« La peur est un ingrédient privilégié de la fabrique du consentement. Mais elle n’atteint son objectif qu’avec l’acceptation des masses ». AM Valli propose sur son site la traduction en italien de cette réflexion de Benard Dumont (l’original est en français, mais il n’est pas consultable en ligne), directeur de la revue Catholica dont il est le cofondateur avec l’abbé Barthe. Une puissante analyse du phénomène de « la peur comme instrument de manipulation des masses », qui trouve une illustration grandeur nature aujourd’hui à travers le covid

Sur la peur, éternel moyen de manipulation

Bernard Dumont

En 2009, Jacques Attali, qui assume volontiers la tâche de conseiller du prince, a fait une déclaration qui acquiert aujourd’hui une pertinence particulière : « L’histoire nous enseigne que l’humanité n’évolue significativement que lorsqu’elle a vraiment peur ».
L’expression est pompeuse, mais derrière la généralité de la proposition se cache une intention politique. Ceux qui entendent profiter d’une opportunité comme l’attaque virale mondiale actuelle peuvent orienter le cours des choses dans la direction qui leur convient, en obtenant la soumission des masses par des moyens psychologiques plutôt que par le seul recours à la force. Dans cette vision, que l’on peut qualifier d’économique, il est tout naturel que l’utilisation de la peur soit un ingrédient privilégié de la fabrique du consensus, de la propagande de guerre à la  » communication sociale « . Il s’agit donc d’alterner séduction et menace, promesses de protection et annonce des pires calamités en fonction de l’acceptation ou du rejet des contraintes imposées.

Parmi les nombreuses – et diverses – analyses des manipulations qui se sont multipliées depuis l’irruption du dernier coronavirus, un documentaire belge propose l’extrait d’une conférence d’un éminent virologue, belge lui-même, Marc Van Ranst, en 2019, au Royal Institute of International Affairs, à Londres. Cet autre conseiller du prince explique complaisamment comment il avait déjà agi, dix ans auparavant, pour provoquer une réaction de masse en faveur de la vaccination contre le virus HIB1. Tout d’abord, il avait contacté les journalistes afin d’être considéré comme « l’expert irremplaçable » et toujours disponible ; ensuite, il avait insisté pour répéter un message alarmiste sur le sujet: le vaccin ou la mort, et comptait sur eux pour le diffuser avec la dramatisation appropriée (cf ICI, 22′). La peur est donc utilisée non pas tant pour briser les résistances que pour faire accepter volontairement toutes sortes de contraintes, y compris celles qui sont rétrogradées pour être remplacées par d’autres tout aussi impératives. Que les processus puissent servir à satisfaire des intérêts particuliers ou des projets de domination sous le couvert de l’expérience, ou qu’ils soient simplement de cas de hasard propres à une société de masse sensible aux émotions plutôt qu’à des arguments élaborés… les faits demeurent cependant là.

L’instrumentalisation de la peur a fait l’objet d’études scientifiques, au même titre que d’autres éléments relevant de la psychologie de masse. Serge Tchakhotine, disciple de Pavlov, estime, dans son ouvrage principal Le viol des foules par la propagande politique, réédité pour la première fois en 1952 (Gallimard), et adapté à la situation du monde de l’époque, que « l’on vit sur deux éléments fondamentaux ayant la même origine : la peur, la Grande Peur Universelle. D’une part, il y a la peur de la guerre […] la peur de la bombe atomique ; d’autre part, la peur qui sous-tend les méthodes actuelles de gouvernement : le viol psychique des masses. » Immédiatement après, Tchakhotine précise : « Aujourd’hui, le viol psychique des masses est en passe de devenir une arme d’une extrême puissance et terriblement dangereuse. Les récentes découvertes scientifiques alimentent ce danger dans une mesure inconnue jusqu’à présent. C’est la télévision qui menace de devenir un terrible vecteur de viol psychique ».

Que dirait cet auteur aujourd’hui, après soixante-dix ans de développement exponentiel de l’univers de la communication ? Car s’il y a une certaine continuité entre cette période du début de la guerre froide et la nôtre, au-delà des changements partiels d’acteurs, certaines données ont néanmoins fortement évolué. D’une part, les moyens techniques ont fait un saut qualitatif évident, qui promet de reporter à court terme toute limite à l’intégration entre l’homme et la machine ; d’autre part, et simultanément, les forces économiques et idéologiques qui tendent à l’unification du monde sous une unique ‘governance‘ sont plus audacieuses que jamais, et trouvent dans la maladie universelle du Covid une occasion exceptionnelle d’assurer un grand bond en avant, plus plausible que celui dont Mao avait rêvé. Enfin, les études appliquées se sont multipliées dans le domaine de la psychologie sociale, une discipline qui se définit non pas comme une recherche théorique mais comme une  » recherche-action « , une science expérimentale appliquée qui sert de modèle d’action à tous les agents de changements fonctionnels à l’expansion du capitalisme ou de tout autre système de domination sur les individus.
Il suffit de parcourir les innombrables travaux dans ce domaine, principalement orientés vers les problèmes de performance dans l’entreprise, mais aussi ouverts à de larges champs de recherche, dont les sectes, le lavage de cerveau au moment de la guerre de Corée, l’expérience de Milgram de mesure de l’assujettissement des individus etc. pour constater la grande attention portée à l’utilité sociale de la peur.

