Ceux qui rejettent comme élucubrations les thèses défendues par Andrea Cionci (cf. La vrais fausse démission) sur la « démission » de Benoît XVI se comportent comme les censeurs qui accusent de complotisme et de négationisme quiconque refuse de se conformer à la vulgate actuelle sur la pandémie et les vaccins. En réalité, les choses sont loin d’être aussi simples. Les hypothèses d’Andrea Cionci peuvent nous laisser sceptiques mais l’accuser de colporter des bobards est aussi injuste que réducteur. Des voix autorisées – initiés de toutes sortes, théologiens et même cardinaux – continuent, après plus de huit ans, à se poser des questions sur le statut de pape émérite, un statut né des circonstances de l’évènement du 11 février 2013. Et Georg Gänswein lui-même, qu’on peut difficilement accuser d’élucubrer a lancé une bombe dans un importantissime exposé (curieusement passé sous les radars du mainstream) prononcé en mai 2016 à l’occasion de la présentation d’une biographie du Saint-Père: un discours à relire absolument avant de dire n’importe quoi, et qui est loin de contredire Cionci. Gänswein (qui s’est fait par la suite taper sur les doigts pour s’être exprimé sans garde-fou, et qu’on a accusé d’avoir accentué la confusion, mais qui a certainement dit là ce qu’il savait) parlait de « pontificat d’exception« , ce qui, en français peut se comprendre comme un pontificat exceptionnel, mais qui, en allemand, a un tout autre sens et renvoie à « l’état d’exception » théorisé par Carl Schmitt (voir par ex. Sandro Magister). Par ailleurs, se référer à la récente « interview » de Benoît XVI par le Corriere della Sera pour discréditer Cionci n’est tout simplement pas sérieux (cf. Une interview surréaliste): les propos prêtés au Saint-Père, qui évoque ses amis « fanatiques » en colère contre sa décision ne peuvent pas avoir été prononcés par lui

Andrea Cionci donne (voir ci-dessous) sur son blog quelques explications supplémentaires. Il s’appuie sur des « confidences » de Benoît XVI à son biographe Peter Seewald, dans le livre de 2016 traduit en français sous le titre « Dernières conversations ». Le vocabulaire est extrêmement important, et il faudrait pouvoir disposer de la version originale en allemand, que les traductions françaises et italiennes ne rendent que partiellement et imparfaitement. Cionci oppose les termes « démission » et abdication » qui peuvent plus ou moins passer pour synonymes dans le langage courant, mais qui ont ici un sens très différent. Et, plus technique, la distinction entre munus et ministerium.

Enfin, une question incontournable: puisqu’il ne s’agirait que de lever une ambiguïté qu’on présume due à une simple négligence, pourquoi Benoît XVI n’a-t-il jamais dit: le seul Pape est François?

La bombe de Mgr Gänswein (mai 2016)

Depuis le 11 Février 2013, le ministère papal n’est plus celui d’avant. Il est et reste le fondement de l’Eglise catholique; et pourtant, c’est un fondement que Benoît XVI a profondément et durablement transformé dans son pontificat d’exception (Ausnahmepontifikat)…

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La démission historique du pape théologien a représenté un pas en avant principalement pour le fait que le 11 Février 2013, parlant en latin devant les cardinaux surpris, il a introduit dans l’Eglise catholique la nouvelle institution du « pape émérite », déclarant que ses forces n’étaient plus suffisantes « pour exercer correctement le ministère pétrinien ». Le mot clé dans cette déclaration est ‘munus petrinum‘, traduit – comme c’est le cas la plupart du temps – par « ministère pétrinien ». Et pourtant, munus, en latin, a une multiplicité de significations: il peut signifier service, devoir, conduite ou don, et même prodige. Avant et après sa démission Benoît a entendu et entend sa tâche comme participation à un tel « ministère pétrinien ». Il a quitté le trône pontifical et pourtant, avec le pas du 11 Février 2013, il n’a pas abandonné ce ministère. Il a au contraire intégré l’office personnel dans une dimension collégiale et synodale, presque un ministère en commun (…)

