Une magnifique réflexion d’Andrea Gagliarducci. Il l’avait déjà publiée sur son site en anglais en 2017, pour marquer le 90è anniversaire du Saint-Père, mais il reste d’une grande actualité, et il le reprend en italien en ce 11 octobre 2021, anniversaire du début des travaux du Concile, construisant son hommage autour du « discours de la lune » de Benoît XVI. A lire, à savourer.

La pensée de Benoît XVI est construite comme l’une des grandes cathédrales du Moyen Âge, un véritable itinéraire de l’esprit vers Dieu. Lisez Benoît XVI, et vous pensez à la cathédrale de Milan, aux mille ans de la cathédrale de Strasbourg, à Notre Dame de Paris ou à la cathédrale de Cologne, mais aussi à la Sagrada Familia, qu’il a inaugurée. Autant de constructions très rationnelles, qui expliquaient la présence de Dieu de manière rationnelle et précise et invitaient en même temps à la prière.

A l’occasion de l’anniversaire de l’ouverture du Concile Vatican II, un hommage d’un autre temps(mais toujours d’actualité) à Benoît XVI

Andrea Gagliarducci, 11 octobre 2021
https://vaticanreporting.blogspot.com/2021/10/nellanniversario-dellapertura-del.html

Le 11 octobre 1962 s’ouvrait le concile Vatican II . Le 11 octobre est la date choisie pour célébrer la fête de saint Jean XXIII, qui a convoqué le concile. Cinquante ans plus tard, le 11 octobre 2012, Benoît XVI a regardé, comme son prédécesseur, une procession aux flambeaux se diriger vers la place Saint-Pierre. Comme son prédécesseur, il a prononcé son discours à la lune. Mais c’était un discours différent, plein d’amertume, et qui reprenait certains des thèmes de ce pontificat. Un discours qui a notamment lancé l’Année de la foi, dernier acte majeur de son pontificat, signe des priorités du pape émérite.
En 2017, pour le 90e anniversaire de Benoît XVI, j’ai construit mon hommage personnel au pape émérite autour de ce discours, en essayant de dire sa pensée, et en nous saisissant directement de ce discours à la lune. Je l’ai publié en anglais, sur mon blog MondayVatican.com, et je le reproduis aujourd’hui en italien. Parce que, même dans un texte datant d’il y a quatre ans, il y a beaucoup de choses qui sont actuelles.


Hommage à Benoît XVI, prophète incompris de notre temps

Andrea Gagliarducci
Mondayvatican.com, 17 avril 2017

« Avril est le plus cruel des mois », soulignait Eliot dans son poème « The Wasteland ». Et il n’y a peut-être personne qui l’ait mieux compris que Benoît XVI, qui est né un samedi saint de la mi-avril, qui a été baptisé le même jour et qui, un dimanche de Pâques, a fêté son 90e anniversaire, le quatrième depuis qu’il s’est retiré sur la montagne.

Un mois cruel, le mois d’avril, car – explique Christopher Altieri, directeur général de Vocaris Media – « on parle souvent du printemps, mais le printemps représente un effort incroyable : tout ce pollen qui est libéré, et dont une partie seulement arrivera à la floraison ; l’effort d’un réveil qui doit mener à l’été. Le printemps est beau, mais aussi profondément douloureux ».

Benoît XVI a vécu dans ce printemps, beau et douloureux à la fois. Et le printemps, pour lui, dans l’histoire de l’Église, c’est le concile Vatican II. « Une ‘belle journée’, a-t-il récemment défini le premier jour du Conseil, avec une périphrase qui s’étendait à toute la durée de l’assemblée. Pourtant, c’était aussi un jour douloureux.

