« Clarifier la notion d’Occident est d’une grande importance, surtout aujourd’hui en raison de la guerre en Ukraine. Une idée correcte de l’Occident peut être très utile pour la cause de la paix » (note de l’Observatoire Cardinal Van Thuân).

Il existe deux idées d’Occident: l’Occident en tant que christianisme et l’Occident en tant que démocratie libérale, l’Occident en tant que civilisation chrétienne classique et l’Occident en tant que modernité idéologique/postmodernité. Non seulement ces deux Occident sont distincts et ne se chevauchent pas, mais ils sont doctrinalement irréconciliables.

Cathédrale Sainte Sophie, Kiev

Note de l’Observatoire Cardinal Van Thuân sur la signification de l’Occident, à propos de la crise ukrainienne

Stefano Fontana
https://vanthuanobservatory.com/
19 avril 2022

Clarifier la notion d’Occident est d’une grande importance, surtout aujourd’hui en raison de la guerre en Ukraine. Une idée correcte de l’Occident peut être très utile pour la cause de la paix.
Dans cette Note, l’Observatoire n’intervient pas spécifiquement dans le conflit actuel, mais propose un horizon qui semble plus approprié que ceux qui prévalent aujourd’hui.
Concevoir le conflit actuel comme interne à l’Occident, presque une « guerre civile en Occident », ou le concevoir comme un affrontement entre l’Occident et quelque chose d’autre qui lui est opposé, sont des visions très différentes. Nous pensons que la première conception – que nous entendons soutenir ici – est la plus correcte et, par conséquent, également la plus apte à aider à surmonter la tension, puisqu’elle indique une origine et une matrice communes.

L’Occident ne peut certes pas être compris dans un sens géographique, non seulement parce que, la terre étant une sphère, personne ne se trouve en occident sans être à son tour à l’orient d’un occident, mais surtout parce que ce qui est considéré comme Occident s’affranchit largement de la géographie : par exemple, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont considérées comme Occident.

On pourrait alors dire que l’Occident n’est rien d’autre que la Magna Europa, c’est-à-dire l’Europe et ses projections extra-européennes (les Amériques, l’Océanie, les Philippines, l’Afrique chrétienne). L’Europe, comprise comme Occident, n’est alors pas un lieu géographique mais une civilisation.
Géographiquement, la Turquie (en partie), la République turque de Chypre du Nord, le Kosovo islamique, la Bosnie et l’Albanie musulmanes sont certes l’Europe ; sont-ils aussi l’Europe au sens de la civilisation européenne ? De même qu’il existe une Europe, comprise comme civilisation, en dehors de l’Europe géographique, de même il existe des civilisations ou des aspects de la civilisation au sein de l’Europe géographique qui ne sont pas conformes à la civilisation européenne.

L’Occident et l’Europe sont donc une civilisation. C’est la civilisation née de la synthèse providentielle de la Révélation divine, de la philosophie grecque et du droit romain, à savoir la civilisation chrétienne. Le christianisme, l’Europe et l’Occident sont des concepts qui se chevauchent. Le sens essentiel et non géographique de l’Occident est la civilisation chrétienne née de la rencontre entre la classicité gréco-romaine et l’Évangile. Une rencontre favorisée, de manière extraordinaire, par le monachisme, qui a permis de synthétiser l’Évangile, la latinitas et la germanitas dans une réalité historique unique et distinctive. La civilisation issue de cette synthèse transcende les frontières géographiques, car son centre n’est pas géométrique, mais divin (Jésus-Christ). La distinction même, au sein du christianisme, entre monachisme d’Orient et d’Occident est éphémère et insubstantielle : il s’agit d’un seul et même monachisme, différent du monachisme non-chrétien et incarné dans les nombreuses traditions populaires. Cela fait de l’Occident (compris comme le christianisme) une civilisation essentiellement différente du monde islamique et des civilisations de l’Inde, de la Chine, du Japon, etc.

