Je reprends du site Chiesa e post Concilio cette analyse originale du conflit à travers des lentilles autres qu’économiques, et un interview de don Nicola Bux, bon connaisseur des églises orientales, qu’on peut qualifier de « proche de Benoît XVI », au moins sur les questions liturgiques (attention: je ne dis pas que les idées défendues ici sont celles du Saint-Père): selon lui, François ne peut pas être un médiateur crédible dans la crise ukrainienne (mais ce n’est qu’un des aspects de la longue interview)

Beaucoup de gens pensent que les guerres n’éclatent que pour des raisons économiques. Bien sûr, l’approvisionnement en matières premières, le contrôle des routes commerciales et la pénétration des marchés sont fondamentaux, mais se limiter à ce facteur important nous empêche de comprendre que c’est la logique du pouvoir – ou du sous-pouvoir – qui anime les États. C’est pourquoi il est utile d’analyser les événements internationaux à la lumière de la géopolitique, qui ne peut manquer de prendre en compte des aspects que les « économistes » (et avec eux une grande partie de la Politique) non seulement peinent à comprendre mais même snobent : les aspects culturels, sociaux, anthropologiques et religieux. En ce sens, dans la crise actuelle, il est utile de comprendre les mouvements internes des différentes Eglises sur le terrain : les Eglises de Russie et d’Ukraine et les relations entre celles-ci et l’Eglise de Rome.

À cet égard, il est intéressant de lire l’interview par La Verità du théologien Nicola Bux (expert en liturgie, nommé par le pape Benoît XVI comme consultant auprès de l’Office pour les célébrations liturgiques et le culte divin).

Nicola Bux y parle de l’autre guerre, la guerre de religion.

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http://chiesaepostconcilio.blogspot.com/2022/03/il-conflitto-poggia-sulla-visione-per.html

Conflits entre orthodoxes

Pour ceux qui n’ont pas suivi les derniers développements, un petit rappel préliminaire s’impose. Difficile de se fier aux médias, presque tous rangés contre la Russie (et en plus, la plupart des articles sont en accès payant).
Voici ce que j’ai trouvé de plus « factuel », sur le site du quotidien libanais « L’Orient le Jour »:

Les orthodoxes en Ukraine sont divisés. Une partie est fidèle au patriarcat de Moscou. « C’est l’Église la plus nombreuse en termes de communautés (11 000 à plus de 12 000 paroisses selon les sources), mais pas en nombre de fidèles : 4 à 5 millions », affirme Antoine Arjakovsky, historien de confession orthodoxe, directeur de recherche au Collège des Bernardins à Paris. Elle a pour chef le métropolite Onufrij, qui dépend du patriarche Kirill de Moscou.
Une autre partie se revendique de l’Église orthodoxe indépendante (« autocéphale ») d’Ukraine, reconnue comme telle en 2018 par le patriarche Bartholomée de Constantinople, le plus prestigieux dignitaire des Églises orthodoxes. Cette décision historique avait mis fin à plus de 300 ans de tutelle religieuse russe et provoqué la colère du patriarcat de Moscou, qui avait dénoncé un « schisme ». Cette Église comprend « environ 15 millions de fidèles », selon M. Arjakovsky, qui cite les statistiques de l’institut d’études ukrainien Razoumkov.

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Le patriarche Kirill, chef de la puissante Église orthodoxe russe depuis 2009, a justifié, dans un sermon très politique le 27 février, l’intervention en Ukraine, y voyant une guerre contre les « forces du mal » qui « combattent l’unité » historique entre les deux pays. Dimanche, il a mis en avant les valeurs traditionnelles russes et pourfendu un Occident « décadent ».

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https://www.lorientlejour.com/article/1293070/le-conflit-change-la-donne-au-profit-de-leglise-ukrainienne-independante.html

« Le conflit repose sur l’idée, pour nous absurde, qu’on puisse faire usage des armes pour freiner la dérive anthropologique de l’Europe ».

(La Verità, 7 mars 2022, ma traduction) Il y a les bombes, qui déchirent les villes et brisent des vies. Il y a les tables de négociation, qui éloignent les parties au lieu de les rapprocher, rendant plus concrète la perspective que le « pire » est encore à venir. Et puis il y a l’autre guerre, la guerre de religion, qui déchire les églises de Russie et d’Ukraine. « Ce conflit embarrasse aussi beaucoup le Vatican », déclare à La Vérità don Nicola Bux, théologien et expert des églises et liturgies orientales. « S’il bouge en faveur de Moscou, il s’expose aux accusations de l’Occident ; s’il bouge contre, il risque de compromettre la parade programmée avec le patriarche russe Kirill ».

