Un journaliste vétéran ayant travaillé dans les plus grands médias américains, Joe Lauria, tente de reconstruire ce qui s’est passé entre le mercredi 30 mars (où le maire de Butcha, tout sourire, annonçait que les Russes avaient quitté sa ville) et le 2 avril, où la nouvelle d’un massacre perpétré par l’armée russe se répandait dans les médias internationaux, à partir du NYT. On lui sait gré de ne pas prendre position dans le conflit (« Il se peut que ce soit le bataillon Azov qui a perpétré des meurtres par vengeance contre des collaborateurs russes, ou que ce soit les Russes qui ont perpétré ce massacre« , écrit-il) mais il réclame un peu moins de précipitation dans le jugement, alors qu’aucune enquête n’a encore été menée et que les sources proposées sont toutes issues des proches de Zelensky (merci à Marco Tosatti qui m’a menée à cet article)
Des questions subsistent autour du massacre de Butcha
4 avril 2022
L’Occident a porté un jugement éclair sur la responsabilité du massacre de la ville ukrainienne de Butcha en appelant à des sanctions plus strictes contre la Russie, mais la question de la culpabilité est loin d’être tranchée, écrit Joe Lauria.
Quelques heures après l’annonce dimanche du massacre de Butcha, une ville située à 63 km au nord de la capitale ukrainienne, le verdict est tombé : Dans un acte insensé, les troupes russes avaient massacré des centaines de civils innocents alors qu’elles se retiraient de la ville, laissant leurs corps joncher les rues.
Contrairement à leurs systèmes judiciaires, lorsqu’il s’agit de guerre, les nations occidentales se passent d’enquêtes et de preuves et prononcent la culpabilité sur la base de motifs politiques : La Russie est coupable. L’affaire est close.
Sauf que l’affaire n’a même pas encore été ouverte et que la sentence est déjà proposée. Le président français Emmanuel Macron, par exemple, a demandé que le charbon et le pétrole russes soient interdits en Europe. « Il y a des indications très claires de crimes de guerre », a-t-il déclaré lundi sur la radio France Inter. « Ce qui s’est passé à Butcha exige un nouveau cycle de sanctions et des mesures très claires, nous allons donc nous coordonner avec nos partenaires européens, notamment avec l’Allemagne. »
D’autres voix appellent désormais dangereusement les États-Unis à entrer en guerre contre la Russie à cause de cet incident.
« C’est un génocide », a déclaré le président ukrainien Volodymyr Zelensky à Face the Nation sur CBS. « Les mères des Russes devraient voir ça. Voyez quels salopards vous avez élevés. Des meurtriers, des pillards, des bouchers », a-t-il ajouté sur Telegram.
La Russie a catégoriquement nié avoir quelque chose à voir avec le massacre.
Par où commencer
S’il devait y avoir une enquête sérieuse, l’un des premiers points par lesquels un enquêteur commencerait serait d’établir une chronologie des événements.
Mercredi dernier [30 mars, ndt], selon le ministère russe de la Défense, toutes les forces russes ont quitté Butcha.
Ce fait a été confirmé jeudi par le maire de Butcha Anatolii Fedoruk, souriant, dans une vidéo publiée sur la page Facebook officielle du conseil municipal de Butcha. Et voici la traduction du message accompagnant la vidéo:
« Le 31 mars – le jour de la libération de Butcha. C’est l’annonce du maire de Butcha, Anatolii Fedoruk. Ce jour restera dans l’histoire glorieuse de Butcha et de toute la communauté de Butcha comme le jour de la libération par les forces armées de l’Ukraine des occupants russes. »
Toutes les troupes russes sont parties et pourtant il n’y a aucune mention d’un massacre. Fedoruk, tout sourire, affirme que c’est un « jour glorieux » dans l’histoire de Butcha, ce qui serait difficilement le cas si des centaines de civils morts jonchaient les rues autour de Fedoruk.
Dans un message posté sur Telegram, le ministère russe de la Défense déclarait:
« Le ministère russe de la Défense dément les accusations du régime de Kiev concernant le meurtre présumé de civils à Butcha, dans la région de Kiev. Les preuves de crimes à Butcha ne sont apparues que le quatrième jour après l’arrivée dans la ville du Service de sécurité de l’Ukraine et de représentants des médias ukrainiens. Toutes les unités russes se sont complètement retirées de Bucha le 30 mars, et ‘pas un seul habitant n’a été blessé’ pendant la période où Butcha était sous le contrôle des troupes russes ».
Que s’est-il passé ensuite ?
