Les références théologiques de Jorge Mario Bergoglio ne sont pas vraiment les Pères de l’Eglise. Bien qu’il n’en ait jamais parlé, il y a des similitudes troublantes entre sa pensée, telle qu’elle s’exprime dans ses décisions et ses déclarations, et celle d’un prêtre italien du siècle dernier considéré comme la figure de proue du modernisme catholique italien, excommunié en 1926 par Pie XI pour hérésie, Ernesto Buonaiuti. La sortie d’un livre vient à point nommé pour rafraîchir la mémoire de ceux qui auraient oublié les multiples attaques contre la doctrine durant ce pontificat (même si ce n’est pas le but du livre, bien au contraire!), au moment où ledit pontificat s’essouffle dans l’indifférence croissante de l’opinion publique (si emballée en 2013!) et où l’affaiblissement physique évident du Pape (et peut-être ses efforts sincères pour ramener la paix) inciteraient plutôt à une indulgence mêlée de pitié..

Il fallait un « bouffeur de curés » pour découvrir le véritable inspirateur du chef de tous les prêtres, le pape François : un prêtre hérétique né à Rome en 1881. Il fallait Giordano Bruno Guerri [journaliste et historien, spécialiste du XXe siècle italien, notamment la période fasciste, et des relations des Italiens avec l’Eglise, de sensibilité « libérale-libertaire »] pour identifier en Ernesto Buonaiuti la source secrète de nombreuses prises de position archi-connues du pontife argentin. Il l’écrit dans Eretico o santo , qui est une mise à jour d’un livre publié en 2001 sous le titre Eretico e profeta. Le chapitre sur les choix modernistes, donc buonaiutiens, de celui qui, il y a vingt et un ans, n’était que cardinal de Buenos Aires, est évidemment totalement nouveau.

L’histoire de Buonaiuti est une vieille histoire, qu’il faut rafraîchir de temps en temps, car c’est une histoire qui, malheureusement, ne prend jamais fin, celle de la capitulation de l’Église face au monde. Né Via di Ripetta [rue historique du centre de Rome], qui à l’époque n’était pas touristique mais au contraire plébéienne et sujette aux inondations, fils d’un buraliste peut-être d’origine juive et certainement pauvre (il mourut de consomption à 42 ans, comme cela pouvait arriver dans l’Italie d’Umberto), le petit Ernesto fut poussé au séminaire par sa mère, naïvement dévote. Très vite, il commença à polémiquer avec ses supérieurs, mais il en sortit prêtre et professeur. Et collectiviste. Guerri nous assure qu’il n’était pas communiste, mais à vingt ans il écrivait pour l’abolition de la propriété privée et à soixante ans il commençait un livre de cette façon : « Le christianisme est né communiste, et le communisme est né chrétien ». Il n’était pas membre du parti communiste, bien sûr, mais je connais des anticommunistes plus convaincants… L’historien Pietro Scoppola a défini sa pensée comme « l’une des plus originales et déconcertantes synthèses du christianisme avec les affirmations du socialisme moderne ». Bref, il était au minimum un socialiste catholique, mais ce n’est pas pour cela qu’il a été excommunié en 1926. Buonaiuti était un moderniste, le fer de lance, grâce à la publication de livres tels que Il programma dei modernisti et Lettere di un prete modernista, d’un mouvement se disant catholique que Pie X décrivit comme la « synthèse de toutes les hérésies ».

Que voulaient ces hérétiques ? Dans une synthèse extrême et brutale : ils voulaient que l’Église se modernise et jette à la mer miracles et sacrements, apparitions et dogmes. Que de la pacotille médiévale, à leurs yeux tellement en phase avec le temps.
(…)

Très bien, mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec le pape François ? Selon Guerri, cela a beaucoup à voir. Dans le chapitre intitulé « Comme François, pape jésuite et moderniste », sont répertoriées les idées et expressions du prêtre hérétique partagées par le pontife argentin. Et en effet, elles ne manquent pas. Les critiques contre la « religion conventionnelle, extérieure, formelle ». La dévalorisation relativiste des commandements, qui ne sont plus considérés comme des principes absolus. L’insistance sur la liberté de conscience, laissant à l’individu le soin non pas de choisir entre le bien et le mal, mais, de manière extrêmement subjectiviste, de définir le bien et le mal. Le caractère transitoire des dogmes, considérés comme liés aux contingences historiques. La complaisance envers le paganisme. Et ainsi de suite. « Bien qu’il ne l’ait jamais mentionné, le pape François semble incarner l’esprit le plus profond du message buonaiutien« .

Guerri fait honnêtement remarquer que Bergoglio, qui est un homme très loquace, n’a jamais mentionné le nom du prêtre moderniste. Et c’est étrange. Ce ne peut pas être un silence opportuniste, dicté par la crainte d’être associé à un hérétique patenté et récidiviste, étant donné que le pape a mentionné le schismatique Luther à plusieurs reprises, et non pour le condamner. Franchement, je ne pense pas qu’un jésuite ait besoin de Buonaiuti pour se rendre au monde, car c’est une spécialité de l’ordre depuis au moins le XVIIe siècle, lorsque les pères de la Compagnie se sont rendus en Chine pour évangéliser et ont été sinisés. Je ne voudrais pas remonter jusqu’à Pascal, je reste dans la sphère de la philosophie française mais je vais venir à l’époque actuelle et citer Chantal Delsol : « Le pape François est influencé par l’époque, ce qui n’est pas inhabituel historiquement pour les Jésuites, qui sont toujours sous la séduction des modes et des atmosphères ».

Le chemin de Buonaiuti et celui de Bergoglio peuvent donc être deux voies parallèles, proches mais indépendantes, bien que guidées par une sensibilité (au monde) et une insensibilité (au sacré) communes.

Camillo Langone

Share This