Compris de cette manière, l’Occident sera certes l’Europe et ses projections extra-européennes, mais il sera également compris comme inséparable des christianismes millénaires situés en dehors de l’écoumène gréco-romain, tels que, par exemple, l’éthiopien ou l’arménien. Un Occident ainsi compris considérera comme indissolublement unies à lui les civilisations chrétiennes situées en tant que minorités dans des pays non chrétiens (par exemple les Coptes d’Egypte, les Syriaques et les Maronites d’Asie Mineure, les Chaldéens de Mésopotamie, les Chrétiens de Saint Thomas en Inde, etc.).

On pourrait aussi comprendre l’Occident non pas comme la civilisation chrétienne, non pas comme l’Europe et la Magna Europa dans leur totalité mais seulement dans leur partie occidentale, suivant l’ancienne division entre l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient, entre le monde latin et le monde grec, entre Rome et Constantinople.
Mais même dans ce cas, le compte n’y est pas, en effet, la division Rome/Byzance supposerait de considérer aussi la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie… et l’Ukraine elle-même , comme Orient.
Si les Russes orthodoxes sont schismatiques, il en va de même pour les Ukrainiens, dont la majorité est également orthodoxe. A l’univers byzantino-slave appartiennent la Russie orthodoxe et aussi, dans une très large majorité, l’Ukraine, tant orthodoxe qu’uniate. Si la Russie est Orient (et non Occident), l’Ukraine l’est aussi, à l’exception peut-être de l’ancienne Galicie orientale des Habsbourg. Si la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie et l’Ukraine sont Occident, alors il est clair que la frontière de l’Occident n’est pas l’ancienne frontière avec le monde byzantin et que le critère n’est pas le schisme de 1054.

Si l’on comprend l’Occident et l’Europe de cette manière [càd comme la civilisation chrétienne, comme dit plus haut, ndt], alors on doit dire que la Russie est géographiquement l’Europe jusqu’à l’Oural et fait partie de la civilisation européenne. La tradition spirituelle et liturgique de la Russie, l’art figuratif sacré et profane, la musique, le théâtre et la littérature sont des hauts lieux de la civilisation européenne.

Jean-Paul II l’a exprimé en disant que l’Europe devait être considérée « de l’Atlantique à l’Oural ». La Russie est Occident dans un sens « essentiel ». En outre, au cours de son histoire millénaire, elle a, à plusieurs reprises, joué consciemment le rôle de gardienne des chrétiens persécutés ou soumis à un pouvoir temporel non chrétien : à l’époque des Tsars à l’égard des Arméniens par rapport à l’empire turc, à l’égard des Grecs et des Serbes en favorisant leur indépendance nationale vis-à-vis du sultan ottoman, récemment en Syrie en empêchant les forces djihadistes du Califat d’établir un régime islamiste, au Liban, en Egypte et en Artsakh pour protéger les chrétiens arméniens de la violence des Azéris islamistes.

Si l’on considère l’Occident en tant que civilisation chrétienne, on ne peut s’empêcher d’avoir des doutes légitimes sur le protestantisme luthérien, étant donné sa rupture avec la révélation divine (la Sainte Écriture et la Sainte Tradition confiées par Dieu à la Sainte Mère l’Église), son option radicalement anti-métaphysique et anti-juridique et, par conséquent, son inconciliabilité avec l’héritage classique gréco-romain. Le protestantisme rejette à la racine la raison spéculative, la connaissance de l’être, le réalisme gnoséologico-métaphysique, la conception éthico-finaliste de la politique, le naturalisme classique et chrétien des juristes romains, de Cicéron et de saint Thomas, et l’anthropologie classique. Si l’Occident est la civilisation chrétienne et que le protestantisme rend la civilisation chrétienne impossible, il faudra conclure que le protestantisme n’est pas l’Occident et qu’il est même anti-occidental.

