Roberto de Mattei nous invite à (re)lire un petit livre de Dom Guéranger (1er abbé de Solesmes) « Le sens chrétien de l’histoire », publié en 1858 mais d’une étonnante actualité (le Pape régnant était alors Pie IX, et le contexte historique était a priori différent): il s’applique bien à des déclarations intempestives du Pape qui, au nom d’intérêts politiques (ou d’autres, moins avouables, c’est moi qui le dis), refuse de qualifier le mal.

Le pape François, Dom Guéranger et le sens chrétien de l’histoire

« Qui suis-je pour juger » ? Ces paroles du pape François, prononcées le 28 juillet 2013 sur le vol de retour du Brésil, en réponse à la question d’un journaliste sur les homosexuels, sont entrées dans l’histoire. Ils ne manifestent pas l’attitude subjective de miséricorde, que tout catholique doit avoir dans un cas concret envers un pécheur, mais le refus d’exprimer clairement son propre jugement sur un péché objectif condamné par le Catéchisme de l’Église catholique. Car il est vrai que « les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité » (Psaume 24,10), mais la miséricorde ne doit être appliquée au cas concret qu’après l’affirmation sans équivoque de la vérité. Il n’est donc pas étonnant que cette phrase ait été interprétée dans le monde entier comme un changement, ou un adoucissement, de la doctrine de l’Église sur l’homosexualité. Ce n’était vraisemblablement pas l’intention du pape [???], poussé à ces déclarations par un désir politique de plaire à ses interlocuteurs, mais le résultat a été désastreux.

Les propos du pape François sur la Chine, le 15 septembre 2022, sur le vol de retour du Kazakhstan, en réponse à un journaliste de Crux, expriment la même ligne politique de compromis. Afin de justifier le dialogue du Saint-Siège avec le régime communiste de Xi Jinping, le pape a refusé de définir la Chine comme un pays non démocratique, minimisant la gravité du procès en cours à Hong Kong contre le cardinal Josef Zen.  » Qualifier la Chine d’antidémocratique, je n’en ai pas envie, car c’est un pays tellement complexe, avec ses rythmes… Oui, c’est vrai qu’il y a des choses qui nous paraissent antidémocratiques, c’est vrai. Le vieux cardinal Zen passe en jugement ces jours-ci, je crois. Il dit ce qu’il ressent, et vous pouvez voir qu’il y a des limites. Plus que qualifier, parce que c’est difficile, et je n’ai pas envie de qualifier, ce sont des impressions ; plus que qualifier, j’essaie de soutenir la voie du dialogue ».

Le cardinal Gerhard Müller a récemment qualifié le procès du cardinal Zen d' »injuste » et de « très grave », déplorant qu’il n’y ait eu aucun mot de solidarité à son égard, ni de la part du doyen des cardinaux, le cardinal Re, ni du secrétaire d’État Parolin, ni même du pape. Les rapports 2022 des grandes institutions internationales, World Watch, l’ONU et Amnesty International, mettent en évidence les crimes contre les droits de l’homme dont la Chine est responsable. Pendant quarante ans, elle a imposé la politique de l’enfant unique par l’avortement, et aujourd’hui encore, on compte quelque 9,5 millions d’avortements par an, soit presque autant que les 10,6 millions de naissances enregistrées en 2021. La technologie sert la répression, et la répression sert les activités criminelles, comme le trafic d’organes humains. Une étude publiée en 2020 et financée par la Fondation pour la mémoire des victimes du communisme dénonce, avec de nombreux témoignages, le meurtre de prisonniers politiques en Chine afin de fournir leurs organes à certains des hôpitaux qui transplantent des cœurs, des foies, des poumons et des reins à des patients chinois et étrangers.

Le pape François ne veut pas « qualifier » la dictature communiste chinoise d’antidémocratique, mais sa tâche est précisément de qualifier, juger, définir, distinguer le vrai du faux, le juste de l’injuste. Cela doit se faire selon une règle précise : l’intérêt de l’Église, fondée par Jésus-Christ, dont le Souverain Pontife est le Vicaire sur terre. Les critères de jugement, pour le Pape comme pour tout catholique, ne sont pas politiques, sociologiques ou philosophiques, mais surnaturels. C’est ce que nous rappelle Dom Guéranger dans une brochure précieuse et très actuelle, « Le sens chrétien de l’histoire » [sorti en 1858, le livre est re-publié en 2017 aux éditions Saint Sébastien, ndt].