Don Bux, le monde arabe est divisé par un conflit religieux qui dure depuis des siècles. Vous attendiez-vous aussi à une nouvelle guerre, entre chrétiens, menée sur le continent européen ?

Je me souviens de l’interview que l’idéologue russe Alexandre Douguine a accordée au quotidien Il Foglio il y a quelques années : « De patrie du logos, l’Europe est devenue une caricature d’elle-même, toute tournée vers le genre et les idéologies libérales ». Face à la trahison des racines chrétiennes, je pense que Vladimir Poutine s’est senti investi d’une mission, une sorte de retour au passé. Avec le soutien de l’Église orthodoxe de Moscou.

Outre la présence de missiles de l’OTAN à la frontière, y a-t-il autre chose, à votre avis ?

Avant les missiles, il y a une question culturelle : la Russie a retrouvé les racines chrétiennes que l’Europe a perdues.

Qu’est-ce que la guerre a à voir avec tout cela ?

La guerre est aussi le résultat de tout cela : le conflit repose sur la vision, absurde pour nous, que pour freiner la dérive anthropologique de l’Europe, on peut même recourir aux armes.

Pour nous, c’est absurde.

Le problème est que l’Occident, en particulier les États-Unis, a fait la même chose : nous avons vu ce que l’idée d’exporter la démocratie dans les régimes du Moyen-Orient a entraîné.

Ne pensez-vous pas que nous sommes confrontés à deux conceptions diamétralement opposées de la démocratie ?

Poutine a une idée corrompue de la démocratie : au vu des fruits produits par un immigrationnisme insensé et des théories du genre avancées par l’Occident, pour lui, cette démocratie a échoué.

A cela s’ajoutent les intérêts de l’Église orthodoxe russe: le schisme entre le patriarcat de Moscou et celui de Kiev a été un coup dur pour le patriarche Kirill. La reconnaissance de l’Église ukrainienne indépendante par le patriarcat de Constantinople a affaibli sa position. Joue-t-il un jeu parallèle ?

C’est ici qu’intervient la fameuse  » symphonie « , qui pour nous était l’alliance entre le Trône et l’Autel.

C’est-à-dire ?

Pour les orthodoxes, il doit y avoir une symphonie entre l’Église et l’État. Ils doivent marcher en harmonie s’ils veulent parvenir au salut de l’humanité. Si l’on connaît la « symphonie », on peut comprendre comment Moscou veut protéger la partie de la nation russe présente en Ukraine avec sa propre Église, même si cela contraste avec la vision de la culture et de la politique de l’Église orthodoxe ukrainienne, sur laquelle Bartholomée de Constantinople a étendu son manteau, du moins en ce qui concerne la politique ecclésiastique.

C’est Bartholomée lui-même qui a reconnu l’indépendance de l’Église ukrainienne, est c’est pour cela qu’il s’est retrouvé dans le collimateur de Moscou.

Il est soutenu par les Américains. Le patriarcat de Constantinople à Istanbul est là, toléré par les Turcs, parce que l’Amérique est derrière lui. Le Vatican, avec le nonce apostolique à Ankara, protège également le patriarcat, sinon il l’aurait déjà jeté par-dessus bord : les Turcs et les Grecs sont comme chiens et chats ».

Après les 236 prêtres et diacres de l’Eglise orthodoxe russe, le chef de l’Eglise ukrainienne soumise au Patriarcat de Moscou a également demandé à Poutine de mettre fin à la guerre. Le seul qui n’a pas exprimé de mots clairs de condamnation est Kirill lui-même : y a-t-il de l’embarras dans l’Église de Moscou ?

Je ne suis pas convaincu, je ne pense pas qu’il y ait d’embarras dans le Patriarcat de Moscou. Même les Russes qui sont opposés à la guerre contre Kiev, qui est le berceau de la chrétienté slave, ne sont en grande partie pas favorables aux « droits » proposés par l’Union européenne, qui sont partagés par la partie europhile de l’Ukraine.

En Russie, ceux qui manifestent pour la paix finissent en prison, y compris les enfants et les personnes âgées. Comment le patriarche peut-il rester indifférent à tout cela ?

Le cadre de référence est différent du nôtre : les Russes ont l’idée de la nation, à laquelle tout doit être soumis. Après tout, lors du massacre des Romanov, les bolcheviks n’ont pas hésité à tuer les enfants de Nicolas II. Kirill vient du monde du KGB : le patriarche ne parle pas parce que le bras séculier de la Russie le couvre et le bénit.

