Comme tout le monde, j’avais entendu l’histoire séduisante de cinq jeunes anglais de la haute société qui, reclus pour cause d’intempéries dans une villa sur les bords du Lac Léman où ils passaient des vacances, se lancèrent un défi consistant à écrire un récit fantastique. Jeu de société brillant dont les protagonistes font partie de l’élite sociale et intellectuelle de l’époque, entre joutes de l’esprit et discussions philosophiques, dont allait sortir, sous la plume de Mary Shelley, ce qui deviendrait plus tard l’un des mythes les plus captivants de la littérature mondiale. Mais Roberto Marchesini (qui tient une chronique cinéma remarquable dans la NBQ) écorne la trop belle légende, à travers un film de Ken Russel de 1986: le diable était RÉELLEMENT de la partie, avec son cortège de drogue, de sexe et de mort, dans ce qui devait être la première révolution sexuelle de l’histoire.

Scène du film Gothic

Gothic, la première révolution sexuelle est un(e) Horror.

Roberto Marchesini
La NBQ
5 septembre 2021
Ma traduction

Le film du réalisateur britannique Ken Russell raconte la première révolution sexuelle de l’histoire, qui – ce n’est pas un hasard – se termine par la mort et donne naissance à la littérature d’horreur. Tout tourne autour du séjour de cinq Anglais à la Villa Diodati, sur le lac Léman, en Suisse, durant l’été 1816. Parmi eux, les poètes Percy Bysshe Shelley et Lord George Byron….

Gothic (1986), réalisé par le Britannique Ken Russell, narre la première révolution sexuelle de l’histoire et la naissance de la littérature d’horreur. Il raconte le séjour de cinq Anglais à la Villa Diodati, sur le lac de Genève, en Suisse, durant l’été 1816.

Le premier d’entre eux, Percy Bysshe Shelley, issu d’une noble et riche famille anglaise, a fréquenté le collège d’Eton, où il s’est davantage consacré à l’étude de l’occultisme (et des forces occultes de la nature, telles que l’électricité) qu’aux matières enseignées. Viré de l’université et bien que marié, Shelley s’employait à partager son lit avec plusieurs femmes et quelques hommes. Fréquentant la maison d’un de ses professeurs, le philosophe révolutionnaire William Godwin, il rencontre ses trois belles-filles, Claire, Mary et Fanny : ces dernières sont les filles de Mary Wallstonecraft, considérée comme la première féministe de l’histoire. Shelley confie à son inspirateur qu’il est amoureux de Mary (alors âgée de 16 ans), avec laquelle il a, entre-temps, entamé une liaison (ils se sont rencontrés sur la tombe de la mère de Mary, Mary Wollstonecraft ; après avoir lu des passages écrits par la défunte, ils s’abandonnaient à la passion).
D’abord opposé à cette relation scandaleuse, Godwin se laisse convaincre par l’offre d’argent de Shelley. Le poète emmène Mary et Claire avec lui et s’embarque pour un voyage de six semaines en Suisse (à la grande déception de Fanny, qui est également amoureuse du poète). Claire, probablement en compétition avec sa sœur, a invité un second poète, avec lequel elle avait une liaison : Lord Byron.

George Gordon Byron, souffrant d’un « pied bot » et de colères soudaines, fut dans son enfance physiquement maltraité par sa nourrice et sexuellement abusé par le précepteur qui était censé s’occuper de lui. Byron expérimenta des relations sexuelles à la fois avec des hommes et des femmes, dont Claire. Claire avait eu des relations avec Shelley et avec lui avait conçu et avorté un enfant, mais Shelley avait préféré Mary et avait présenté Claire à Lord Byron. Tous les quatre se retrouvèrent à la Villa Diodati, louée par Byron, qui vint en compagnie de son secrétaire/médecin/amant John William Polidori.

Les cinq passent leur temps en séances de spiritisme, en promenades, en rapports sexuels de toutes sortes (Marie et Claire sont sœurs) et en lectures, notamment les œuvres de l’abbé Barruel. C’est notamment Shelley qui suggère au groupe de lire les ouvrages du jésuite, en particulier celui consacré aux Illuminati de Bavière, une société secrète qui vise à revenir à « l’état de nature » en libérant les passions et en pratiquant les vices. Bien entendu, si l’abbé Barruel entendait démasquer et dénoncer le projet des Illuminati, Shelley entendait le proposer comme modèle initiatique à ses amis : la subversion de l’ordre moral comme prélude à la subversion de l’ordre politique. Justement : la première révolution sexuelle de l’histoire. Le séjour des cinq révolutionnaires à Genève a cependant eu plusieurs conséquences. Tout d’abord, c’est là que deux contes gothiques primordiaux ont vu le jour : Frankenstein de Mary et Le Vampire de Polidori.

Certains ont vu, dans la figure de Viktor Frankenstein, un portrait de Shelley, passionné d’occultisme et de galvanisme, convaincu que pour découvrir le secret de la vie il faut s’immerger dans la mort, la décomposition et la profanation. Le Vampire semble également être le portrait de l’un des participants aux réunions de la Villa Diodati. Le vampire, Lord Ruthven, plus avide de sexe que de sang, a l’extraordinaire capacité de plonger tous ceux qui le rencontrent dans un abîme de douleur, de mort et de dépravation morale. Il est probable que Polidori ait voulu se venger de son amant infidèle et cruel, Lord Byron, en modelant sur lui le personnage du vampire.

L’une des conséquences des nuits passées à la Villa Diodati fut la naissance de la fille de Claire et Byron, Allegra, en janvier 1817. À leur retour de Suisse, cependant, le groupe est accueilli par deux suicides : Fanny, la sœur de Mary et Claire, qui se suicide à 22 ans avec du laudanum, et Harriett, la femme de Shelley, qui se suicide à 21 ans en se jetant dans la rivière Serpentine. Shelley, maintenant libre, put épouser Mary. Polidori s’est lui aussi tué en 1821, à l’âge de 26 ans.

Comment se fait-il que la première révolution sexuelle (tout comme les suivantes) ait entraîné l’horreur et la mort ? Pour comprendre cela, il suffit de rappeler la deuxième topique freudienne, selon laquelle la psyché est divisée en Ça, Moi et Surmoi. Le « Ça » , la partie primitive et originelle, est un « chaudron de pulsions bouillonnantes », en particulier les pulsions sexuelles et les pulsions de mort ; le « moi » se forme lorsque la psyché est confrontée à la réalité et doit prendre une apparence civilisée et urbaine ; le « surmoi », le méchant de la fable freudienne, est l’instance morale rigide et répressive. La révolution sexuelle balaie les normes morales et religieuses qui régissent la sexualité humaine ; en d’autres termes, elle supprime le surmoi afin de libérer les pulsions sexuelles du « Ça ». Le problème est que dans le « Ça », il n’y a pas que des pulsions sexuelles, il y a aussi des pulsions de mort qui, dans la littérature d’horreur, prennent la forme de monstres (le monstre de Frankenstein, le vampire…). Éliminer le Surmoi, c’est donc laisser le champ libre à une sexualité non régulée… et à l’horreur.

Voilà pourquoi le film sur la première révolution sexuelle est un film d’horreur (Horror).

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