Depuis que Benoît XVI est monté sur la montagne pour intercéder en faveur de l’Église, l’amertume avec laquelle il avait parlé du concile Vatican II a peut-être aussi été oubliée. De ce besoin qu’il a ressenti fortement, dès son premier discours à la Curie romaine à Noël 2005, d’expliquer que non, le Concile n’était pas un printemps destructeur, mais un printemps appelé à porter du fruit. Un renouvellement dans la continuité, comme la nature se renouvelle chaque année au printemps, et non un organisme de foi génétiquement modifié. A la fin de son pontificat, lors de sa dernière rencontre avec le clergé de Rome, Benoît XVI a voulu souligner à nouveau ce concept, comme s’il s’agissait d’un fil conducteur de son pontificat. Il y avait – a-t-il dit – un Concile des médias et un vrai Concile. Et le Concile des médias avait malheureusement pris la place du vrai Concile.

Mais le bref discours a braccio qu’il a prononcé lors de la procession aux flambeaux célébrant le 50e anniversaire du Concile Vatican II prouve également que l’expérience du Concile a été en quelque sorte décisive. C’était le 11 octobre 2012. S’avançant comme Jean XXIII pour saluer la foule, cinquante ans plus tard, Benoît XVI portait avec lui tout le sentiment d’un monde qui a changé, et d’attentes trahies.

« Nous étions heureux – je dirais – et pleins d’enthousiasme. Le grand concile œcuménique avait été inauguré ; nous étions sûrs qu’un nouveau printemps de l’Église allait arriver, une nouvelle Pentecôte, avec une nouvelle présence forte de la grâce libératrice de l’Évangile ».

Mais – ajoutait Benoît XVI – « aujourd’hui encore, nous sommes heureux, nous portons la joie dans nos cœurs, mais je dirais une joie plus sobre, une joie humble. Au cours de ces cinquante années, nous avons appris et expérimenté que le péché originel existe et se traduit, encore et encore, par des péchés personnels, qui peuvent aussi devenir des structures de péché. Nous avons vu que dans le champ du Seigneur, il y a toujours de l’ivraie. Nous avons vu que dans le filet de Pierre, il y a aussi de mauvais poissons. Nous avons vu que la fragilité humaine est aussi présente dans l’Église, que le navire de l’Église navigue aussi avec un vent contraire, avec des tempêtes qui menacent le navire, et parfois nous avons pensé : « le Seigneur dort et nous a oubliés ».

Dans cette conscience de la présence du péché, il y a toute la bonne foi d’un professeur plein de foi, qui a appris à ses dépens que tout ce qui est fait n’est pas pour la plus grande gloire de Dieu. Mais qui a aussi vu se consolider en lui, pas à pas, la certitude que ce n’est qu’en gardant son regard ancré sur le Christ, qu’en priant constamment, qu’on pourra dépasser ce péché. « Je n’ai pas d’autre programme de gouvernement que de me laisser guider par Lui », a-t-il déclaré au début de son pontificat.

Il est impossible de résumer en quelques lignes l’extraordinaire héritage laissé par un maître à penser. Mais nous pouvons essayer d’en donner un aperçu. La pensée de Benoît XVI est construite comme l’une des grandes cathédrales du Moyen Âge, un véritable itinéraire de l’esprit vers Dieu. Lisez Benoît XVI, et vous pensez à la cathédrale de Milan, aux mille ans de la cathédrale de Strasbourg, à Notre Dame de Paris ou à la cathédrale de Cologne, mais aussi à la Sagrada Familia, qu’il a inaugurée. Autant de constructions très rationnelles, qui expliquaient la présence de Dieu de manière rationnelle et précise et invitaient en même temps à la prière.

Car pour Benoît XVI, il n’y a pas de doutes : croire signifie chercher la vérité. Et la vérité ne peut être possédée, elle doit être recherchée. De façon continue, et sans mauvaise foi. C’est un projet ambitieux, pour des hommes purs, comparable peut-être seulement au grand renouveau spirituel de saint Grégoire le Grand. Si une personne croit, tout vient en conséquence.

Ainsi, le grand magistère de Benoît XVI devient au fond un cri de douleur pour un monde qui a perdu la foi. Dans « Les nouveaux païens et l’Église », Benoît XVI parle des chrétiens qui pensent vivre en chrétiens, mais qui sont en fait des païens. Il l’a découvert en confessant. C’est un livre des années 50. Aujourd’hui, après que le nihilisme pratique soit entré dans la vie des chrétiens, nous nous rendons compte que ce thème est dramatiquement d’actualité.

