Le rappel historique, aussi neutre et objectif que possible de Stefano Magni pour la NBQ. Le conflit actuel n’a pas du tout été un coup de tonnerre dans un ciel serein. En réalité « La guerre en Ukraine n’a pas éclaté le 24 février 2022, mais le 20 février 2014. D’abord l’annexion de la Crimée, puis le soulèvement des séparatistes pro-russes dans le Donbass ont provoqué un conflit qui a fait des milliers de victimes et près de deux millions de réfugiés. Un examen de ces huit années est essentiel pour comprendre pourquoi on se bat aujourd’hui ».

Les mois d’avril 2014 à février 2015 ont laissé des cicatrices indélébiles et créé des mythes. Une guerre menée par des milices irrégulières à un moment où l’armée régulière se désintègre est un environnement sûr pour les criminels.

8 années de conflit au Donbass: la guerre invisible

Stefano Magni
lanuovabq.it/it/otto-anni-di-conflitto-in-donbass-la-guerra-invisibile

La guerre en Ukraine n’a pas éclaté le 24 février 2022, mais le 20 février 2014, quand la garnison russe de la base de Sébastopol est sortie de sa caserne et a pénétré en territoire ukrainien en Crimée. L’occupation ultérieure de la péninsule, revendiquée par la Russie, et son annexion, jamais reconnue par la communauté internationale, ont déclenché un processus d’insurrection et de contre-insurrection dans les régions du sud et de l’est, à l’origine de la guerre du Donbass. Ce conflit de « faible intensité », qui a fait jusqu’à 16 000 morts, selon les estimations les plus pessimistes, et près de deux millions de réfugiés, a été très peu évoqué en Europe. Mais il est essentiel de comprendre l’esprit dans lequel les deux camps se battent.

Carte du Quai d’Orsay

Tout commence par les interprétations opposées du soulèvement de Maïdan (21 novembre 2013-23 février 2014), qui se termina par la fuite du président pro-russe Janukovic. Pour les Ukrainiens, il s’agissait d’une « révolution pour la dignité et l’indépendance », mais pour les Russes et les russophones d’Ukraine, c’était un « coup d’État » fomenté par l’Occident.

Le 23 février 2014, deux jours après que Janukovic eût fui l’Ukraine, les pro-russes de Sébastopol proclamèrent leur sécession de l’Ukraine, nommé un nouveau « maire du peuple », Alexei Chalij, et appelèrent à une intervention armée de la Russie. Le 27 février, des soldats russes sans signes distinctifs (initialement considérés comme des séparatistes locaux, mais Poutine lui-même a admis par la suite qu’il s’agissait de troupes régulières) occupèrent tous les points clés de la Crimée. Le 16 mars, un referendum fut organisé par les nouvelles autorités et sans la présence d’aucun observateur international reconnu, 95,3 %, une majorité  » bulgare « , votèrent pour la séparation, ouvrant la voie à l’annexion ultérieure de la Crimée à la Russie, qui n’est toujours pas reconnue par la communauté internationale.

Après la Crimée, le soulèvement anti-Kiev se propagea à d’autres villes du sud et de l’est. Entre le 6 et le 7 avril 2014, des troubles graves, comme l’occupation de sièges municipaux et régionaux par des milices armées, furent menés par des milices locales. L’un des chefs militaires de l’insurrection dans le Donbass, Igor Girkin, était un citoyen russe et un ancien membre des services secrets de Moscou. Plusieurs membres des forces séparatistes de Crimée furent également identifiés parmi les insurgés. L’insurrection orientale était donc au moins soutenue par les Russes et c’est pourquoi le récit officiel ukrainien parle d’une « invasion » plutôt que d’une insurrection spontanée. La contre-révolution dans son ensemble échoua dans six des huit régions où elle avait éclaté. Seuls Donetsk et Lougansk restèrent aux mains des séparatistes qui, le 11 mai 2014, proclamèrent leur indépendance à la suite d’un nouveau référendum organisé par les autorités séparatistes sans la présence d’observateurs internationaux reconnus. Simultanément avec le début des hostilités dans le Donbass, le 2 mai à Odessa se consomma la dernière tragédie du conflit civil, le soulèvement pro-russe s’achevant par la mort de 48 militants dans l’incendie de la Maison des syndicats. Les Russes blâmèrent les autorités ukrainiennes et les accusèrent de « massacre », mais celles-ci parlent toujours d’un « accident ». Le massacre d’Odessa, cependant, est une question qui brûle toujours dans le cœur des Russes, et pas seulement dans le Donbass.

Lors de la première phase de la guerre du Donbass, qui culmina en juin-août 2014, l’armée ukrainienne et les bataillons de volontaires à ses côtés ont lentement pris le dessus, reprenant le port de Marioupol, les villes de Sloviansk, Kramatorsk et Debaltseve, atteignant jusqu’aux faubourgs de Shakhtarsk sur la route de Donetsk à Lougansk. Le 17 juillet, la guerre sembla devenir internationale quand le vol MH-17 de la Malaysian Airlines, avec 298 passagers à bord, fut abattu. Moscou accusa immédiatement l’Ukraine d’avoir abattu le Boeing, mais les Ukrainiens et certaines agences de renseignement occidentales ont prouvé que le missile Buk qui avait détruit le Boeing provenait d’un territoire contrôlé par les séparatistes. Une enquête internationale préliminaire menée par l’équipe d’enquête conjointe, en 2016, est arrivée à la même conclusion.

