Peu après sa renonciation, en septembre 2013, Benoît XVI avait écrit une lettre à Piergiorgio Oddifreddi (qui aime se présenter comme « le » mathématicien), en réponse à un essai provocateur que ce dernier venait de publier (avant la renonciation) sous le titre « Caro papa, ti scrivo » (nous en avons parlé en détail dans ces pages, voir ci-dessous). S’en était suivis, au moins si l’on en croit Odifreddi, une correspondance plus ou moins régulière, et même le développement d’un lien d’amitié. En somme, il se voyait jouer aux côtés du Pape émérite le rôle de Scalfari avec François. Aujourd’hui, le pourfendeur de la religion et anticlérical certifié qu’il se proclame a décidé d’en faire un livre (j’ai sans doute mauvais esprit, mais j’ajouterais volontiers: il n’y a pas de petit profit… Après tout, il y a un précédent, avec son ami Florès d’Arcaïs). Le livre sort ces jours-ci en Italie, avec la préface du cardinal Ravasi, annoncée et reproduite en partie dans le quotidien de la CEI, Avvenire (ce qui n’est pas forcément un parrainage rassurant). Malgré tout, j’ai traduit l’article, car il montre à quel point Benoît XVI, à 95 ans révolus reste affûté intellectuellement et combien le dialogue entre foi et raison lui tient à cœur – fût-ce avec ses ennemis et ses détracteurs les plus virulents.

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Benoît XVI-Odifreddi. Le Pape et le mathématicien, une affection non calculée

Gianfranco Ravasi
Mardi 17 mai 2022
www.avvenire.it

Piergiorgio Odifreddi publie ses lettres avec Benoît XVI et donne un compte rendu personnel de ses rencontres avec lui : un dialogue intense dans lequel le mathématicien abandonne les tons durs utilisés dans le passé

Nous publions de larges extraits de la préface du cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture, au livre de Piergiorgio Odifreddi « In cammino alla ricerca della verità » qui sort aujourd’hui. Le mathématicien raconte en détail les conversations qu’il a eues avec Benoît XVI à partir de 2013 et publie l’intégralité de sa correspondance avec lui. C’est un développement des thèmes abordés dans la lettre ouverte « Caro papa ti scrivo » (2011) et dans la suite « Caro papa teologo, caro matematico ateo » (2014), avec la réponse de Ratzinger. Il s’agit d’un dialogue entre la science et la foi dans lequel, bien que partant de positions divergentes, l’objectif commun de la recherche de la vérité émerge. Un objectif qui stimule les échanges, les rendant intimes et suscitant chez l’un et l’autre des souvenirs autobiographiques. Le livre sera présenté à la Foire du livre de Turin le 21 mai. L’auteur en discutera avec le philosophe Paolo Flores d’Arcais et le père Enzo Fortunato, franciscain et journaliste.

