Nous vivons dans un monde où chacun s’estime investi d’innombrables droits, jusqu’aux plus extravagants et aux plus scandaleux. Et cela s’étend désormais au domaine spirituel: le salut est un droit, un Dieu qui le refuserait se rendrait coupable de discrimination. Bref, nous irons tous au paradis… Mais, nous dit The Wanderer (avec le bienheureux John Henry Newman), « le salut est offert à tous, mais tous ne le reçoivent pas. Le sang du Christ a été versé pour beaucoup, mais pas pour tous les hommes, car les élus sont peu nombreux, un petit groupe seulement parmi tous ceux qui sont appelés ».

Le droit universel au salut

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Roger Scruton, dans son livre De l’urgence d’être conservateur, consacre un chapitre à la description de l’absurde société contemporaine dans laquelle chacun s’estime investi d’innombrables droits sans autre fondement que son égoïsme, son caprice ou sa pathologie. Ces revendications sont devenues ces dernières années un phénomène incontournable, impossible à arrêter, même lorsqu’il s’agit des « droits » les plus farfelus. Une personne ayant de graves problèmes d’arriération ou d’immaturité intellectuelle a le droit d’aller à l’université, et malheur au professeur qui la repousse, car toutes les réglementations institutionnelles contre la discrimination lui tomberont dessus, en plus du feu de joie médiatique, et il ne serait pas surprenant qu’il perde son emploi. Un homme qui est né homme a le droit de se percevoir comme une femme et d’avoir une carte d’identité qui le certifie comme tel. Mais pas seulement: il a le droit de jouer dans l’équipe de hockey féminin de son club ou de chanter comme soprano au théâtre Colón [opéra de Buenos Aires] . Et il y en a même un qui, en plus de découvrir son identité féminine, a aussi découvert qu’il a une vocation à la vie religieuse… comme religieuse. Pour l’instant, l’Église lui a dit non, mais nous ne savons pas jusqu’où la miséricorde du pape François peut aller.

Et cette situation s’est glissée au sein même de l’Église depuis quelques décennies: les femmes ont commencé à revendiquer leurs droits à être enfants de chœur, puis diaconesses, et en Allemagne on menace de les ordonner prêtresses. Les personnes séparées qui se sont remariées ont le droit de participer à la vie sacramentelle, et les couples homosexuels ont le droit d’être unis par le mariage ou, au moins, de recevoir une bénédiction nuptiale. Nous sommes confrontés à une rupture totale non seulement de l’ordre naturel mais aussi du bon sens le plus élémentaire.

Mais il existe un autre droit qui est également fortement revendiqué dans les secteurs religieux, bien que de manière plus discrète : le droit universel au salut, car il semblerait que tous les hommes aient le droit d’être sauvés et que rien ni personne – pas même saint Pierre – ne puisse leur refuser l’entrée au paradis. Dieu commettrait un acte de discrimination flagrant s’il refusait le bonheur éternel à un homme pour n’avoir pas été baptisé, pour avoir mené une vie sexuelle désordonnée, pour ne pas avoir participé au culte de l’Église ou pour avoir enfreint l’un des dix commandements. Et ils crient sur les toits la phrase de l’Évangile : « Les prostituées vous précéderont dans le Royaume des Cieux », (sans préciser, bien sûr, qu’il s’agit de prostituées repenties, comme celle qui a lavé les pieds du Seigneur avec ses larmes), et qu’elles précéderont les pharisiens, ceux qui cachaient derrière leurs pompes religieuses la pourriture d’un sépulcre. La prétention est, en bref, une sorte d’apocatastase (la restauration finale de toutes choses en leur état d’origine) bon marché, une apocatastase grossière ou au rabais, qui exaspérerait Origène (v. 185-253, l’un des pères de l’Eglise et le père de l’exégèse biblique).

Le problème, à mon avis, remonte à loin et prend racine dans l’optimisme sans fondement qui a imprégné une grande partie du catholicisme militant pré et postconciliaire, selon lequel l’ instaurare omnia in Christo signifiait purement et simplement que toutes les sociétés devraient être, et seraient, aussi profondément chrétiennes qu’elles l’avaient été autrefois. Et la vérité est qu’elles ne l’ont jamais été et ne le seront jamais parce que, dit en peu de mots, le christianisme sérieux, et non pas un simple vernis culturel, est destiné à un petit groupe. C’est du moins l’idée du Cardinal Newman, que je partage.