Dom Prosper Guéranger, né le 4 avril 1805 près de l’ancienne abbaye bénédictine de Solesmes, sécularisée en 1790 pendant la Révolution française, est mort le 30 janvier 1875, après avoir restauré l’abbaye et, avec elle, l’ordre bénédictin. En 2005, sa cause de béatification a été engagée dans le diocèse du Mans. Quelques mois après sa mort, Pie IX publia un Bref en son honneur, déclarant que celui-ci, « doté d’un puissant génie et possédant une merveilleuse érudition et une profonde connaissance des règles canoniques, s’appliqua toute sa vie à défendre courageusement dans ses écrits les plus précieux la doctrine de l’Église catholique et les prérogatives du Pontife romain » (Ecclesiasticis viris , 19 mars 1875).

Les ultramontains étaient ceux qui soutenaient avec enthousiasme les grands actes du pontificat du bienheureux Pie IX : la proclamation de l’Immaculée Conception (1854), la condamnation du libéralisme avec le Syllabus (1864), et la définition des dogmes de la primauté et de l’infaillibilité du Pontife Romain (1870).

Dans « Le sens chrétien de l’histoire », Dom Guéranger affirme avec vigueur que le catholique ne doit pas se limiter à une lecture humaine et naturaliste des événements historiques, car nous sommes appelés par Dieu à un destin surnaturel [cela nous renvoie au texte publié hier: François eschatologique]. La raison, sans la foi, est incapable de comprendre ce destin. « La révélation surnaturelle n’était pas en soi nécessaire : l’homme n’y avait pas droit ; mais Dieu l’a donnée et promulguée ; depuis lors, la nature seule ne suffit plus à expliquer l’homme « . Par conséquent, selon Dom Guéranger, « tout système historique qui ne tient pas compte de l’ordre surnaturel dans l’exposition et l’interprétation des faits est un système faux qui n’explique rien et laisse l’histoire humaine dans un chaos et une contradiction permanents ».

Les faiblesses et les abus des hommes d’Église ne surprennent pas l’historien catholique, qui sait reconnaître la direction, l’esprit, l’instinct divin de l’Église. Il ne considère pas le côté politique des événements, mais « appelle bon ce que l’Église juge bon, mauvais ce que l’Église juge mauvais » (p. 18) ; « le chrétien juge les faits, les hommes, les institutions du point de vue de l’Église ; il n’est pas libre de juger autrement, c’est sa force ».

L’Église est toujours debout, malgré les attaques internes et externes dont elle fait l’objet. « Les hérésies, les scandales, les défections, les conquêtes, les révolutions ne l’ont pas ébranlée ; rejetée par un pays, elle a pénétré dans les autres ; toujours visible, toujours catholique, toujours conquérante et toujours mise à l’épreuve ».

Au retour du Pape d’Astana, où il a participé au septième congrès des leaders religieux mondiaux, comment ne pas ressentir la vérité des paroles critiques de Dom Guéranger à l’égard de ces « terrains neutres sur lesquels certains croyants et non-croyants se rencontrent pour tenir des sortes de congrès d’où tous reviennent comme ils étaient partis »?
La société n’a pas besoin de réunions multireligieuses, mais de doctrines cohérentes et de catholiques intransigeants. « S’il y a une probabilité de salut pour la société, elle réside dans la fermeté des chrétiens ». En effet, il y a une grâce attachée à « la profession pleine et entière de la Foi »: « le chrétien a non seulement le devoir de croire, mais aussi celui de proclamer ce qu’il croit ». Ce que le pape, les évêques et les prêtres doivent proclamer devant le monde, c’est que Jésus-Christ est le Roi de l’histoire et le seul Sauveur. « Voyons donc l’humanité dans sa relation avec Jésus-Christ son guide ; ne la présumons jamais, ni quand nous jugeons, ni quand nous racontons l’histoire ; et quand notre regard se fixe sur la carte du monde, rappelons-nous d’abord que nous avons devant les yeux l’empire de l’Homme-Dieu et de son Église ».

En ces temps de naturalisme et de sécularisation dans lesquels nous vivons, les pages de Dom Guéranger nous rappellent que le destin du genre humain n’est pas terrestre, mais céleste. Seule l’Église possède les clés qui ouvrent les portes du destin surnaturel de l’humanité. Tous les autres chemins sont faux et mensongers, quelles que soient les bonnes intentions de ceux qui les empruntent.

Roberto de Mattei

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