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Depuis l’élection de son successeur François le 13 Mars 2013, il n’y a donc pas deux papes, mais de facto un ministère élargi – avec un membre actif et un membre contemplatif. C’est pour cela que Benoît XVI n’a renoncé ni à son nom, ni à la soutane blanche. C’est pour cela que l’appellation correcte pour s’adresser à lui est encore aujourd’hui « Sainteté ». Et c’est pour cela qu’il ne s’est pas retiré dans un monastère isolé, mais à l’intérieur du Vatican – comme s’il avait fait seulement un « pas de côté » pour faire place à son successeur et à une nouvelle étape dans l’histoire de la papauté, qu’avec ce pas, il a enrichie de la « centrale » de sa prière et de sa compassion placée dans les jardins du Vatican.
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(…) dans l’histoire de l’Eglise, il restera que, dans l’année 2013, le célèbre théologien sur le Trône de Pierre est devenu le premier «Papus emeritus» de l’histoire. Depuis lors, son rôle – je me permets de le répéter encore une fois – est tout à fait différent de celui, par exemple, du saint pape Célestin V, qui, après sa démission en 1294, a voulu redevenir ermite, devenant au contraire prisonnier de son successeur, Boniface VIII (auquel aujourd’hui nous devons dans l’Eglise l’institution d’années jubilaires).
Un pas comme celui accompli par Benoît XVI, jusqu’à ce jour, il n’y en avait jamais eu.

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Benoît et moi-2016 | Le pas historique du 11 février 2013

Les précisions d’Andrea Cionci sur son blog personnel

« Aucun pape n’a démissionné depuis 1 000 ans… ». Benoît XVI explique qu’il n’a jamais abdiqué

www.liberoquotidiano.it

« Il n’y a qu’un seul pape », répète Benoît XVI depuis huit ans, sans jamais expliquer duquel il s’agit. Au sujet de sa démission qui fait débat, beaucoup demandent, avec impatience: « S’il est toujours le pape, pourquoi ne le dit-il pas ouvertement? »

Peut-être ne le peut-il pas, mais nous avons repéré un texte où Ratzinger explique que, si avec la Declaratio de 2013 il a démissionné, renonçant à son ministerium, ses fonctions pratiques, à l’inverse il n’a absolument pas abdiqué son munus, le titre divin de pape. (Les mots sont importants: démissionner, c’est abandonner ses fonctions, abdiquer, c’est renoncer au titre de souverain).

Du « légalisme clérical » ennuyeux, comme le dit Bergoglio? Non. Il s’agit d’un problème énorme – qui est soigneusement évité dans le débat public – car si un pape vivant n’abdique pas son munus en se dépouillant complètement, un autre conclave ne peut être convoqué. Toujours d’un point de vue théologique, l’Esprit Saint ne dirige pas l’élection du pape lors d’un conclave illégitime, ni ne l’assiste. Le « pape François » n’aurait donc jamais existé, il ne serait qu’un « évêque vêtu de blanc », comme dans le troisième secret de Fatima, et personne d’autre dans sa ligne de succession ne serait un vrai pape. Il vaut donc la peine de s’y intéresser.

Mais venons-en au document: à la page 26 de Ultime conversazioni (ndt: édition italienne, en français, « Dernières conversations », 2016), un livre-interview de Peter Seewald, le journaliste demande à Benoît XVI: « Avec vous, pour la première fois dans l’histoire de l’Église, un pontife dans l’exercice plein et effectif de ses fonctions a démissionné de son ‘office’. Y a-t-il eu un conflit intérieur autour de cette décision? ».

Réponse du pape Ratzinger:

« Ce n’est pas si simple, bien sûr. Aucun pape n’a démissionné depuis mille ans et même au premier millénaire, c’était une exception: une telle décision doit donc être longuement réfléchie. Pour moi, cependant, cela semblait si évident qu’il n’y avait pas de conflit intérieur douloureux ».

UNE AFFIRMATION ABSURDE, pour la façon dont nous imaginons communément le mot « démission »: au cours des mille dernières années (1016-2016), pas moins de quatre papes ont renoncé au trône (dont le célèbre Célestin V, en 1294) et, au cours du premier millénaire de la papauté (33-1033), il y en a eu six autres. Ratzinger ne connaîtrait-il pas l’histoire de l’Église?

