épisode était le sujet, en 2008, d’un « libricule » insignifiant et bien oublié de Christine Pedotti qui signait à l’époque du pseudo canulardesque Pietro de Paoli, (espérant sans doute se faire passer par un membre important de la hiérarchie catholique et titiller ainsi la curiosité du lecteur) intitulé « La confession de Castel Gandolfo » , dont nous avons parlé – trop! – dans ces pages.

Hans Küng lui-même l’a raconté à sa façon (en se donnant le beau rôle) dans ses Mémoires (benoit-et-moi.fr/2014-I/benoit/la-rencontre-de-castel-gandolfo)

Share This