Un professeur américain, Robert S. Baron, spécialiste reconnu dans ce domaine, affirme par exemple que la peur est l’une des « émotions excitantes qui tendent à diminuer l’effort que les gens déploient pour examiner un contenu persuasif ». Comprendre : la peur obnubile le jugement, ce qui permet d’affaiblir ou d’annuler le sens critique, et donc de faire passer des idées, ou de faire accepter les comportements que l’on cherche à imposer. Dans la même veine, l’anxiété, cette forme indifférenciée de la peur, est analysée pour son rôle dans l’acquiescement et la conformité au groupe.

Parmi les nombreuses critiques, bien que minoritaires, adressées à la gestion actuelle de la peur par le Covid, le journaliste et essayiste italien Aldo Maria Valli a récemment publié un petit livre intitulé Virus et Léviathan, dans lequel sont examinés divers aspects des politiques actuelles. Ses mots sont incisifs :

« La narration fonctionnelle au despotisme thérapeutique se concentre sur la peur de la maladie. Plus elle craint de perdre la santé, plus l’opinion publique est prête à se transformer en une immense chambre d’hôpital, où l’autocrate joue le rôle de prêtre-médecin officiant le rituel nécessaire à la guérison ».
« Au cours des semaines de confinement, nous avons vu que ce qui compte n’est pas tant l’ampleur réelle du danger que l’ampleur perçue ».
« Aldous Huxley, dans la préface de l’édition de 1946 de Le meilleur des Mondes a écrit que « la révolution véritablement révolutionnaire ne se fera pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains ».

Tout cela est profondément vrai. En effet, si Le viol du foules est avant tout compris comme une œuvre d’assujettissement des peuples par une minorité déterminée à les soumettre à sa domination, tout cela est en même temps le résultat, passé la surprise, de l’absence de réaction de ces victimes, quand ce n’est pas même de leur acquiescement et de leur collaboration. « Les capitalistes nous vendront les cordes avec lesquelles nous les pendrons. » Cette déclaration attribuée à Lénine circule sous diverses formes, mais elle peut très bien servir à illustrer la situation qui nous intéresse ici. Le problème de la peur comme instrument de manipulation des masses réside avant tout dans l’existence même des masses, qui facilite et suscite la manipulation.

Une communauté structurée, quelle que soit son importance, n’est certainement pas à l’abri d’une erreur collective, de tomber, par exemple, sous le charme de discours trompeurs. Mais ce qui, dans ces cas, n’est rien d’autre qu’un accident, devient un danger constant dans une masse d’individus qui se prétendent libres, mais où le comportement est au contraire grégaire et émotionnel, prêt à accepter les voix répandues, peu habitué tant à comprendre une situation qu’à imaginer une réponse cohérente – l’épisode des Gilets jaunes l’a bien démontré. Il convient de rappeler que les médias sont par définition des intermédiaires de la communication. Sans eux, la connaissance de la réalité reste possible, mais fait courir le risque de situations individuelles, de travaux de recherche (parfois ennuyeux), de vérification au cas par cas de la fiabilité des données, lesquelles transitent par des organes qui constituent les structures les plus appropriées au viol des foules. Le mode de fonctionnement même de ces intermédiaires ne permet pas à leurs agents eux-mêmes d’avoir le temps de réfléchir à ce qu’ils doivent transmettre, et incite à la manipulation de montages sous forme de récits, qui ne sont plus des informations mais des scénarios reconstruits à partir de la sélection d’éléments pris dans un flux, d’autant plus aléatoire qu’il est orienté selon des préjugés idéologiques, ou la conformité forcée à une ligne prédéfinie par les détenteurs du pouvoir interne. Les grands médias étant directement dépendants des intérêts financiers et politiques, si la peur à susciter est à l’ordre du jour de ces derniers, il n’est pas étonnant qu’elle constitue le canevas sous-jacent du discours diffusé. De plus, l’agitation permanente et l’inflation sensationnaliste caractérisent le style des médias de masse, qui fonctionnent ici comme des multiplicateurs institutionnels de la peur.

Lorsqu’on traite de la manipulation des masses, on est amené à se concentrer sur la puissance des moyens utilisés et sur l’action des manipulateurs envers les manipulés. S’il n’y avait que cela, il ne s’agirait que de  » moderniser  » l’étude de la tyrannie, de porter l’attention sur les responsables du ‘viol des foules‘, reconnus ou cachés, sur les canaux qui assurent une grande capacité de domination, sur leur méthode et leur rhétorique. Mais ce serait oublier que les destinataires eux-mêmes sont en fait les premiers complices. Des complices passifs, mais des complices tout de même.