Avvenire


PIERGIORGIO ODIFREDDI

Le livre In cammino alla ricerca della verità a déjà derrière lui un prodrome dans le texte Caro papa teologo, caro matematico ateo (2013). Bien que nécessairement simplifié, et quantitativement non homogène entre les deux interlocuteurs, le dialogue répond au canon de la « Cour des Gentils », en croisant cette fois les deux langages et les deux conceptions, la scientifique et la théologique. La structure du livre est semblable à celle d’un diptyque, mais avec des panneaux de type et d’étendue différents. Le premier, en effet, consiste en la narration des cinq rencontres personnelles qui ont eu lieu entre les deux protagonistes entre 2013 et 2018. Pour des raisons concrètes, c’est Odifreddi, l’auteur des récits, qui domine, et elles sont donc nettement autobiographiques. La conversation entre les deux hommes au cours des étapes initiales est plus étoffée, bien qu’elle repose nécessairement sur des intuitions fragmentaires et fulgurantes, mais elle aborde également des thèmes fondamentaux et esquisse des réflexions suggestives. Par la suite, le dialogue se raréfie et devient plus succinct de la part du pape émérite, même ponctué de silences. L’interprétation d’Odifreddi est malgré tout significative, car il façonne parfois les mots et les jugements de son interlocuteur – une personne toujours prudente et rigoureuse, mais pas étrangère à l’ironie aimable – selon son propre filtre et sa propre sensibilité. Toutefois, on est surpris par l’indéniable délicatesse affectueuse du narrateur, qui révélera à beaucoup un visage inédit, par rapport à certaines rudesses réservées dans le passé au monde chrétien, et en particulier à l’horizon ecclésial. Il rappelle souvent curieusement son milieu catholique traditionnel, même en tant que séminariste, avec son intention (ou son rêve) naïf de devenir, plus que prêtre, pape.
Le deuxième panneau de ce diptyque idéal est le plus vaste et met en scène une conversation épistolaire qui prend comme point de départ la lecture par Odifreddi de l’un des textes majeurs et les plus connus du théologien Ratzinger :  » Après avoir lu l’Introduction au christianisme, j’ai été impressionné et j’en ai écrit un commentaire sous forme de lettre ouverte dans Caro Papa, ti scrivo« . La réponse du pape est claire, et il réagit à cette « lettre ouverte » par un « bilan plutôt mitigé ». L’analyse, bien que de nature générale, est d’actualité et aborde la dialectique entre la foi « scientifique » professée par le mathématicien et la foi chrétienne, traite de questions telles que l’évolution et la morale catholique, s’oppose à l’idée que la théologie est une « science-fiction » et s’ouvre à la beauté et à l’art. Emblématique est un paragraphe austère qui délimite le véritable périmètre du dialogue. Benoît XVI écrit : « Ma critique de votre livre est en partie sévère. Mais la franchise fait partie du dialogue ; ce n’est qu’ainsi que la connaissance peut se développer. Vous avez été très franc, et vous accepterez donc que je le sois aussi ». Et, reconnaissant de l’attention portée à son premier essai, il conclut avec la conviction que « malgré tous les contrastes, les convergences ne manquent pas ». Au contraire, il ouvre les yeux sur des thèmes jusqu’alors inexplorés dans leur confrontation : la liberté, l’amour et le mal. Dans la « lettre ouverte » d’Odifreddi, la personne et le message du Christ sont considérés de manière hâtive, et Ratzinger n’hésite pas à noter avec franchise : « Ce que vous dites de la figure de Jésus n’est pas digne de votre rang scientifique ». C’est ainsi que la deuxième lettre du 16 avril 2014 se concentre sur le Jésus historique et le Christ de la foi, une question qui est d’ailleurs abordée par une impressionnante bibliographie historico-critique exégétique.

