Il y a un siècle, nos ancêtres rêvaient naïvement du temps où la machine remplacerait l’homme. Dans leur esprit, cela voulait dire que la malédiction de la Genèse « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » serait enfin conjurée, et que l’homme n’aurait plus besoin de travailler pour « gagner sa vie ». Il semble qu’aujourd’hui, nous y sommes… mais ce n’est pas aussi idyllique que ce qu’ils imaginaient. Marcello Veneziani constate que l’irruption du digital et de l’intelligence artificielle impacte profondément nos vies, presque à notre insu, et que l’homme se déshumanise, perd le contact du réel, tendant à se réduire au doigt qui presse sur un bouton (ou une surface tactile).

Comme dans une Création inversée de Michel-Ange, ne restera-t-il finalement de l’homme que le doigt ?

De l’humanité, il ne restera que le doigt

Nous perdons le sol sous nos pieds. Nous sommes en train de perdre la réalité. À la place de la vie, les flux d’informations, à la place des choses concrètes, les données numériques, à la place de l’univers, le Big Data, à la place de la terre, Google Hearth, à la place du ciel, le Cloud. Sans s’en rendre compte, une substitution radicale s’opère ; non pas des peuples d’Europe avec les flux migratoires, comme le soutient Renaud Camus. Mais la substitution beaucoup plus profonde du monde réel, le monde des choses et de la vie pensante, des cœurs et des esprits, par le monde artificiel, comme l’intelligence et tous les médiums qui se dressent entre nous et le monde. Jusqu’à la substitution de l’homme. Le plus terrible, c’est que nous n’y prêtons pas attention, nous n’y pensons pas. Cela arrive, nous ne pouvons pas y échapper. Tout est si inéluctable, si automatique. La perte de liberté est absolue quand on vit sa vie comme un automate.

J’ai entre les mains un livre de Byung-Chul Han [philosophe allemand d’origine sud-coréenne né en 1959], Le non cose [« Les non choses »; le titre de la traduction en français est « La fin des choses » (Actes Sud, 2022)], qui décrit « comment nous avons cessé de faire l’expérience du réel ». Le philosophe germano-coréen dénonce une transformation comme jamais auparavant et lance un réquisitoire contre le monde contemporain, qui le place à juste titre parmi les conservateurs apocalyptiques. Que s’est-il passé ? La révolution numérique a fait de nous tous des « infomanes ». (…). Nous sommes guidés par des algorithmes, nous n’avons plus d’autonomie de pensée et de vision de la réalité. Nous sommes connectés mais nous avons cessé d’avoir des liens.

Il ne serait pas possible de donner une image plus sombre de la situation : nous sommes dans la phase finale de l’aliénation. Après cela, il y a seulement la disparition de l’humain. La main qui était le symbole agissant de l’humanité devient inerte et cède la place au doigt, comme il sied à une société digitale. Nous devons appuyer sur des boutons et non plus gérer le monde. Le doigt ouvre des accès, entame des parcours préétablis, nous conduit dans une dimension fictive, artificielle, irréelle.

L’homo sapiens a été remplacé par le phono sapiens [voir plus bas, ndt]. La seule soupape de sécurité est le jeu, s’amuser. L’histoire est remplacée par la narration, les frontières entre culture et commerce disparaissent, toute relation entre culture et communauté est perdue.

Le sceptre qui nous rend apparemment souverains et en réalité esclaves de ce nouveau monde nous est désormais plus familier que tout autre chose : le smartphone. Il transforme le monde en information, et la réalité – pourrions-nous ajouter – en représentation véhiculée. Le smartphone veille sur nous, et veillera encore plus sur nous au fur et à mesure que les technologies se perfectionneront. L’infosociété n’opprime pas ou ne supprime pas la liberté, même si elle pose de plus en plus d’interdictions et de censures : mais elle l’exploite, elle la vide et la remplit ensuite de ses propres apports. En somme, elle la dirige, elle la façonne ; ainsi la liberté se nie elle-même. Les choses disparaissent, mais l’autre aussi, dans la relation narcissique et autistique avec le smartphone. L’intelligence artificielle n’a pas de monde, pas de cœur, pas de pathos, pas de concept ; elle est sourde et aveugle.

En termes d’icônes, l’étape décisive, selon Han, est le passage de la photographie analogique au numérique. La photographie imprimée, sur papier, est une chose, elle subit la dégradation et la mort, comme si elle était vivante. Elle est une émanation de la personne réelle, elle se souvient, elle raconte une histoire, un destin. La photo numérique, en revanche, élimine le référent, elle est auto-référentielle, instantanée, détachée du cheminement du monde. Le selfie n’est pas une chose, mais une non-chose, une info, à ne pas garder en mémoire. Le portrait analogique est silencieux mais parlant, comme une nature morte : le portrait numérique est bruyant mais inexpressif, il annonce la fin de l’humain et ne connaît ni la mort ni le transitoire.

Après avoir lu Byung Chul Han, on se retrouve avec une nuée de doutes : le saut de l’analogique au numérique est-il vraiment si radical, ou s’agit-il d’une transition progressive ? Pourquoi la technologie, qui a toujours accompagné l’homme, ne libère-t-elle que maintenant tout son potentiel inhumain ? En dehors des avantages incontestables du digital, quelle réponse pouvons-nous apporter, si ce n’est de constater la perte du monde, de la réalité et de l’humain ? Avons-nous des marges de réaction ou d’alternative, est-il possible (et souhaitable) de revenir en arrière, d’effacer, de supprimer l’infosphère numérique ? Sommes-nous sûrs que c’est la technologie qui nous change et non l’homme lui-même qui utilise la technologie pour se changer au point de se supprimer et de se préparer à une autre dimension post-humaine ? Et si nous étions incapables de supporter les limites, la douleur, le caractère éphémère de notre être, que nous voulions fuir la réalité, la mortalité, notre être et ses limites ?

Ce que Han note à propos de la société numérique, Heidegger l’avait déjà noté en son temps avec la simple utilisation de la machine à écrire, constatant la domination du doigt qui appuie sur la main qui saisit et édite ; pourtant nous n’étions pas encore dans une ère numérique et le produit était une chose réelle, une feuille écrite. L’ordinateur perfectionnera cette transition, mais Heidegger a noté le caractère aliénant de la machine à écrire.

En remontant les millénaires, Platon, narrant le mythe de Theuth dans Phèdre, voyait déjà dans l’écriture le déclin de la faculté humaine de garder en mémoire, de transmettre par la parole vivante. L’écriture ne sert pas à se souvenir, dit Platon à travers le roi égyptien Thamus, mais à oublier, en laissant une trace uniquement dans les écrits. De là viendra une fausse sagesse, nous connaîtrons « l’apparence, pas la vérité ».

En somme, la substitution vient de loin, elle est imbriquée dans l’histoire de l’homme et de la technique, et le numérique n’en est que la dernière étape connue. Tout comme les pieuvres ont un cerveau dans leurs tentacules, le cerveau des humains se réfugiera-t-il dans le doigt ? Comme dans une Création inversée de Michel-Ange, ne restera-t-il finalement de l’homme que le doigt ?

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