(En réalité, contrairement au nazisme, son compte n’a jamais été soldé, comme l’écrivait en 2004 le cardinal Ratzinger: « Il suffit de penser – constatait-il – à quel point la discussion sur les horreurs du goulag communiste a été contenue, à quel point la voix de Soljenitsyne est restée inécoutée : de tout cela on ne parle pas. Il y a une sorte de pudeur qui impose le silence »). Ici, c’est Marcello Veneziani qui reprend et enrichit une réflexion qu’il avait déjà amorcée en 2012, dans un article publié sur Il Giornale que j’avais traduit. A l’époque, il titrait « Finalement, Marx l’a emporté. Nous sommes tous égaux. Individualistes et nihilistes« . Aujourd’hui, il réagit à la reprise sur La Verità d’un texte de Karl Marx écrit vers 1860 où émergent l’hostilité envers la Russie de l’auteur du Capital, et son philo-américanisme. Dans l’esprit de Marx, le terreau idéal pour acclimater le communisme n’était pas la Russie, mais les Etats-Unis. Et en effet, débarrassé de ses oripeaux économiques repoussants, c’est de là qu’il continue à répandre ses métastases. Aujourd’hui, là où il est, Marx peut se dire: mission accomplie!

Marx est allé vivre à New York

La Verità a ressorti un extrait du livre-anthologie [recueil d’articles] de Karl Marx, Contro la Russia, publié pour la première fois par Il Borghese dans les années 1970. Mais il y a un ajout essentiel et très actuel : dans ces pages émerge le Marx pro-américain, convaincu que sa pensée radicale pourrait mieux s’enraciner dans une société nouvelle et moderne, dépourvue d’histoire, de racines et de tradition comme les États-Unis. Ce n’est pas un hasard si ces écrits ont été publiés entre 1858 et 1861, dans le New York Tribune, puis rassemblés par sa fille Eleanor sous le titre The Eastern Question ; des articles anti-russes, pro-américains, occidentalistes, qui prônent l’avènement du libre marché mondial et de la pensée radicale.

Pour la révolution communiste, Marx ne pensait pas à la Russie tsariste mais à l’Amérique telle que décrite par Tocqueville, qui était alors la « jeune » expansion de l’Angleterre, que Marx choisit sans surprise comme résidence, par opposition à sa ville natale de Trèves, en Allemagne.

Marx est le philosophe qui a eu le plus grand impact sur l’histoire du XXème siècle à travers la tragédie mondiale du communisme. Lequel s’est ensuite étiolé dans l’échec du communisme, est tombé avec l’empire soviétique, a survécu sous forme hybride dans la Chine capitaliste de Mao. Mais a-t-il vraiment été archivé ? Depuis des années, je défends la thèse inverse, que j’ai exposée dans Imperdonabili.

Le marxisme détaché du communisme est l’esprit dominant de l’Occident. Marx écrit dans le Manifeste :

« Toutes les relations stables et rigides sont dissoutes, avec leur cortège d’idées et de concepts anciens et vénérables, et toutes les idées et concepts nouveaux vieillissent avant de pouvoir être fixés. Tout ce qu’il y avait de corporatif et de stable s’évapore, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont finalement contraints d’observer leur propre position et leurs relations mutuelles d’un œil désabusé ».

C’est la préfiguration de notre époque volatile et mondialiste. Le marxisme était le plus puissant anathème lancé contre Dieu et le sacré, la patrie et l’enracinement, la famille et les liens avec la tradition, la nature et ses limites. Sa réalisation dans des pays pré-modernes comme la Russie et la Chine, le Cambodge ou Cuba était une déviation. Le marxisme ne s’est pas réalisé dans les pays qui ont subi le communisme, où il a échoué, et où il a résisté par l’imposition policière et totalitaire ; il s’est réalisé dans son esprit à l’endroit où il est né et auquel il s’adresse, dans l’Occident du capitalisme avancé. Il n’a pas bouleversé le système capitaliste mais a été l’assistant social et culturel de la transition de la vieille société christiano-bourgeoise au néo-capitalisme nihiliste et global, de l’ancien libéralisme au nouvel esprit radical. Marx définit le communisme en ces termes: « c’est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ». C’est l’esprit radical de notre époque, cancel et correct.

Dans  L’Idéologie allemande , Marx déclare que le but suprême du communisme « est la libération de chaque individu » des limitations et des liens locaux et nationaux, familiaux, religieux et économiques. Pas de la communauté mais des individus. Le jeune Marx n’honorait qu’un seul saint et martyr dans son calendrier : Prométhée, libérateur de l’humanité. Père de l’Occident faustien et irréligieux, porté par la volonté de puissance.

Dans les Manuscrits économico-philosophiques, le jeune Marx espère l’avènement de l’athéisme pratique. Et dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, il écrit :

« La religion est le soupir de la créature opprimée… c’est l’opium du peuple. Éliminer la religion comme bonheur illusoire du peuple, c’est pouvoir exiger son vrai bonheur ».

En nous libérant de Dieu et de la religion, Marx pense que nous nous libérerons de l’aliénation et conquerrons le bonheur terrestre. La société actuelle, athée mais déprimée, irréligieuse mais aliénée, dément la promesse marxienne de libération. L’utopie d’une société « libertine », où chacun exerce son activité quand il en a « envie », qui abolit toute allégeance et instaure « une communauté des femmes officielle et franche », fait de Marx un précurseur de la société permissive. Le principe égalitaire perd sa charge prophétique et se réalise par la négative comme uniformité et négation des mérites, des capacités et des différences.

La société capitaliste globale a réalisé les principales promesses du marxisme, même si elle les a déformées : dans la mondialisation, elle a réalisé l’internationalisme contre les patries ; dans l’uniformité et la standardisation, elle a généré l’égalité et le nivellement universel ; dans la domination mondiale du marché, elle a reconnu la primauté mondiale de l’économie préconisée par Marx ; dans l’athéisme pratique et l’irréligion, elle a réalisé l’athéisme pratique marxien et sa critique de la religion ; dans la primauté des relations matérielles, pratiques et utilitaires sur les valeurs spirituelles, morales et traditionnelles, elle a rendu concret le matérialisme de Marx ; dans la libération de tous les liens naturels et de tous les ordres traditionnels, elle a réalisé l’individualisme libertin de Marx, libéré des liens familiaux et matrimoniaux. Et comme le voulait Marx, elle a réalisé la primauté de l’action sur la pensée. L’esprit du marxisme se réalise en Occident, devenu idéologiquement radical, économiquement libéral, génétiquement modifiable.

La dernière frontière du marxisme se trouve dans les portes ouvertes aux migrants, où un nouveau prolétariat, déraciné de ses pays d’origine, remplace les populations d’occident, elles-mêmes déracinées. La lutte de classe cède le pas à la lutte anti-sexiste, anti-nationaliste et anti-raciste. La défense égalitaire des prolétaires cède à la protection prioritaire des minorités des « différents ».

Le marxisme vit sous un faux nom mais se meut à l’aise dans la société globale made in USA ; un marxisme ketchup, transgénique. Marx avec un passeport américain semble faire un clin d’œil aux Démocrates de Biden. Nous attendons depuis des années de célébrer ses funérailles; mais il s’agit d’un cas de mort apparente.

Mots Clés :
Share This