La deuxième phase commença en août, au moment où les Ukrainiens, dans plusieurs secteurs du sud du front, atteignirent à nouveau la frontière avec la Russie. A ce stade, la suite de l’histoire est encore sujet de débat.

Officiellement, à partir de la mi-août, les Russes ont envoyé de l’aide humanitaire aux séparatistes dans de longs convois de camions. Mais après avoir reçu cette aide, les séparatistes apparurent beaucoup mieux entraînés et armés, à tel point qu’ils ont repris l’offensive et ont chassé l’armée ukrainienne régulière, tant de la frontière que des positions les plus avancées près des capitales des deux oblasts. Les Ukrainiens, à ce stade, affirment avoir été touchés à plusieurs reprises par des tirs d’artillerie russes provenant directement du territoire russe. La contre-offensive des séparatistes a été dénoncée par Kiev comme une invasion russe déguisée. Et comme preuve de la participation directe de Moscou, l’armée dispose de nombreuses caisses d’armes lourdes (lance-roquettes et chars) appartenant à l’arsenal russe.

La situation s’est stabilisée en septembre, avec la reconquête d’environ 50% du territoire des oblasts de Lougansk et de Donetsk. La bataille elle-même s’est terminée par les accords de Minsk, sous la médiation de l’OSCE et avec la participation directe de l’Allemagne et de la France, le 5 septembre. Parmi les 12 points de l’accord figurait la reconnaissance de l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange d’un statut spécial pour Lougansk et Donetsk, sous réserve du retrait des troupes au-delà d’une zone de sécurité, le tout surveillé par des observateurs de l’OSCE. L’accord échoua en novembre, lorsque les séparatistes, encore renforcés, ont lancé une nouvelle attaque.

Dans cette dernière phase du conflit, entre septembre 2014 et février 2015, les séparatistes assiégèrent les forces régulières ukrainiennes à l’aéroport Sergueï Prokofiev de Donetsk et visèrent à reprendre Debaltseve, à résorber son poste avancé et à sécuriser les deux capitales du Donbass. L’aéroport n’est tombé aux mains des séparatistes (et des Russes) que le 21 janvier 2015, après près de quatre mois de siège. Au cours de la première semaine de février, les séparatistes ont également repris Debaltseve, mettant fin à cette phase de la contre-offensive. Le 11 février, les seconds accords de Minsk (Minsk 2) ont été conclus, reprenant le même format.

Les mois d’avril 2014 à février 2015 ont laissé des cicatrices indélébiles et créé des mythes. Une guerre menée par des milices irrégulières à un moment où l’armée régulière se désintègre est un environnement sûr pour les criminels. Les Russes dénoncent les bombardements aveugles, ainsi que les massacres perpétrés par le bataillon Azov, composé de volontaires d’extrême droite qui ne viennent pas seulement d’Ukraine. Les Ukrainiens dénoncent les tortures et les meurtres de prisonniers commis par les séparatistes, la découverte de fosses communes remplies de corps de civils massacrés et les crimes commis par les volontaires tchétchènes et russes. La guerre a également créé des mythes guerriers, comme la résistance de l’aéroport de Donetsk, défendu par des  » cyborgs  » ukrainiens, qui reste un exemple pour les militaires ukrainiens luttant contre les Russes.

Une fois la bataille terminée, cependant, la guerre n’a jamais pris fin. L’Ukraine n’a jamais accepté la réforme constitutionnelle qui aurait accordé un statut spécial aux deux nouvelles républiques autoproclamées, car les séparatistes ne se sont jamais retirés et les Russes n’ont jamais admis la présence de leurs troupes sur le terrain. Après le 11 février, le conflit a été « gelé » : pas d’opérations militaires, mais des actions sporadiques avec des armes légères. Dans certains cas, l’artillerie était également utilisée. Jamais plus la violence du conflit de 2014-15 n’a été atteinte. Les républiques de Donetsk et de Lougansk, dirigées par des séparatistes, sont devenues des trous noirs dans l’histoire de l’Europe, à l’instar des cas similaires de la Transnistrie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie, des républiques reconnues par la seule Russie.

Le coût humain de cette guerre invisible est immense. Les Ukrainiens revendiquent 4 641 morts parmi leurs propres militaires, les séparatistes 5 772 morts parmi leurs miliciens. Les civils tués sont au nombre de 3 393 selon le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Les réfugiés du Donbass qui ont fui vers la Russie sont au nombre de 800 000. Les personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine sont environ 1 million. Les sources russes parlent de dizaines de milliers de victimes civiles et maintenant, pour justifier l’invasion de l’Ukraine, elles parlent de « génocide » dans le Donbass. Cependant, on ne sait pas pourquoi, pendant huit ans, la Russie, qui est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, n’a jamais accusé le gouvernement ukrainien de génocide et n’a pas au moins demandé une enquête ou une force de maintien de la paix.

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