Alors que le débat sur les « deux papes » et sur le statut du « pape émérite », qui a commencé dès 2013 (notamment avec le livre-brûlot de Socci « Non è Francesco »), connaît ces jours-ci une recrudescence en Italie, Andrea Gagliarducci offre une analyse intéressante et originale – qu’on peut, ou non partager -. Non pas pour embrasser ou réfuter telle ou telle thèse (il ne prend pas position et admet même que les tenants de l’illégitimité de l’élection de mars 2013 ont leurs raisons), mais pour se demander POURQUOI le problème existe, c’est-à-dire pourquoi l’on persiste à parler d’ « antipape » et pourquoi François ne fait rien pour mettre fin aux rumeurs.

Pape François, pourquoi y en a-t-il qui parlent encore d’antipape?

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
12 avril 2021
Ma traduction

Après la renonciation au pontificat de Benoît XVI et l’élection du pape François, de nombreuses spéculations ont été faites sur la validité de la renonciation du désormais pape émérite. Et même au cours du mois dernier, la possibilité que le pape François soit un antipape a fait son chemin dans la presse italienne.

En résumé, voici la théorie, telle qu’expliquée par Andrea Cionci : Benoît XVI, sous la pression des pouvoirs mondialistes et maçonniques, a feint une renonciation pour dénoncer les ennemis de l’Église. Le Pape François, qui aurait été élu avec un vote irrégulier (et en fait il a été rapporté que le vote a été répété rapidement après qu’un bulletin de plus que prévu ait été trouvé) serait donc l’anti-pape.

Benoît XVI aurait laissé plusieurs indices à ce sujet. Tout d’abord, la déclaration par laquelle il a annoncé sa démission du pontificat comporte diverses erreurs, promptement relevées par les latinistes. Il a continué à porter la soutane blanche, sans les symboles du ministerium (le ministère papal), mais avec ceux du munus (le rôle). Il a continué à s’adresser au public, bien que ses paroles ne soient pas véhémentes ou antipapistes et ne visent en aucun cas à créer une contre-narration. A plusieurs reprises, Benoît XVI a dit que « le Pape est un », sans toutefois jamais mentionner le Pape François.

Il y aurait également des indices extérieurs : Les déclarations du cardinal Danneels sur la mafia de Saint Gall et l’intention de renverser Benoît XVI ; le livre d’Austen Ivereigh, biographe du pape, qui parle explicitement d’une « Team Bergoglio » qui visait à préparer l’élection de l’archevêque de Buenos Aires ; et les propos de l’archevêque Georg Gaenswein, secrétaire privé de Benoît XVI.

Mgr Gänswein a d’abord souligné, lors de la présentation d’un livre, qu’il y avait, lors de l’élection de Benoît XVI, un parti du Sel de la Terre qui s’opposait à la soi-disant Mafia de Saint-Gall. Il s’agissait de deux groupes de cardinaux, soutenant des positions et des points de vue différents pour la papauté. Benoît XVI a finalement été élu après seulement quatre tours de scrutin, à l’issue d’une lutte dramatique entre le « parti du sel de la terre », composé des cardinaux Lopez Trujillo, Ruini, Herranz, Rouco Varela et Medina, et le « groupe de Saint-Gall », composé des cardinaux Danneels, Martini, Silvestrini et Murphy O’Connor – un groupe que le cardinal Danneels lui-même a récemment décrit avec amusement comme une sorte de « club mafieux ».

Puis, à une autre occasion, Mgr Gänswein a souligné que, avec la décision de Benoît XVI, on pouvait désormais parler d’une papauté active (celle du pape François) et d’une papauté contemplative (celle de Benoît XVI).

Au-delà des théories du complot, on se demande pourquoi les idées sur la légitimité du pontificat du pape François se répandent de plus en plus. Les théories du complot ne sont pas apparues immédiatement, mais se sont développées au fil du temps. Il se peut que cela découle d’une distraction initiale. Mais ce n’est probablement pas le cas. Fondamentalement, des doutes sur le latin de Benoît XVI dans la déclaration ont été immédiatement soulevés.