Quel rôle le Saint-Siège pourrait-il jouer dans cette guerre ?

Aplati comme il l’est sur la vision démocratique américaine et sur la vision latino-américaine mouvementiste populaire, je crains que le Saint-Siège n’ait pas de rôle, du moins pas de rôle majeur.

La perspective que le pape François agisse comme médiateur dans cette crise ne vous convainc pas ?

J’ai du mal à l’imaginer dans un rôle de médiateur : lui qui n’a jamais caché ses tendances progressistes ? Le pape tente par tous les moyens de transférer à l’Église catholique l’idée orthodoxe de la synodalité, ce qui est dangereux et voué à l’échec. Il s’est aplati sur les positions du patriarche de Constantinople et sur ses batailles « vertes », et je crois que c’est embarrassant aussi pour Moscou : comment pourraient-ils l’accepter après avoir écouté les propositions qu’il a faites ces dernières années ?

Lesquelles?

Sans aucun doute, le soutien à l’immigrationnisme indiscriminé, principalement d’origine musulmane. Pour les Russes, l’Islam est un peuple à évangéliser et ils ne peuvent tolérer que l’Europe chrétienne se laisse envahir de manière passive. Je me souviens de la lectio magistralis du métropolite Hilarion Alfeev, haut représentant du Patriarcat de Moscou, qui depuis la Faculté de théologie de Bari, a lancé une attaque sévère contre le christianisme européen asservi à un agenda qui brade le continent et dénature l’anthropologie.

Que pensez-vous de la visite du pape François à l’ambassade de Russie auprès du Saint-Siège ? La version « de passage par hasard » du Saint-Père a suscité un certain mécontentement dans la diplomatie vaticane.

Je voudrais citer les mots utilisés par un cardinal pour le commenter : « On fait tout ce qu’on peut pour être admiré par les hommes ».

Que veut-il dire ?

François se lance dans ces actes spectaculaires parce qu’il veut être remarqué, qu’on le voie sortir du moule. Il ne se rend pas compte qu’il est en train de démolir le caractère sacré de la figure du pape.

Par ailleurs, certaines personnes n’ont pas apprécié sa présence dans un talk-show il y a quelque temps.

Pour le courant du monde catholique qui déteste le sacré, tout cela n’est pas un problème. Ceux qui considèrent le pape comme le vicaire du Christ et non comme un fonctionnaire, au contraire, ne l’acceptent pas. Le successeur de Pierre ne va pas chez Fabio Fazio. Paul VI a dit : « Montini n’est plus, il n’y a que Paul VI ». Aujourd’hui, cette phrase doit être lue à l’envers : le pape est Bergoglio, pas François. Il veut que la personne émerge, et non la fonction dont elle a été investie.

Selon le chef de l’Église ukrainienne gréco-catholique, Sviatoslav Shevchuk, si François s’était rendu en Ukraine, la guerre aurait pris fin avant même de commencer.

Je ne pense pas que François écoute les catholiques grecs. Il n’a jamais aimé les uniates, il a toujours préféré les orthodoxes aux catholiques comme lui. Contrairement à saint Jean-Paul II, qui connaissait bien la dynamique interne du monde slave, il a une vision progressiste, imprégnée de la conviction que les gréco-catholiques doivent être tenus à distance parce qu’ils empêchent l’œcuménisme avec les orthodoxes. Alors que les tapis rouges sont déroulés pour les orthodoxes au Vatican, les catholiques grecs doivent passer par la porte de derrière, comme s’ils étaient des croyants de seconde zone. Un document commandé par le cardinal Silvestrini , en 1998, répudie comme méthode d’unité du passé l’union d’une Église orthodoxe avec Rome. Soit les 14 églises orthodoxes le font, soit aucune ne peut le faire seule : en bref, une utopie. Tandis que les églises orthodoxes s’excommunient entre elles, l’œcuménisme catholique a échoué.

En quoi a-t-il échoué, à votre avis ?

L’œcuménisme repose sur le principe que nous sommes tous des chrétiens baptisés : ceux qui passent d’une Église à l’autre, par exemple, n’ont pas à être rebaptisés. Au contraire, les orthodoxes russes et grecs le font. Face à l’inimaginable déchristianisation de l’Europe, nous devons reprendre le chemin de l’évangélisation : c’est seulement ainsi que la division entre les chrétiens prendra fin.

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