Dans les années 60, les Italiens rêvaient de la Dolce Vita, immortalisée par Fellini et un bain de minuit dans la Fontaine Trevi. Moment d’insouciance révolu. Aujourd’hui, avec tout le monde occidental, ils doivent s’accommoder de la Mezza Vita – la vie à moitié.. Qué vida de mierda, dit Marcello Veneziani (attention! il cite seulement Garcia Lorca!). Au moins, qu’on leur (qu’on nous) laisse encore le droit d’être mécontent.

La Mezza Vita

Comment pout se définir notre existence au temps de la pandémie? En un mot, je dirais : la Mezza Vita. Depuis deux ans, nous vivons dans tous les sens du terme une demi-vie: nous ne pouvons vivre qu’à moitié et seulement la moitié des choses qui constituaient notre quotidien. La moitié de l’espace, la moitié des lieux de travail, la moitié des possibilités de se déplacer, la moitié des réunions, la moitié des loisirs, la moitié des voyages, la moitié des possibilités de vivre, la moitié des sièges dans les lieux publics. Tout à moitié. Certains diraient même que leur vie sexuelle a été réduite de moitié, tout comme leurs relations amoureuses, amicales, politiques, culturelles et sociales. Pour certains, un peu plus de la moitié, pour d’autres un peu moins : parmi eux, les personnes âgées, les enfants et les personnes non vaccinées, ou vaccinées ayant dépassé la date d’expiration, qui n’ont pas encore renouvelé leur promesse par une injection de rappel. Les dégâts et les désagréments pour les jeunes sont terribles ; mais même une personne âgée se demande combien de printemps il lui restera, chassés par les hivers ; perdre des années là où l’on n’a pas de décennies, c’est beaucoup.

Nous vivons aussi une vie à moitié par rapport aux saisons : un automne triste et menaçant, un hiver laid et contagieux, un printemps de convalescence plutôt que d’éveil, et enfin – pour citer Cesare Pavese – le Bel Eté. Où tout semble être un cauchemar passé, du moins dans la première moitié de la saison ; car dès le mois d’août, des avertissements commencent à apparaître, des variants circulent, des échos lointains arrivent qui mûriront ensuite dans la collection automne-hiver de la contagion. La demi-vie ressemble à celle des animaux qui hibernent et ne vivent que la moitié de l’année.

Le résultat est une demi-vie dans une Terre du Milieu, entre le foyer et le centre de vaccination, entre le restaurant et la pharmacie, entre le stade et l’hôpital. Entre le sourire et le masque. Au début de la pandémie, des virologues renommés avaient prédit qu’il faudrait au moins deux ans pour l’éradiquer ; aujourd’hui, deux ans plus tard, ils disent la même chose : il faudra encore deux ans pour revenir à la normale. Et ainsi, d’une période de deux ans à l’autre, notre Mezza Vita passe : la vie s’en va, le virus redouble.

Le symbolisme de la Mezza Vita est aussi exploité par les gardiens de la pandémie : lorsqu’ils nous disent que nous ne sommes jamais complètement immunisés ou complètement malades, mais que nous sommes quelque part entre les deux, même si nous avons été multi-vaccinés ou si nous avons déjà attrapé le covid. Et la promesse radieuse du vaccin en série elle-même n’est désormais plus une immunité mais une demi-maladie, sans thérapie intensive, non mortelle, mais tout de même de nature à réduire de moitié les chances de vivre normalement. Il y a des trivaccinés qui ont déjà eu le covid et l’ont même eu deux fois … Tout passe pour le cours normal ; que voulez-vous, c’est désormais la Mezza Vita, au lieu de la Dolce Vita dont on parlait autrefois.

Même les prévisions statistiques des organismes de santé dessinent des scénarios dans lesquels la moitié de la population européenne sera finalement infectée, malgré toutes les mesures, les sept masques voilés et les sept sérums, et alors qu’ils nous encouragent à compléter le cycle de vaccination, en ajoutant en passant que des variants comme Omicron ne sont pas couverts par les rappels actuels, nous le faisons pour atténuer les dégâts, pour participer à un rituel de purification ou à une obligation sociale et pour rejoindre le troupeau, non pas avec une immunité mais pour se conformer.

Refuser le vaccin – ceci est dit par une personne vaccinée et à jour de son régime sanitaire – entraîne non seulement une pénalisation de son espace de vie et de travail, mais aussi une punition éthique : vous ne méritez pas d’usurper une place à l’hôpital, parce que vous avez cherché la contagion par votre comportement. Vous coûtez à la communauté et vous volez la place des autres. Je ne discute pas de la justesse de cet argument, je ne fais qu’observer : mais si quelqu’un avait avancé le même argument à propos des malades du sida, qui étaient le résultat d’un comportement sexuel, ou de la drogue, du tabac et de l’alcool, ou de l’obésité, du diabète et des maux dérivés d’un mauvais comportement alimentaire, auriez-vous accepté la division éthique des soins de santé dans ces cas aussi, entre patients irréprochables et coupables, même si les soins de santé sont alors payés par tous ? Et n’est-ce pas là le préambule idéologique à la card chinoise, la fameuse carte de crédit et de discrédit avec laquelle la République communiste de Chine fiche ses citoyens, établissant une sorte de score sur la base du comportement ? Au pilori, nous y sommes déjà, quoique dans la formule plus italienne de la calomnie et de l’invective du chœur contre l’individu ; il ne manque que la jurisprudence éthique et la répression policière pour couronner la discrimination.

Puis, pour nous consoler, ils nous disent qu’ailleurs la situation est encore pire : mais en Afrique, il n’y a pas d’hécatombe de victimes du virus, pas non plus en Asie ; en Inde, répètent nos journaux télévisés, il y a près de deux cent mille contagions par jour. Oui, comme nous, à la petite différence que les Indiens sont vingt fois plus nombreux que nous… On sait que c’est dans les pays les plus vaccinés que l’on trouve le plus grand nombre d’infections.

Mais laissons de côté les controverses contingentes et revenons à notre point de vue anthropologique ou, si vous préférez, existentiel : Mais pourrons-nous supporter cette demi-vie aussi longtemps, sans entrevoir un terme ? Pourrons-nous la supporter, je veux dire, sans dommages, sans crise de rejet, sans conséquences psychophysiques, sans tentations destructives ou autodestructrices ? Serons-nous capables d’accepter, après nous être fait dire pendant des années que la liberté n’a pas de limites, nos droits coïncident avec nos désirs, abattons les murs et les répressions, qu’au contraire notre vie doit être forcée, réduite de moitié, et que c’est un troc nécessaire pour ne pas la perdre : mieux vaut une moitié que rien ? Une vie smart, une vie à temps partiel. A qui vous en prenez-vous? A personne, Grand Dieu. Au destin. Laissez-nous au moins le droit d’être mécontent. Qué vida de mierda, pour citer Garcia Lorca.

MV, La Verità (14 janvier 2022)

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