Newman affirme que la mission du chrétien « consiste à se dévouer et à se dépenser avec les nombreux appelés, pour le bien des quelques élus ». Il poursuit en soulignant le fait que nous n’avons jamais été assurés que l’Église allait réussir dans le cœur des multitudes, et constate qu’au-delà des succès indéniables qu’elle a remportés au cours de son histoire millénaire, « la grande masse des hommes n’est, du point de vue spirituel, pas meilleure qu’avant« . L’état des grandes villes à l’heure actuelle n’est pas très différent de ce qu’il était autrefois; ou du moins, pas assez différent pour faire croire que l’œuvre principale du christianisme a été d’affecter la face visible de la société, ou ce que nous appelons le monde ». Et ceci, il l’a dit en 1836.

Et il poursuit: « Au point de vue matériel, la connaissance de l’Évangile n’a donc pas changé plus que la surface des choses; l’Évangile a purifié l’extérieur, mais, pour autant que nous puissions en juger, il n’a pas agi à grande échelle sur l’esprit intérieur, sur ce ‘cœur’ d’où partent les choses qui rendent l’homme impur ». Et il affirme que le triomphe de l’Évangile n’a eu lieu que dans un petit groupe, et qu’il consiste à « … élever au-dessus d’eux-mêmes et de la nature humaine ceux – quel que soit leur rang ou leur qualité de vie – dont la volonté coopère mystérieusement avec la grâce de Dieu; ceux qui, lorsque Dieu les visite, craignent vraiment Dieu et lui obéissent, quelle que soit la raison mystérieuse pour laquelle un homme obéit et un autre pas ». Nous pourrions dire que l’Évangile est pour tout le monde, mais que tout le monde n’est pas pour l’Évangile, simplement parce que tout le monde – et nous ne savons pas pourquoi – n’est pas capable de le suivre. Bien que le Semeur sème pour tous, toutes les graines ne tombent pas sur un sol ferme et fertile. Les graines sont nombreuses, mais peu sont choisies pour porter du fruit, et porter du fruit en abondance.

Et Newman avertit: « Même si nous devions travailler sans relâche, dans l’espoir de convaincre ceux qui pensent autrement, nous ne pourrions jamais renverser le témoignage de notre Sauveur et faire des religieux un grand nombre et des méchants un petit nombre. Nous ne pouvons faire que ce qui doit être fait. Par notre travail acharné, nous ne pouvons atteindre que ceux pour qui des couronnes sont préparées dans le ciel. Ceux qu’il a choisis d’avance, il les a aussi prédestinés » (Rom. 8:29). Nous ne pouvons pas détruire les différences qui séparent un homme d’un autre homme. Et attribuer à un défaut du baptême et de la prédication le fait qu’ils ne peuvent aller au-delà des limites que la parole de Dieu a fixées, est aussi déraisonnable que de prétendre rendre l’esprit d’un homme identique à celui d’un autre.  »

Notre Seigneur, dans son Évangile et dans l’ensemble de la Révélation divine, met en évidence une réalité qui a toujours été difficile à comprendre, et qui l’est encore plus à l’heure actuelle: le salut est offert à tous, mais tous ne le reçoivent pas. Le sang du Christ a été versé pour beaucoup, mais pas pour tous les hommes, car les élus sont peu nombreux, un petit groupe seulement parmi tous ceux qui sont appelés. Et que ces mots nous plaisent plus ou moins, qu’ils sonnent plus ou moins mal aux oreilles contemporaines, le fait est qu’ils sont là, et qu’on ne peut leur enlever un iota.

Et à vrai dire, ce ne sont pas seulement Hans Küng ou von Balthasar qui ont encouragé ces derniers temps cette idée de « salut pour tous ». C’est Jean-Paul II, avec le sentimentalisme propre à la philosophie personnaliste à laquelle il adhère, qui a dit que l’enfer n’est pas « un lieu » mais « la situation de ceux qui se séparent de Dieu », à la suite des Jésuites qui affirment qu’il s’agit « d’un état de l’âme, d’une manière d’être de la personne dans laquelle elle souffre de la douleur de la privation de Dieu ». Et, comme il ne pouvait en être autrement, la théologie péroniste aiguisée du pape François nous a éclairés en disant que les hommes qui ne se repentent pas de leurs péchés,  » ne sont pas punis. « Ceux qui se repentent obtiennent le pardon de Dieu, mais ceux qui ne se repentent pas et ne peuvent être pardonnés disparaissent. L’enfer n’existe pas, la disparition des âmes pécheresses existe. » [entretiens avec Scalfari]

Et si l’ « état » d’enfer n’existe pas, le paradis est nécessairement pour tous. En fin de compte, le salut est un droit.

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