Pourtant, ceux qui parlent de l’Occident aujourd’hui se réfèrent à des pays qui sont pour la plupart protestants, du moins dans leur conscience historique de soi, même s’ils sont désormais athées dans la réalité de leurs propres élites, de leurs propres systèmes de pouvoir et de leur propre culture dominante.

Ce que nous avons dit concerne l’Occident « essentiel », mais selon la compréhension actuelle du terme « Occident », nous pouvons conclure qu’il est désormais considéré comme le système des démocraties libérales placé sous l’hégémonie politique et culturelle de l’anglosphère. Cette définition actuelle de l’Occident diffère radicalement de l’Occident « essentiel » compris dans son identité culturelle et historique en tant que civilisation chrétienne (soit in toto, soit en tant que civilisation chrétienne latine).

Il existe donc deux idées de l’Occident : l’Occident en tant que christianisme et l’Occident en tant que démocratie libérale, l’Occident en tant que civilisation chrétienne classique et l’Occident en tant que modernité idéologique/postmodernité. Ces deux Occident ne sont pas seulement distincts et ne se chevauchent pas, mais sont doctrinalement irréconciliables.

L’Occident, compris dans le second sens, peut alors inclure des peuples et des pays catholiques, protestants, orthodoxes, islamiques, juifs, bouddhistes et shintoïstes pour autant qu’ils relativisent leur être en le subordonnant au dogme de la modernité idéologique laïco-libérale. L’Occident sera la Turquie laïque kémaliste, l’État d’Israël, la Corée du Sud et le Japon, l’Ukraine de Zelensky.

La doctrine et l’histoire nous disent que ces deux manières d’être Occident ne peuvent pas être combinées pour n’en former qu’une seule « à cause de la contradiction qui ne le permet pas » (Divine Comédie, Enfer, XXVII, 120), le protestantisme étant incompatible avec l’idée même de civilisation chrétienne, le libéralisme et le démocratisme étant des idéologies condamnées par le Magistère comme inconciliables avec la Vérité, et la franc-maçonnerie ayant été condamnée par l’Église. Sans parler des développements les plus actuels dans le domaine des « nouveaux droits » qui révèlent de plus en plus le visage anti-chrétien de l’Occident compris comme un système de pouvoir libéral à prétention mondiale.

Utiliser le terme « Occident » de manière équivoque, en faisant croire qu’il s’agit de la civilisation chrétienne et en signifiant plutôt l’Occident comme un système de démocraties libérales, est une opération intellectuellement incorrecte, un véritable transfert idéologique, souvent au détriment des catholiques, du christianisme vers la modernité et la post-modernité, réalisé par l’utilisation équivoque et incantatoire du terme « Occident ».

Tout au long de l’histoire, de nombreuses preuves du conflit entre les deux conceptions de l’Occident ont été apportées. Par exemple, le choc historique entre l’Espagne catholique de Philippe II et l’Angleterre protestante d’Elizabeth Ière; l’engagement constant de l’Angleterre en tant que puissance anticatholique et antipapiste, y compris son rôle dans les événements qui ont conduit à la fin des États pontificaux et à la naissance du Risorgimento italien ; l’interventionnisme des États-Unis dans la guerre chrétienne au Mexique ; la politique des États-Unis eux-mêmes en Amérique latine, qui s’oppose aux rares et courageuses tentatives d’établir des régimes politiques répondant à l’idée de res publica christiana ; l’engagement des puissances « occidentales » à démembrer, après la première guerre mondiale, l’empire autrichien, le dernier empire chrétien d’Europe ; la triste situation des chrétiens après les récentes guerres au Kosovo, en Libye, en Irak et en Syrie.