Les défis de Benoît XVI ne sont pas les défis pratiques. Son Église doit, oui, être une Église engagée dans les questions sociales, dans l’aide aux pauvres, dans l’attention portée aux plus petits d’entre eux. Mais ceci n’est qu’une conséquence de la foi. Benoît XVI lance une provocation au monde, qui est avant tout une provocation aux chrétiens : nous devons cesser – demande-t-il – de vivre comme si Dieu n’existait pas.

Le modèle est celui des moines du Moyen Âge, et – ce n’est pas un hasard – celui de Benoît dont il porte le nom. Des moines dont le premier engagement était de quaerere Deum, de chercher Dieu, comme il l’a défini dans son discours monumental au Collège de Bernardins.

Et l’objectif est celui d’une Église moins liée aux œuvres, parce que plus libre de croire en Dieu, comme il l’a bien expliqué dans ses discours en Allemagne, devant un clergé allemand qu’il connaît bien, très riche à cause de l’impôt de l’Église, mais très pauvre en vocations et même en croyants pratiquants, comme en témoignent les dernières données, très récentes.

Pour Benoît XVI, il ne peut y avoir de dialogue sans une recherche commune de la vérité. Il s’écrie à plusieurs reprises que « les athées, en raison de leur recherche de Dieu, devancent les chrétiens dans le Royaume des cieux ». C’est une invitation à ne pas considérer la foi comme acquise, un autre drame de notre temps.

La mesure dans laquelle la foi ne va pas de soi est devenue évidente lorsque Benoît XVI a dû faire face au scandale de pédophilie du clergé, une affaire mondiale qui a frappé l’Église comme une gifle.

Ainsi, dans sa lettre à l’Église d’Irlande en 2010, accompagnée d’excuses, on trouve une lecture très lucide des suites du Concile : « Le programme de renouveau proposé par le Concile Vatican II a parfois été mal compris et, en effet, à la lumière des profonds changements sociaux qui se produisaient, il était loin d’être facile d’évaluer la meilleure façon de le poursuivre. En particulier, il y avait une tendance bien intentionnée mais erronée à éviter les approches criminelles des situations canoniques irrégulières. C’est dans ce contexte général que nous devons essayer de comprendre le problème inquiétant des abus sexuels sur les enfants, qui a contribué dans une large mesure à l’affaiblissement de la foi et à la perte de respect pour l’Église et ses enseignements ».

Regarder vers Dieu, c’est aussi prendre conscience de ses propres limites, de son propre péché.

Ce sont les grands thèmes de Benoît XVI, qui rendent secondaire même l’évaluation de son gouvernement. Tout, en effet, fait partie de cette recherche de la vérité vers laquelle chacun doit tendre. Être chrétien, c’est la vraie vie.

D’où la parfaite linéarité du pontificat de Benoît XVI, jusque dans ses décisions gouvernementales : de la libéralisation du Missel de Saint Pie V à la réforme de la transparence financière ; de la création du dicastère pour la promotion de la nouvelle évangélisation à la décision de réformer l’accès aux séminaires ; de l’effort pour purifier l’Église des scandales à l’effort dans le dialogue œcuménique ; des nouveaux statuts de Caritas Internatioanlis à la réforme du code pénal de l’État de la Cité du Vatican, initiée par Benoît XVI et signée par François ; et puis, la diplomatie, caractérisée aussi par le thème de la vérité, sans laquelle il n’y a pas de dialogue.

Et cette vérité a porté ses fruits. Un exemple parmi tant d’autres : le discours de Ratisbonne, qui a créé tant de turbulences, est le seul qui ait pu rassembler une nuée de dirigeants islamiques motivés pour donner une nouvelle interprétation de l’islam, et pour résoudre ce que le père Samir Khalil Samir décrit sans ambages comme l’une des crises majeures au sein de l’islam.
Le résultat a été une lettre signée par 138 personnalités islamiques et un forum de dialogue, dont nous pouvons maintenant commencer à voir les fruits, même à l’heure où le pape François peut reprendre ses relations avec le monde d’al Azhar.

