Excellente mise au point d’Andrea Gagliarducci (sur le ton modéré plutôt efficace qui est sa marque) qui revient sur le « pélerinage pénitentiel » canadien de François. Non seulement il ne défend pas l’Eglise comme ce serait son devoir de Pape, mais faute de connaître l’histoire (je ne veux pas lui prêter d’autres intentions) il la laisse calomnier par un monde laïc qui ne cherche qu’à la réécrire pour anéantir l’Eglise.

Pape François

Si l’Eglise ne se connaît pas elle-même

Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com/vatican/pope-francis-if-the-church-does-not-know-herself

Les conversations du pape François avec les jésuites ont le privilège d’être des conversations libres, non filtrées, d’où émerge souvent le mode de pensée authentique du pape François. La conversation avec les Jésuites du Canada, publiée, comme d’habitude, dans La Civiltà Cattolica [ICI], n’a pas fait exception. Il n’y a pas de révélations surprenantes dans la conversation. Il y a cependant un aperçu de la façon de penser du pape François, qui ne peut manquer de nous faire réfléchir à la lumière des déclarations que le pape a faites aux journalistes sur le vol de retour du Canada.

Dans son entretien avec les jésuites, le pape a évoqué l’évolution du droit canonique dans le domaine des abus et a déclaré :

Le droit ne peut être conservé dans un réfrigérateur. Le droit accompagne la vie et la vie continue. Comme la moralité : elle est en cours de perfectionnement. Avant l’esclavage était légal maintenant il ne l’est plus. L’Église a déclaré aujourd’hui que même la possession de l’arme atomique est immorale, et pas seulement son utilisation. Auparavant, cela n’était pas dit. La vie morale progresse selon la même « ligne organique ».

Dans les propos du Pape, on peut voir une réduction particulièrement pragmatique des questions de la vie. Mais le problème est autre. La réduction pratique conduit également à une connaissance et une compréhension pragmatiques de l’Église. Le principe, du reste, est que « les réalités sont plus que les idées », comme l’a dit le pape dans Evangelii gaudium. Toutefois, si c’était le cas, la perspective chrétienne n’aurait pas pu se répandre aussi largement.

La question de l’esclavage, à cet égard, est exemplaire. Le pape ne se référait pas à l’acceptation de l’esclavage par l’Église. Pourtant, Mgr Victor Fernandez, son théologien de référence, l’a fait lors d’une conférence de presse du synode des évêques en 2014. Mais c’est précisément sur l’esclavage qu’une profonde distinction doit être faite entre l’Église et le monde. L’Église n’a jamais accepté que les hommes soient réduits en esclavage. Au début, l’Église acceptait l’esclavage comme une institution humaine, mais cela ne signifie pas qu’elle n’était pas contre.

Jésus n’a jamais parlé de renverser l’ordre mondial, mais plutôt de changer le cœur des gens, d’une nouvelle conception de l’homme qui crée une nouvelle civilisation. Le christianisme a toujours considéré les esclaves comme des êtres humains. Au IVe siècle, saint Grégoire de Nysse a dénoncé l’esclavage comme contraire à la loi de Dieu. Saint Ambroise a suggéré que les esclaves soient libérés. Saint Jean Chrysostome a exhorté les enseignants à apprendre aux esclaves à travailler afin qu’ils puissent subvenir à leurs besoins. Enfin, saint Augustin s’est fermement opposé à l’esclavage.

Les papes Pie I et Callistus I avaient été des esclaves. Au VIIe siècle, l’esclave britannique Bathilde a été canonisée. Sans parler des différents Conciles qui se sont prononcés contre l’esclavage ou ont protégé les réfugiés réduits en esclavage, ont demandé la libération des esclaves et ont même discuté du commerce des esclaves.

Si ensuite on veut souligner que différents chrétiens, prêtres et évêques n’ont pas suivi le message chrétien, c’est vrai. Mais c’est l’exception chrétienne qui a conduit à l’abolition de l’esclavage en Europe, ce que prouvent des dizaines de déclarations de papes, à commencer par la bulle Pastorale officium du 29 mai 1537, rédigée par le pape Paul III, qui condamne l’esclavage sous peine d’excommunication.

Cette bulle faisait suite à un décret du roi Charles 1er [Charles Quint comme empereur du Saint Empire Romain Germanique, ndt], condamnant l’asservissement des Indiens.

