Voici l’hommage d’Andrea Gagliarducci pour le 95e anniversaire du Saint-Père. Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai déjà eu l’occasion de dire: personne, au moins parmi les vaticanistes, ne l’a mieux compris que lui. Sans doute grâce à ce « présupposé de sympathie (que l’on perçoit chez lui – au minimum!) sans lequel aucun dialogue n’est possible » que réclamait Benoît XVI lui-même dans la préface du 1er tome de son « Jésus de Nazareth »

Au fond, Benoît XVI n’est pas seulement un docteur de l’Église. Il est vraiment une cathédrale.

Les paroles « errantes » de Benoît XVI, dans l’attente de quelqu’un qui sache les révéler

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting
16 avril 2022

Ce n’est peut-être pas un hasard si le 95e anniversaire de Benoît XVI coïncide avec Pâques. Car c’est à Pâques qu’il a consacré toute sa vie, à l’étude du mystère de la Résurrection, qui est la base de toute la théologie catholique. Et de fait, Jésus de Nazareth est le « livre héritage » de Benoît XVI, trois volumes écrits lorsqu’il était Pape mais conservant son nom de professeur, ouvert à la critique et aux commentaires, pour un héritage théologique encore à découvrir.

Dans le troisième volume de Jésus de Nazareth, consacré aux Évangiles de l’enfance, Benoît XVI souligne qu’il existe dans l’Ancien Testament des mots qui semblent encore « errants », qui peuvent être corrélés à telle ou telle figure, mais le vrai propriétaire du texte se fait attendre. Ce n’est que quand le vrai propriétaire du texte apparaît dans la Bible que tout devient logique. Et si la Bible est inspirée par Dieu, c’est Dieu qui est le vrai propriétaire du texte. Donc, tout reste suspendu jusqu’à ce que Jésus-Christ apparaisse dans l’histoire, et ainsi l’Écriture peut être lue et comprise d’une manière nouvelle.

Benoît XVI, dans toute sa vie de professeur, n’a fait qu’étudier et vivre en essayant de donner à ces mots « errants » un propriétaire, en essayant de leur donner un contexte et un sens particulier et réel. L’Écriture est vie, pour Benoît XVI, et c’est pourquoi même l’histoire de Jésus ne peut pas être déconnectée de l’Écriture, on ne peut pas l’interpréter comme quelque chose de purement symbolique, comme le fait la méthode historico-critique.

Mais le contrapasso est juste derrière le tournant. Dans le cas de Benoît XVI, c’est que même ses paroles restent comme « errantes » si elles ne sont pas placées dans la perspective de Dieu. Et c’est ce qui n’a pas été compris à propos de Benoît XVI.

On a essayé de lire la pensée de Benoît XVI selon les catégories de la vie et de l’histoire, et on n’a jamais compris – peut-être n’a-t-on pas voulu le faire – que tout ce que Joseph Ratzinger a fait, c’est suivre un itinerarium mentis in Deum, le chemin de l’esprit vers Dieu théorisé par son cher saint Bonaventure.

Il y a des concepts clés dans les discours et les textes de Benoît XVI qui nous aident à comprendre. Comme celui de « démondanisation », la nécessité de séparer et d’unir, de regarder l’Église comme quelque chose où le blé croît avec l’ivraie, jusqu’à ce que les choses doivent être séparées à nouveau, puis unies et purifiées dans la nouvelle perspective du Christ.

D’où l’idée de trouver une synthèse, de ne jamais condamner, mais de toujours essayer de tirer le bon côté de chaque chose. En tant que préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi, le cardinal Ratzinger ne visait pas seulement à condamner, mais plutôt à chercher la bonne partie, celle à partir de laquelle on peut construire. Comme il le fait avec la Théologie de la Libération, à laquelle il consacre deux instructions, l’une pars desrtuens et l’autre pars construens, où il y a non seulement la condamnation des thèses qui s’écartent clairement de la théologie chrétienne en prenant des catégories politiques, mais aussi la reconstruction à partir de ce qui est bon dans cette théologie.

C’est cet effort de synthèse qui a conduit Benoît XVI, en tant que pape, à libéraliser l’ancien usage de la messe, en considérant le Missel de Pie X comme une forme extraordinaire qui accompagne, mais ne remplace pas, le Missel de Paul VI. Parce que l’Église veut l’unité et la communion, et non la séparation entre les bons et les mauvais.