La réforme menée par Benoît XVI a été une réforme silencieuse, avec un mode de pensée précis et dans le but de créer l’unité de l’Église à partir d’une collégialité fondée sur une foi commune en Dieu. Benoît XVI est bien conscient que seules la vérité et la foi font des hommes d’église des exemples capables d’attirer les gens vers le catholicisme. Des exemples de joie, parce que la foi apporte la joie : c’est ce que le Pape émérite ne s’est jamais lassé de répéter.

C’est dans tout cela que réside l’héritage de Benoît XVI. Un héritage qui représente aujourd’hui la meilleure base pour répondre aux défis proposés par le monde. La pensée protestante n’aurait aucun attrait si la foi n’était pas considérée comme quelque chose de pratique, mais comme faisant partie de la vie. Le gender ne serait pas une option si l’homme se considérait comme une partie de la création et un véritable enfant de Jésus-Christ. L’Europe ne serait pas en crise si les mouvements rationalistes et des Lumières ne l’avaient pas détournée de la recherche de Dieu. Et aujourd’hui, il n’y aurait pas un mouvement de pensée qui fait croire que moins de religion crée moins de violence, car tout le monde serait conscient du contraire. Et personne n’aurait peur de défendre les enfants à naître en refusant l’avortement, car il n’y aurait pas d’universités catholiques comme celle de Louvain prêtes à expulser ceux qui disent ces vérités au nom du politiquement correct.

Dit ainsi, cela semble simple. Ce n’est pas le cas. Il faut de la foi, une pensée claire, l’amour de Dieu et du prochain. Joseph Ratzinger a écrit dans « Théologie de la libération et autres défis » que « l’esprit humain semble plus apte à concevoir de nouveaux moyens de destruction que de nouveaux chemins vers la vie ». Il est plus ingénieux pour introduire des armes de guerre dans tous les coins du monde que pour y apporter du pain. Pourquoi tout cela arrive-t-il ? Parce que nos âmes sont mal nourries, nos cœurs sont aveuglés et endurcis. Le monde est en désordre parce que nos cœurs sont en désordre, parce qu’il lui manque l’amour, donc il est incapable de montrer à la raison les voies de la justice ».

C’est peut-être le diagnostic le plus précis de l’état actuel des choses. Benoît XVI est né en avril, dans le plus cruel des mois. Il n’a pas seulement vécu le printemps de l’Église, mais aussi le printemps du monde. Au cours de ses années, l’Église a traversé les défis de la sécularisation et a été fascinée par celle-ci. Mais la sécularisation a également été un démon tentateur. La religion a été réduite à une agence sociale, sans poids dans l’histoire. Et Dieu a été mis de côté, pas de manière violente – comme cela s’est produit dans les pays communistes, qui semblent être les seuls aujourd’hui à comprendre l’importance de la foi.

Dans cette crise – dont les thèmes ont tous été développés par le Ratzinger Schuelerkreis, le cercle des anciens élèves de Benoît XVI – le pape émérite a donné une réponse qui a démasqué les plans du monde. Il a appelé à fixer notre regard sur Jésus, en le détachant de toute interprétation rationaliste, et c’est à cela qu’il a consacré son dernier ouvrage théologique de grande envergure. Ce faisant, il a montré que les forces du monde qui voulaient « libérer » l’Église des chaînes de sa doctrine étaient en fait des forces qui voulaient enchaîner le message salvateur de Jésus.

Mais ce sont des forces puissantes, très puissantes. Des lobbies qui ne sont pas touchés par la critique de leur pouvoir économique, mais qui sont plutôt touchés lorsque leur pensée est exposée. Pour l’Église, l’heure est peut-être aux catacombes. Et pour Benoît XVI, l’heure est à la prière. Après avoir mis l’Eglise en pénitence à Fatima, après avoir relancé la nouvelle évangélisation avec l’Année de la foi, pour lui c’est le temps de l’intercession.

Ainsi, depuis la montagne, Benoît XVI aide l’Église à traverser le printemps. Arriver en été, et avancer sur le chemin de l’hiver confortable.

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