Que s’est-il passé ensuite vendredi et samedi ? Comme le souligne Jason Michael McCann dans un article publié sur Standpoint Zero, le New York Times, qui se trouvait à Butcha le samedi, n’a pas parlé de massacre. En revanche, le NYT a déclaré que le retrait avait été achevé samedi, deux jours après que le maire l’ait annoncé, et que les Russes avaient laissé « derrière eux des soldats morts et des véhicules brûlés, selon des témoins, des responsables ukrainiens, des images satellites et des analystes militaires ».
Selon le NYT, les journalistes ont trouvé les corps de six civils. « Les circonstances de leur mort n’étaient pas claires, mais l’emballage jeté d’une ration militaire russe gisait à côté d’un homme qui avait reçu une balle dans la tête », indique le journal, qui cite ensuite un conseiller de Zelensky :
« Les corps de personnes aux mains liées, qui ont été abattues par des soldats, gisent dans les rues », déclare le conseiller, Mykhailo Podolyak, sur Twitter. Ces personnes n’étaient pas dans l’armée. Elles n’avaient pas d’armes. Elles ne représentaient aucune menace ». Podolyak joint une image d’une scène, photographiée par l’Agence France-Presse, montrant trois corps sur le bord d’une route, l’un d’eux ayant apparemment les mains attachées dans le dos. Le New York Times n’a pas été en mesure de vérifier de manière indépendante l’affirmation de M. Podolyak selon laquelle les personnes avaient été exécutées. »
Il est possible que samedi, l’ampleur de l’horreur n’avait pas encore émergé, et que même le maire n’était pas au courant deux jours plus tôt, bien que les photos montrent maintenant beaucoup de corps en plein air dans les rues de la ville, ce qu’il serait vraisemblablement difficile de ne pas remarquer.
À Butcha, le NYT se trouvait à proximité du bataillon néonazi Azov, dont les soldats apparaissent sur les photos du journal. Dans son article, McCann suggère qu’Azov pourrait être responsable des meurtres :
Quelque chose de très intéressant se produit alors le [samedi] 2 avril, quelques heures avant qu’un massacre soit porté à l’attention des médias nationaux et internationaux.
Le site Internet [en langue ukrainienne] Left Bank fondé par le Gorshenin Institute, financé par les États-Unis et l’UE, annonçait :
« Les forces spéciales ont commencé une opération de nettoyage dans la ville de Butcha, dans la région de Kiev, qui a été libérée par les forces armées ukrainiennes. La ville est débarrassée des saboteurs et des complices des forces russes« .
L’armée russe ayant à présent complètement quitté la ville, cela ressemble à s’y méprendre à des représailles. Les autorités de l’État parcourent la ville à la recherche de « saboteurs » et de « complices des forces russes ». La veille [vendredi], Ekaterina Ukraintsiva, représentante de l’autorité municipale, est apparue dans une vidéo d’information sur la page Telegram de Butcha Live, vêtue d’un treillis militaire et assise devant un drapeau ukrainien, pour annoncer » le nettoyage de la ville « . Elle a informé les habitants que l’arrivée du bataillon Azov ne signifiait pas que la libération était complète (mais elle l’était, les Russes s’étaient entièrement retirés), et qu’un « nettoyage complet » devait être effectué.
Ukraintsiva s’exprimait un jour après que le maire ait déclaré que la ville était libérée.
Le dimanche matin, le monde entier apprenait le massacre de centaines de personnes. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken déclarait : « Nous condamnons fermement les atrocités apparentes commises par les forces du Kremlin à Butcha et dans toute l’Ukraine. Nous cherchons à obtenir des explications en utilisant tous les outils disponibles, en documentant et en partageant les informations pour que les responsables soient tenus responsables. » Le président Joe Biden appelait lundi à un procès pour « crimes de guerre ». « Ce type est brutal, et ce qui se passe à Butcha est scandaleux, et tout le monde l’a vu. Je pense que c’est un crime de guerre ».
L’incident de Bucha est un moment critique de la guerre. Une enquête impartiale est justifiée, enquête que les Nations unies seraient probablement les seuls à pouvoir mener. Il se peut que ce soit le bataillon Azov qui a perpétré des meurtres par vengeance contre des collaborateurs russes, ou que ce soit les Russes qui ont perpétré ce massacre (là encore, le Pentagone tempère l’hystérie guerrière, en disant qu’il ne peut ni confirmer ni nier la responsabilité de la Russie).
La précipitation du jugement est dangereuse, avec des propos irresponsables sur le fait que les États-Unis combattent directement la Russie. Mais ce que nous vivons, c’est une course au jugement.
Joe Lauria
Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News et ancien correspondant aux Nations unies pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux, dont The Montreal Gazette et The Star of Johannesburg. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres, journaliste financier pour Bloomberg News et il a commencé son travail professionnel à 19 ans comme pigiste pour le New York Times.
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