Et c’est dans cette perspective qu’est née l’idée de fonder la revue Communio, en rupture avec la revue Concilium qui diffusait la parole du concile Vatican II selon les principes de la rupture et non de la continuité. Il s’agit d’une approche de synthèse et de valorisation, et non d’opposition et d’exclusion.

Benoît XVI démasque les hypocrisies du monde en racontant, avec toute sa vie, qu’il n’y a qu’une seule vérité, celle de l’Évangile, qui part d’une donnée historique reconnue, qui est la venue de Jésus-Christ dans le monde, et que ce n’est qu’à partir de cette donnée concrète que nous pouvons vraiment avancer. Il n’y a pas de progressisme qui tienne, si celui-ci a la volonté de diviser le monde en catégories, s’il n’a pas la volonté de séparer puis d’unir avec un regard vers le Christ.

Dans ses biographies, il est souvent écrit que Benoît XVI a d’abord été progressiste, puis est devenu conservateur. Mais il s’agit là aussi d’une mauvaise catégorisation, car Benoît XVI est toujours resté lui-même. Il n’est pas dans l’opposition simplement parce qu’il ne conçoit pas l’opposition. Il pense à la foi, aux traditions, aux personnes. Au fond, il n’y a pas de théologie plus populaire que celle de Benoît XVI, les yeux tendus vers le ciel et les pieds fermement sur terre, vers la vie quotidienne qui se déroule vers la Résurrection.

Ce n’est pas un hasard si le chapitre sur la résurrection du deuxième volume de Jésus de Nazareth est celui qui a pris le plus de temps à Benoît XVI. Il y a travaillé, en essayant de comprendre l’extraordinaire nouveauté de ce fait, car – écrit Benoît XVI – personne n’avait pensé à un Messie crucifié, et « le fait était là – écrit Ratzinger – et sur la base de ce fait il fallait lire les Écritures d’une manière nouvelle ».

Il y a des années, j’ai écrit que l’on peut relire non seulement le Magistère pontifical de Benoît XVI, mais aussi l’extraordinaire aventure du théologien Joseph Ratzinger, comme une recherche de la clé pour comprendre le mystère de la Résurrection et le situer dans les temps, dans les personnes, dans l’Église d’aujourd’hui. Depuis sa thèse de doctorat sur Saint Bonaventure (qui est devenue un livre : Saint Bonaventure. La théologie de l’histoire).

C’est l’époque de Joachim de Fiore, du mouvement des Franciscains conventuels, de l’interprétation de l’histoire comme trinitaire qui va au-delà de la révélation de l’Ancien Testament et de l’interprétation de la figure de François, humble et intimement uni à l’Église, comme initiateur des nouveaux thèmes, avec le risque que le message de François soit mal compris.

Bonaventure répond à ce mouvement. Il savait que la figure de François, si différente du monachisme précédent, avait besoin d’une nouvelle interprétation ; il se rendait compte de la nécessité pratique d’avoir un fondement théologique pour que les nouvelles structures puissent s’insérer dans la réalité de l’Église hiérarchique, et de l’Église réelle ; il savait que la nouveauté de la figure de François ne devait pas être perdue, même si c’était avec réalisme.

Bonaventure concilie les positions, rappelle que Jésus-Christ est l’ultime parole de Dieu – en lui le Christ a tout dit, se donnant et se disant lui-même – mais comment en même temps l’Église n’est pas immobile, elle a une nouveauté continue. Parce que le Christ n’est pas la fin de l’histoire, mais le centre de l’histoire.

Le développement de la pensée de Joseph Ratzinger, le pape Benoît XVI, part de cette prise de conscience, de cette méthode qui réconcilie le nouveau avec le Christ, le renouveau avec l’adhésion à l’Église, les Pères de l’Église avec la modernité.

Aujourd’hui, alors que le pape émérite fête ses 95 ans, nous nous rendons compte que ses paroles sont encore errantes, encore mal comprises. Mais c’est parce que le monde, parfois même l’Église, a cessé de penser dans la perspective de Dieu. Et parce que le monde pense avoir la vérité dans sa poche. Pas Benoît XVI, qui a toujours soutenu que la vérité ne se possède pas, ni ne peut être possédée, mais que c’est la vérité qui vient à nous.

Ad multos annos, Benoît XVI, toujours tourné vers le ciel, montant vers lui par une pensée théologique raffinée, les pieds plantés sur terre à la recherche du sens du Christ dans la vie de chacun.

Au fond, Benoît XVI n’est pas seulement un docteur de l’Église. Il est vraiment une cathédrale.

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