Une société dans laquelle l’autonomie personnelle – qui devrait être fondée sur l’usage de la raison, l’honnêteté et l’exercice de la vertu de prudence – est réduite à l’illusion de la liberté, sombre facilement dans l’angoisse lorsque ses membres s’érigent tous en juges pour définir une conduite pratique. En quelque sorte, l’homme-masse choisit de l’intérieur un malaise qui naît de l’impossibilité de tronquer la soumission. En ce sens, on peut comprendre qu’il éprouve un besoin de peur. Une comparaison – à distance – peut être faite avec la situation qui a donné naissance à la  » pastorale de la peur « , telle qu’elle a été analysée, non sans apriorisme, par Jean Delumeau en référence à une prédication qui insistait sur les buts ultimes dans les périodes critiques de la fin du Moyen Âge à celles du XVIIIe siècle. Guillaume Cuchet, sociologue des religions qui a consacré ses travaux à ce sujet, nous livre le commentaire suivant :  » Dans ce contexte général très sombre, sans parler des conditions ordinaires de la vie quotidienne et en particulier de la mortalité, la ‘pastorale de la peur’ était paradoxalement utile de temps à autre, car elle compensait une angoisse diffuse, conséquence de tensions accumulées, par une série de peurs théologiques bien définies, segmentées et face auxquelles on pouvait faire quelque chose. Contre la peur de la mort, on ne pouvait pas faire de grandes choses, mais contre le diable, le péché, l’enfer, avec l’aide de l’Église, on ne restait pas impuissant. De ce point de vue, la « pastorale de la peur » se présentait comme une « médecine héroïque » […] là où autrement il n’y aurait eu que le vide, les esprits errants et la mort ». Sans discuter ici le contexte historique de cette évaluation, mais en considérant seulement l’analogie des attitudes psychologiques observées, la « peur de la liberté » (c’est-à-dire, pour Erich Fromm, auteur de la formule, la peur de la responsabilité) et la peur irrationnelle que l’on observe aujourd’hui se rejoignent, de la même manière que la doxa dit libérer les esprits des limitations de la morale chrétienne.

Il convient également de noter dans la culture contemporaine l’existence de certaines impasses plus spécifiques. Giulio Meiattini, moine bénédictin et théologien italien, en a relevé une alors que le confinement venait de commencer, dans un texte intitulé La peur qui tue et le courage qui manque. Il faisait remarquer que si l’impréparation politique à l’arrivée d’un virus destructeur était évidente, l’impréparation morale l’était encore plus. Parmi les raisons immédiates, la société occidentale et occidentalisée, a été affectée par une inversion des valeurs entre le corps et l’âme, au profit exclusif du premier. La charte de l’OMS stipule que « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Au fil des années, ce principe est devenu un impératif, le but de la vie sur cette terre étant réduit à la possession d’un corps idéal de plus en plus recherché. Il faut relire à ce propos l’ouvrage très significatif, et critique de cette promotion disproportionnée du corps, de Lucien Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie.
Narcissisme de masse ? C’est possible, mais plus encore, perte des aspirations collectives supérieures et vide de toute perspective d’avenir. Quelle cause mérite encore que l’on donne sa vie pour elle ? Que pense-t-on du sacrifice des martyrs ? Il y a des questions qui sont devenues inaccessibles à la plupart des masses d’aujourd’hui et l’objet de dérision des savants.

« Cela signifie que nous n’avons plus d’avenir – la gloire immortelle avec la postérité, ou l’unité de la patrie, ou une société d’égaux, le progrès, le ciel et la vie éternelle. Notre culture ne connaît que le présent, ce qui apparaît maintenant, l’éphémère. Nous voulons désespérément le préserver, car il n’y a pas d’alternative ni d’issue possible ».

Dom Meiattini observe encore que l’espoir cultivé aujourd’hui est celui d’une surhumanité située en quelque sorte entre l’animal et la machine:

« Un être humain, d’une part, régressé à une instinctivité débridée, satisfaisant tous ses besoins sans scrupule (émotivité instantanée) et, d’autre part, un homme technologiquement transplanté, équipé de prothèses et d’applications sophistiquées comme dans un assemblage mécanique ».

Le théologien conclut, au moment où les règles imposées prévoient la fermeture des églises avec le consentement des épiscopats:

« Mais le plus triste et le plus inquiétant pour l’avenir, c’est que l’Église, ou plutôt les hommes d’Église, ont oublié que la grâce de Dieu vaut plus que la vie présente. C’est pourquoi les églises ont été fermées et nous nous sommes alignés sur des critères de santé et d’hygiène. L’Église s’est transformée en une agence de santé au lieu d’être un lieu de salut ».

Et tout cela non pas par prudence, par un jugement réfléchi de ce qu’il est raisonnable de faire ou de ne pas faire dans les circonstances données, mais par pusillanimité.

« Sans rien enlever à la prudence et aux mesures de précaution légitimes, proportionnées et nécessaires en matière de santé, l’idée […] est que le problème le plus grave auquel nous sommes confrontés est d’ordre mental, culturel et, j’ajouterais, spirituel. La vérité est que les gens ont peur, trop peur. Et comme le disait Mounier il y a une centaine d’années en parlant de la crise de l’Occident, c’est une ‘petite peur‘, une peur misérable ».

La peur est un moyen de manipulation. C’est aussi un détecteur du niveau de dégradation d’une époque. Mais on peut la dominer.

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