Et ici, nous devons élargir le champ de l’histoire pour comprendre comment les rois catholiques d’Espagne, en réalité, n’ont jamais favorisé l’esclavage. Angela Pellicciari, dans deux ouvrages (Une histoire de l’Eglise: Papes et saints, empereurs et rois, gnose et persécution et Una storia unica. Da Saragozza a Guadalupe), explique comment les rois catholiques d’Espagne n’ont jamais interprété la colonisation de l’Amérique comme une appropriation de terres mais plutôt comme une forme d’évangélisation. La reine Isabelle a interdit de faire des esclaves dans le Nouveau Monde et lorsque Colomb est revenu une fois avec des esclaves, ils ont été renvoyés en Amérique avec des excuses et Colomb a été mis en prison.

Au contraire, le succès des Espagnols en Amérique latine, selon Pellicciari, découle précisément du fait qu’ils ont apporté l’idée d’un Dieu qui prend soin de chaque homme, abattant ainsi le puissant empire aztèque qui était fondé sur la terreur et sacrifiait hommes et enfants.

Ce qu’on nomme « doctrine de la découverte » [*] est également née de ce contexte, de cet idéal d’évangélisation, déjà défini en 1455, avant la découverte de l’Amérique, par la bulle Romanus Pontifex. Mais ce n’était pas une doctrine de l’Église. C’était une vision du monde de cette époque. Les autres activités des papes ont pris le dessus sur elle. Elle a été éclipsée par l’histoire.

Le pape François, cependant, n’a pas dit cela. Au contraire, lors de sa rencontre avec les journalistes sur le vol de retour du Canada, il a répondu de manière vague, à tel point que la presse est allée jusqu’à dire que le pape n’avait pas expliqué toutes les questions de manière adéquate.

Pourtant, il aurait suffi de contextualiser, d’expliquer. Le pape a pour finir affirmé qu’il n’avait pas parlé du « génocide » des Amérindiens au Canada, car il n’y avait pas pensé. Mais là aussi, il y a un problème : le génocide signifie l’élimination systématique d’un peuple, et l’assimilation culturelle à laquelle les indigènes ont été soumis, aussi brutale et violente soit-elle, est autre chose.

Le problème ici est qu’un monde laïc veut réécrire l’histoire de l’Église, en niant ce qu’elle était autrefois. Et il y a, malheureusement, une Église qui ne se connaît pas elle-même et qui ne sait pas défendre et expliquer ce qu’elle est, ce qu’elle a été, et son histoire.

Partout, ce sont les missionnaires qui ont appris et préservé les langues indigènes, qui ont protégé leur culture contre l’assimilation. Ils l’ont fait au milieu de grands débats au sein de l’Église, parfois avec une indécision fatale de la part des papes, mais toujours avec un objectif clair en tête. Si tout est réduit à une lecture pragmatique et non théologique, si l’herméneutique du temps n’est pas appliquée, et si l’on ne cherche pas à expliquer ce qui anime l’Église, alors l’Église ne peut pas être comprise. Pour l’Église, il ne s’agit pas d’être sur la défensive, mais de présenter d’une certaine manière ce qu’elle est. Et il en va de même pour le Pape, qui – a-t-il dit aux Jésuites du Canada – parle toujours au nom de l’Église. Il est cependant difficile de penser que l’Église apprécie d’être réduite aux excuses d’un Pape et attaquée parce qu’en tant qu’institution elle ne fait pas le mea culpa alors que le Pape le fait.

Il est temps pour les catholiques d’aller au-delà des pressions de l’opinion publique et des reconstructions historiques partielles. Il est temps pour les catholiques d’apprendre à connaître l’Église, surtout à l’époque de la Cancel culture . Une époque, d’ailleurs, que le pape a clairement montrée du doigt dans l’un de ses discours canadiens.

[*] Ndt

Selon wikipedia, « la doctrine de la découverte est un assemblage de principes à portée religieuse et juridique selon lequel les puissances européennes auraient justifié à partir du XVe siècle l’occupation, le pillage et l’expansion coloniale des terres colonisées dont la population n’étaient pas chrétiennes. On la définit dans sa réalité actuelle comme étant la source d’un héritage légal formé de principes discriminatoires visant à justifier le comportement des pays découvreurs et colonisateurs ».

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