J’ai découvert Juan Manuel de Prada il y a des années, grâce à Carlota – un esprit libre et brillant qui me fait regretter de ne pas lire l’espagnol! Il vient de publier un essai dont AM Valli reproduit ici une recension en italien, sur la situation « apocalyptique » (attention à ne pas se méprendre sur le sens de ce terme) que nous vivons. Je n’essaierais pas de résumer, j’en suis bien incapable. Je me contente de savourer, en invitant le lecteur à en faire autant.

Ces jours que nous vivons. Et le règne de l’Antéchrist

« Il y a une profonde signification surnaturelle dans tout ce qui se passe ». Ce sont les mots de Juan Manuel De Prada, auteur de Enmienda a la totalidad [1], un livre dans lequel l’écrivain espagnol d’origine basque, confronté à l’homologation des forces et des institutions politiques à une idéologie technocratique, récupère la pensée traditionnelle, en partant de la dimension surnaturelle de l’existence humaine, et dénonce la haine de la vie qui prévaut.

Juan Manuel De Prada, brillant écrivain d’origine basque, est l’un des principaux intellectuels du catholicisme espagnol. Il est connu pour son anticonformisme, qui ressort avec force dans son dernier livre : Enmienda a la totalidad, un titre qui fait allusion à la nécessité d’un « amendement total  » concernant les idéologies contemporaines, qui sont fallacieuses dans leurs prémisses et ruineuses dans leurs conclusions.

Dans ce dernier essai, l’écrivain espagnol oppose la pensée traditionnelle à la pensée unique de l’idéologie. Alors que les idéologies, explique De Prada, prônent un « être humain en évolution continue » et indéfiniment modifiable selon les désirs du pouvoir, la pensée traditionnelle défend un « être humain stable qui reconnaît dans sa nature un datum, quelque chose de donné, d’inamovible », une « nature spécifiquement spirituelle, que les idéologies renient ou méconnaissent ».

Cette vision de la nature humaine se traduit par une conception radicalement différente de la liberté, qui pour les idéologies « est une liberté prométhéenne, autrement dit l’autodétermination », alors que pour la pensée traditionnelle (et chrétienne) « c’est une liberté liée à l’ordre de l’être, à la vérité humaine ».

Sur les traces du prêtre-écrivain Leonardo Castellani (1899-1981), De Prada rappelle la nécessité d’évaluer toutes les réalités naturelles à la lumière d’une vision « surnaturelle et spécifiquement eschatologique », qui est malheureusement « absente aujourd’hui dans une grande partie de la culture catholique ». C’est pourquoi nous devons revenir au genre apocalyptique. L’Apocalypse est une prophétie qui nous parle de la fin du monde et de l’histoire, mais c’est aussi un livre de théologie de l’histoire qui nous apprend « à voir dans les signes des temps les préfigurations de la fin des temps ».

Invoquer la nécessité d’une lecture apocalyptique ne revient pas à dire que nous vivons la fin des temps ou le règne de l’Antéchrist. Une telle expression doit être comprise dans le sens d’une recherche d’une compréhension plus profonde de l’histoire. Elle exprime le besoin de donner une interprétation surnaturelle à des événements que la culture dominante tente de nous présenter comme de purs faits scientifiques ou de simples intrigues politiques.

De Prada est convaincu qu’il y a « une signification surnaturelle profonde dans tout ce qui se passe ». Il ne s’agit pas de catastrophisme ou de quoi que ce soit d’autre, mais nous avons l’obligation d’être vigilants.

Or, l’actualité fournit incontestablement nombre de ces signes d’anticipation (« une série de phénomènes naturels – un fléau – qui s’accompagnent d’un phénomène spirituel : une apostasie ») qui, dans une lecture eschatologique, font soupçonner la présence du mystère d’iniquité.

Il y a également des signes dans le domaine de la politique qui doivent être évalués avec soin. C’est Josef Pieper (1904-1997), l’un des maîtres du jeune Ratzinger, qui a rappelé que, selon la Tradition, l’Antéchrist ne sera pas un simple « hérétique » mais un « homme puissant sur terre » destiné à concentrer un immense pouvoir entre ses mains.

L’homologation des forces politiques et des institutions publiques sous la bannière d’une idéologie technocratique – pour ne pas dire transhumaniste – qui s’apprête à dépasser les catégories traditionnelles de la gauche et de la droite, donne en effet beaucoup à réfléchir.

De ce point de vue, souligne De Prada, « la concentration du pouvoir à laquelle nous assistons est une caractéristique très spécifique du règne de l’Antéchrist ». Encore une fois, « il ne s’agit pas de dire que nous sommes dans le royaume de l’Antéchrist, mais nous sommes clairement plongés dans une situation qui préfigure ce royaume de l’Antéchrist ».

La même dynamique de concentration s’observe dans le domaine économique, avec un capitalisme de plus en plus mondialisé qui tend à rassembler les biens et les richesses dans les mains de quelques-uns, dévastant les économies nationales. Et qui plus est – autre signe antichristique – il s’agit d’un capitalisme qui, comme Chesterton en avait déjà eu l’intuition dans les années 30, implique dans la même haine la propriété et la fertilité, étant « lié à l’anti-natalisme, à la haine de la procréation ».