L’Occident, entendu comme civilisation chrétienne, a connu un long processus de sécularisation et de décomposition interne, et ce, tant dans les démocraties libérales qu’en Russie. Le communisme en est un bon exemple. Sur la base des événements qui ont suivi la révolution russe de 1917, il est habituel d’opposer l’Occident libéral-démocratique au communisme soviétique de Russie. Toutefois, le communisme est un produit de l’Occident en tant que dégénérescence de la civilisation chrétienne. Le Manifeste du parti communiste a été rédigé par un Allemand à Londres et Lénine a été envoyé dans une fourgon blindé de Suisse en Russie. Le marxisme représente l’accomplissement idéologique de la modernité occidentale, synthétisant la gnose allemande (aux racines luthériennes) de Hegel et la pensée anglaise du XIXe siècle (positivisme, évolutionnisme, économisme). La guerre froide entre la démocratie libérale et le social-communisme n’était donc pas un affrontement entre l’Occident, compris comme la civilisation chrétienne, et un anti-Occident marxiste. Il s’agissait plutôt d’une guerre civile interne à l’Occident en tant que modernité idéologique. Le grand absent de la guerre froide était précisément l’Occident en tant que civilisation chrétienne, réduit à la marginalité géopolitique et encore vivant seulement dans le Magistère social de Pie XII … et ensuite, à certains égards, dans celui de Jean-Paul II.
Le social-communisme est tellement occidental qu’aujourd’hui, bien plus que dans la nostalgie soviétique d’une minorité de Russes et de Biélorusses, on le trouve puissant et prospère dans la social-démocratie nord-européenne, dans le social-capitalisme du contrôle social de l’Union européenne, au Canada, en Australie et dans de nombreux pays « occidentaux », dans le socialisme qui s’est également infiltré dans la politique américaine (avec une puissante accélération sous la présidence Obama), dans le trotskisme et le gramscisme si à la mode dans les milieux académiques et l’intelligentsia anglo-saxonne, dans le marxisme culturel des différents mouvements occidentaux ayant un arrière-plan racial ou de genre, ainsi que ce qu’on nomme Cancel culture.

L’Occident en tant que civilisation chrétienne se meurt à l’Est comme à l’Ouest, aussi bien du relativisme nihiliste dans les démocraties libérales qu’en Russie après le lourd effet sécularisant des décennies de communisme. Les deux réalités font partie du même Occident, tant en raison de leurs origines communes dans la civilisation chrétienne, qu’en raison de leur participation commune, naturellement avec les différences historiques et culturelles qui s’imposent, à la dégradation de cette même civilisation chrétienne. Dans les deux « mondes », cependant, on constate aussi de nouveaux phénomènes de refus de l’Occident de la liberté sans critères et d’un mondialisme imposé et étouffant, de la société artificielle imposée par le pouvoir comme naturelle. Dans les deux camps, ces phénomènes sont souvent encore ambigus. En Russie, par exemple, les contradictions et les ambiguïtés concernent le passé soviétique, la fascination sociale exercée par de nombreux éléments séculiers-libéraux des années 90, la référence au modèle impérial tsariste et à la tradition slave, avec une attention particulière à la dimension religieuse-spirituelle représentée par l’orthodoxie. La Russie n’exprime pas le christianisme latin, elle n’est pas une puissance catholique. Au contraire, elle veut être une puissance slave, impériale, byzantine (Troisième Rome) et orthodoxe. Elle ne peut donc pas répondre à la nécessité d’une politique catholique. Toutefois, les phénomènes de réaction consciente au nouveau mondialisme de la civilisation vide de l’Occident née du rejet de la civilisation chrétienne, sont dignes d’attention aussi bien lorsqu’ils se produisent à l’Ouest que lorsqu’ils se produisent à l’Est du seul Occident « essentiel ».

En ce moment de crise, qui est entièrement interne à l’Occident et non pas entre l’Occident et quelque chose d’autre qui lui est opposé, il est important de retrouver le sens de l’Occident « essentiel », qui n’est pas l’Occident que la pensée dominante nous impose, de renouveler notre engagement envers le véritable Occident, c’est-à-dire la civilisation chrétienne fondée sur le rapport correct entre la raison et la foi, de résister et de réagir aux oppositions intéressées, et de contribuer à développer les germes d’une véritable liberté par rapport aux attentes globales de l’Occident à l’âme vide.

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