La vérité est que le pontificat du pape François est un pontificat plutôt diviseur. Le Pape sait très bien se concentrer sur les « avant-dernières choses », et en cela il reçoit aussi la sympathie des milieux qui seraient à l’origine des pressions pour la démission de Benoît XVI.

Le problème est que le pape François ne parle pas souvent des choses dernières [ndt: Novissimi: la mort, le jugement, l’enfer, le ciel] . Il parle des migrants, des pauvres, des marginaux. Il parle rarement de l’Évangile avec une profondeur mystique. La foi du pape François est une foi populaire, qui n’est pas nourrie par la doctrine et qui, au fond, accorde peu d’importance à la doctrine. Il y a une forte [??] tradition catholique derrière elle. Mais cela reste, en fait, une tradition à la base, qui ne suffit pas à frapper la personnalité du Pape lui-même. Le Pape est pour la piété populaire [??] et ce qu’on appelle la théologie des gens. La doctrine viendra.

Ceux qui attendent de l’Église des réponses différentes, et les ont eues lors des pontificats précédents, s’accrochent à l’espoir d’un anti-Pape. Ils ont le droit de le faire, car légalement rien n’a été fait pour clarifier la question.

Le pape François, lui, n’a jamais convoqué de synode sur le sujet et n’a pas voulu définir juridiquement le rôle du pape émérite. On pourrait arguer que Benoît XVI n’a pas fait de même. Cependant, Benoît XVI n’a pas voulu lier les mains de son successeur. Il a créé un précédent, il ne voulait pas que ce précédent soit défini par lui-même. Dans son dernier discours aux cardinaux en tant que pape, il a promis obéissance et révérence à son successeur.

Le pape François voulait que Benoît XVI ait un rôle dans la vie publique. Il l’a dit dans son interview au Corriere della Sera en 2014, et a toujours montré son intention de rendre Benoît XVI aussi visible que possible. De son côté, le pape émérite est toujours intervenu sur la pointe des pieds, uniquement lorsqu’il était pressé, sans jamais créer de problèmes au sein de l’Église.

Il existe donc un espace pour parler et réfléchir sur le sujet. Les réflexions sur la démission de Benoît XVI sont discutées par un vaste groupe d’intellectuels, avec diverses publications qui tentent de comprendre la raison de la démission et comment elle doit être reçue.

Le pape François a-t-il voulu créer la confusion? Probablement pas. Simplement, le pape François n’a pas accordé une importance particulière à la question juridique. Ce n’est pas nouveau. Souvent, le pape François revient sur certaines initiatives, les ajuste en cours de route, et il le fait toujours avant d’avoir une vision claire et institutionnelle des événements.

Le Pape François est provocateur quand il s’agit de parler en public, quand il peut – sans se contredire – expliquer ses gestes, ses idées. En revanche, sur les questions institutionnelles, le pape François s’est montré plutôt instinctif, s’adaptant au fur et à mesure. Il a un plan, mais il n’a pas un plan précis. Il sait où il veut que l’Église aille, mais il n’a pas mis en place tous les cadres institutionnels appropriés, et il ne le fera pas. Cela peut être une limite.

Le pragmatisme du pape François a conduit à la perplexité dans de nombreuses situations. Par exemple, dans l’exhortation post-synodale Amoris Laetitia, où tout reste ouvert. Mais aussi dans la manière d’aborder la question de la fraternité, ou encore lors de la première rencontre d’un pape avec le patriarche de Moscou, quand est sortie une déclaration commune complètement déséquilibrée du côté russe. Le pape François s’est justifié en soulignant qu’il s’agissait d’une initiative purement « pastorale ». Cela ne pouvait pas être.

Le pontificat du pape François est un pontificat qui divise, car il a de nouveau exacerbé les polarisations. C’est un pontificat qui divise parce qu’il montre une vision globale concernant certaines situations, mais c’est ensuite un pontificat qui se referme sur lui-même, qui agit surtout dans l’État de la Cité du Vatican et qui le fait avec des procédés sensationnels qui, souvent, ne mènent à aucun résultat.

Le pape François n’est pas l’anti-pape. Benoît XVI n’est plus pape. Pourtant, il faut admettre que la confusion des rôles provient aussi d’une confusion créée par le pontife lui-même.

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