Il est impossible pour une conscience chrétienne de rester indifférente à cette « haine maléfique de la procréation, de l’enfance » qui nourrit « l’avortement et l’obsession que les enfants ne se sentent pas à l’aise dans le sexe que la nature leur a donné ». Le mal peut se déguiser de mille façons, mais il ne pourra jamais réprimer l’inimitié originelle envers la femme et sa progéniture (cf. Genèse 3, 15). D’où la nécessité de « s’attaquer ouvertement à l’enfance ». C’est pourquoi « des messages monstrueux sont introduits dans les films pour enfants et l’idéologie du genre est introduite dans les écoles ».

La nouveauté, par rapport à l’idéologie anti-vie de l’époque de Chesterton, consiste dans l’exaltation de ce que De Prada définit comme les « droits de braguette » (la partie antérieure de la culotte masculine qui enfermait autrefois les parties génitale). Par cette expression, l’écrivain espagnol désigne toutes ces libertés transgressives (érotisme de masse, révolution sexuelle) qui libèrent tout type d’instinct et mettent en circulation un nihilisme corrosif dans la société dans le but de détruire les communautés naturelles, les liens sociaux et les familles.

Le résultat final de cette ingénierie sociale est la transformation des personnes en une sorte de bouillie homogène, sans identité ni appartenance, totalement dépendante des « droits de la braguette ». Nous aurons alors « des gens qui ont Tinder [site de rencontre, ndt] mais pas de véritable amour, des gens qui ont renoncé à la procréation, qui n’aspirent pas à former une famille ». Ce n’est qu’ainsi qu’ils feront en sorte que les gens n’aient rien et soient heureux ». Comme l’exige l’agenda 2030 des Nations unies pour le développement durable.

Une apostasie généralisée, des potentats économiques et des pouvoirs publics qui se présentent comme les sauveurs de tous les problèmes (affirmations qui contrastent fortement avec les échecs réels de leurs politiques), l’agression contre la vie et les liens naturels de l’être humain, l’insignifiance croissante de l’Église en tant que signe visible de la présence du Christ dans l’histoire humaine. Autant de faits qui doivent nous faire réfléchir sans toutefois nous obnubiler ou nous faire tomber dans le grotesque.

Le fatalisme est également une tentation à rejeter. À cet égard, De Prada nous invite à lire, avec « Le Maître du Monde » de Benson, l’un des sermons sur l’Antéchrist du saint cardinal Newman, qui « dit quelque chose de mystérieux, à savoir que d’une certaine manière, dans la fin des temps, qui est évidemment un plan divin, il y a une certaine participation humaine. Nous, croyants, par nos actions, nos prières, notre espérance et notre foi, nous retardons aussi tous les événements féroces de la fin des temps, c’est-à-dire que les êtres humains sont en quelque sorte alliés à Dieu et que Dieu est satisfait de nos actes qui peuvent retarder cette fin ».

Que le Seigneur, lorsqu’il reviendra dans la gloire, ne nous trouve pas désarmés devant le mal, mais pleins de foi, d’espérance et de charité.

NDT

Voici la présentation de l’éditeur:

Dans notre société s’est propagé un malaise profond qui prend des manifestations apparemment contraires : il y a ceux qui se révoltent contre les atteintes à l’institution familiale, contre la « culture de mort » corrosive ou contre l’ingénierie sociale qui reconfigure la nature humaine elle-même ; il y a ceux qui crient contre la dépravation du capitalisme mondial, qui condamne les nouvelles générations à la misère et au déracinement et démantèle les économies nationales ; enfin, il y a ceux qui se rebellent contre le démembrement de la patrie ou l’immigration incontrôlée. Et, pour combattre ce malaise profond qui se manifeste de différentes manières, les gens adhèrent à telle ou telle idéologie, pensant que dans les démagogues qui les défendent, ils trouveront la solution à leurs problèmes. Mais de telles solutions seront partielles, fragmentaires, insatisfaisantes… et, souvent, elles ne feront qu’aggraver la calamité qu’ils cherchent à combattre. Afin de combattre les causes de ce malaise profond, face aux visions idéologiques biaisées, il faut une vision harmonique, qui nous permet d’unifier dans leur signification profonde l’ensemble des maux d’apparence dissemblable qui nous perturbent. Et cette vision harmonique ne peut être fournie que par la pensée traditionnelle.
Pour discréditer la tradition, la modernité tend à l’identifier à des modes de vie dépassés. Mais la pensée traditionnelle ne veut pas faire revivre le passé (ni, bien sûr, anticiper un futur utopique), mais revitaliser le présent, en lui insufflant une sève qui a déjà prouvé ses qualités réparatrices. Dans cet « amendement en totalité », nous proposons à nos lecteurs une poignée de réflexions politiques à la lumière de la pensée traditionnelle, seule véritable alternative à la confusion idéologique dominante.

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https://homolegens.com/libro/una-enmienda-a-la-totalidad/
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