A ce sujet, le pape n’hésite pas à aller jusqu’à suggérer une recommandation d’approfondissement à travers les travaux d’un savant allemand connu, Martin Hengel. La personnalité de Jésus, en revanche, continuera à s’effacer ensuite, jusqu’à une digression fantasmagorique sur la nature du Christ, qu’Odifreddi lui-même qualifie de « naïveté bio-théologique », et que Benoît XVI considère avec beaucoup de bonhomie comme « une tentative intéressante, mais pas trop convaincante ». Peu à peu, la correspondance du professeur s’étoffe et aborde un arc thématique si varié qu’il en devient presque boulimique : outre le Christ, la foi, l’histoire, la mort, la raison, l’enfer, le monothéisme, les pandémies et bien d’autres encore sont au rendez-vous, offrant même son autobiographie. En revanche, pour des raisons externes compréhensibles, les réponses de Benoît XVI deviennent plus réduites, même si elles comportent parfois des éclairs de perspicacité. En effet, le 11 septembre 2018, il avoue :  » Malheureusement, ma santé décline, donc je ne sais pas si je pourrai à nouveau avoir une conversation avec vous « . Néanmoins, l’intensité du dialogue est colorée par des tons même affectueux. À cet égard, les pages passionnées et douloureuses qu’Odifreddi a envoyées au pontife le 18 octobre 2020 à l’occasion de la mort de sa mère,  » un débordement filial, si privé et personnel qu’il s’agit presque d’une ‘confession’ « , méritent l’attention. Cet écrit pourrait être le sceau idéal aux entretiens entre les deux, aussi parce qu’il est un extraordinaire témoignage de l’approche personnelle, voire émotionnelle, d’un athée confronté à la mort d’un être cher, une expérience humaine radicale. Et Benoît XVI, répondant le 24 novembre 2020, avoue sans hésiter que  » votre lettre sur la mort de votre Mère bien-aimée m’a profondément touché « .
Le diptyque – composé de la trame narrative des visites et de celle épistolaire – montrera au lecteur bien d’autres composantes révélatrices des deux personnalités, même si la prévalence très marquée d’Odifreddi est évidente. On est surpris par la foule, si hétérogène qu’elle en est même dispersée, des auteurs cités : du Pseudo-Dionysius à Dostoïevski, de Hildegard de Bingen à Küng, de Guardini à Sartre, de Thomas Mann à Amartya Sen, de Jan Assmann à Coetzee, etc. Tout comme se dessine l’attirance du professeur pour l’horizon culturel et religieux indien. Dans le domaine des sciences, deux figures se distinguent. D’une part, John F. Nash (1928-2015), également avec son histoire personnelle bien connue. D’autre part, Kurt Gödel (1906-1978), avec son théorème d’incomplétude : un scientifique qui avait fait l’objet à plusieurs reprises de l’intérêt d’Odifreddi: il avait même consacré un essai à sa « preuve mathématique de l’existence de Dieu »(« si Dieu existe, alors les mathématiques sont cohérentes »). L’éventail de cadeaux qui témoignent de l’affection d’Odifreddi lors de ses visites, notamment à l’occasion des anniversaires du pape est curieux : outre les incontournables livres, CD ou friandises, la sphère de l’artiste américain Dick Termes, la biosphère BeachWorld de la navette spatiale de la Nasa et une autre sphère encore, celle des constellations Mova, sont originales. Ces éléments et d’autres composants personnels constituent souvent la texture de la production épistolaire d’Odifreddi. Mais les voyages intérieurs sont bien plus importants : le symbole du « voyage » à la recherche de la vérité est fondamental. Après tout, la leçon du maître proposée par Platon dans son Apologie de Socrate était également résumée dans l’appel : « Une vie sans quête ne vaut pas la peine d’être vécue ».

Cardinal Gianfranco Ravasi

In cammino alla ricerca della verità  : Présentation de l’éditeur:

Ce livre représente un exemple exceptionnel de dialogue entre la foi et la science. Sur une période de neuf ans, de 2013 à aujourd’hui, le pape émérite Benoît XVI et Piergiorgio Odifreddi, un mathématicien athée, se sont rencontrés plusieurs fois en personne et ont entretenu une correspondance intense et profonde. Tout est documenté dans ces pages : Odifreddi raconte en détail leurs conversations et les lettres sont reproduites dans leur intégralité. C’est un formidable voyage spirituel, dans lequel le théologien et l’homme de science s’affrontent sur d’innombrables sujets : L’éthique, l’anthropologie, la spiritualité, les questions « ultimes » sur la vie et la mort, l’amour et la douleur…Mais c’est un autre élément qui rend ce long dialogue unique : bien que partant de positions diamétralement opposées, Odifreddi et Benoît XVI reconnaissent l’objectif commun de l’effort de compréhension, de la recherche de la Vérité. Une fin qui stimule leurs conversations en les rendant intimes, suscite chez l’un et l’autre des souvenirs autobiographiques et donne lieu à une complicité indiscutable.

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