Sa phrase a, au contraire, un sens parfaitement cohérent si l’on comprend que « démissionner » du ministère – comme l’a fait Ratzinger – ne signifie absolument pas « abdiquer » le munus. Cela peut même être le contraire. La distinction – vaguement (et peut-être intentionnellement) hypnotique ICI – entre munus et ministerium a été formalisée au niveau canonique en 1983, mais elle est utile à Benoît XVI pour faire passer un message très clair: lui, en effet, ne nous parle pas des papes qui ont abdiqué, mais de ceux qui ont démissionné comme lui, c’est-à-dire de ceux qui ont perdu le ministerium, les fonctions, SANS ABDIQUER.

Tout colle: l' »exception » du premier millénaire dont parle Ratzinger est celle de Benoît VIII – TEOFILATTO DEI CONTI DI TUSCOLO – qui, évincé en 1012 par l’antipape Grégoire VI, en fuite, dut renoncer au ministerium pendant quelques mois, mais ne perdit pas du tout le munus de pape, au point d’être ensuite rétabli sur le trône par le saint empereur Henri II. Au cours du deuxième millénaire, en revanche, aucun pape n’a jamais renoncé au seul ministerium, tandis que quatre pontifes ont, au contraire, abdiqué, renonçant au munus.

Consulté sur la question historique, le professeur Francesco Mores, professeur d’histoire de l’Église à l’université de Milan, confirme: « Il y a bien cette différence entre le premier et le deuxième millénaire. Le noeud décisif est la réforme ‘grégorienne’ (de 1073). Bien qu’en conflit avec les pouvoirs séculiers, les papes du deuxième millénaire ont toujours maintenu un minimum d’exercice pratique de leur pouvoir (d’où le fait qu’ils n’ont pas renoncé au ministerium), à la différence de très rares cas dans le premier millénaire : Pontien, Silverio, mais surtout Benoît VIII ».

Benoît XVI nous dit clairement qu’il a dû renoncer au ministerium comme son ancien prédécesseur homonyme et que ni l’un ni l’autre n’a jamais abdiqué le munus.

Si ce n’était pas le cas, comment Ratzinger pourrait-il affirmer qu’en démissionnant comme il l’a fait, aucun pape n’a démissionné au cours du deuxième millénaire et qu’au cours du premier millénaire, il s’agissait d’une exception? »

On n’en sort pas

Une autre confirmation vient de l’autre livre d’entretiens de Seewald, « Ein Leben », où, à la page 1204, Benoît XVI prend ses distances avec Célestin V, qui abdiqua légalement au cours du deuxième millénaire (1294) : « La situation de Célestin V était extrêmement particulière et ne pouvait en aucun cas être invoquée comme (mon) précédent ».

Toujours dans « Ein Leben », le mot « abdication » apparaît huit fois – neuf dans l’édition allemande (« Abdankung ») – et ne fait jamais référence à Ratzinger, mais uniquement aux papes qui ont abdiqué pour de bon, comme Célestin, ou qui l’ont sérieusement envisagé, comme Pie XII pour échapper aux nazis. Pour Ratzinger, en revanche, il n’est question que de démission (« Ruecktritt »).

Aujourd’hui, nous n’aurions donc pas « deux papes », mais un « demi » pape : seulement Benoît XVI, dépourvu de pouvoir pratique. C’est pourquoi il continue à porter du blanc (mais sans cape ni étole), à signer P.P. (Pontifex Pontificum), à vivre au Vatican et à jouir inexplicablement d’autres prérogatives pontificales. Y a-t-il d’autres explications ?

La question ne peut pas passer à la trappe : 1,285 milliard de catholiques ont le droit de savoir qui est le pape. Peut-être une conférence de presse du pape Benoît, par exemple, ou un synode avec une discussion publique entre les évêques et les cardinaux nommés avant 2013 : la clarification – de manière absolument transparente – ne peut plus être différée.

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