Cette formidable réflexion de Marcello Veneziani s’applique évidemment à l’Italie en ce moment précis mais a une portée bien plus large, nous invitant à réfléchir à l’importance, ou plutôt l’insignifiance du vote dans nos démocraties, et à la fiction de plus en plus insoutenable du « peuple souverain ». Qui peut croire encore que les urnes donnent un quelconque pouvoir aux citoyens? En, réalité, toutes les décisions sont prises ailleurs, au-dessus, et la marge de manœuvre des gouvernants est très faible, ils ne sont que des acteurs sur une scène de théâtre. Vous avez dit complot?

La récréation est finie

L’heure électorale passée, pour le peuple italien, c’est le retour à la réalité des pouvoirs en place et des parcours prédéterminés. Le vote dans les démocraties est une sortie, un pique-nique politique ; mais une fois la sortie terminée, une fois le goûter consommé, c’est le retour au bercail. La récréation est finie. C’était chouette, d’avoir l’impression que tout allait changer avec le vote, selon ce que racontaient les protagonistes du show électoral ou selon les attentes généralisées de la population. C’était chouette d’imaginer que tout était entre les mains de l’électeur souverain et que la politique prendrait la forme indiquée par la libre volonté du peuple. C’était chouette de danser avec les étoiles, de s’illusionner sur le fait que le monde est tel qu’il nous apparaît, tel que nous le disent les dirigeants et leurs spin doctors, le résultat de notre volonté et de la leur, croisées dans une relation nuptiale appelée pacte électoral.

En réalité, nous savons depuis des années que, quel que soit le résultat du vote, l’espace alloué à la politique se réduit chaque jour un peu plus, ainsi que l’espace du jugement populaire. On a commencé par invoquer la primauté de la politique alors que déjà le terrain manquait sous les pieds ; aujourd’hui, ce serait une blague ou un conte de fées électoral. La possibilité d’influencer les processus décisionnels et de changer les structures de pouvoir, l‘Establishment imprenable et son émanation diffuse, le Mainstream, et ses usines de contrôle, de surveillance et de consensus, est minimale, voire négligeable. Le résultat du vote le jour où il est enregistré entre dans une géométrie des pouvoirs, qui n’est pas simplement celle, souhaitable, de la division des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Mais celle de pouvoirs surpuissants, non élus, incontrôlables, irrévocables. Et à partir de cet échafaudage, il ne peut y avoir aucune déviation. Le politicien répond devant la cour souveraine qui décide en dernière instance et est imperméable aux verdicts électoraux, parvenant même parfois à les déterminer. S’il ne l’a pas fait avant, il le fait après la fermeture des bureaux de vote.

Presque toutes les décisions importantes sont prises à l’intérieur d’un cadre, en tenant compte des directives, des protocoles, des indications, plus le pouvoir discrétionnaire des oligarchies de faire peser ou non, et si oui dans quelle mesure, la dette souveraine des États, leur exposition à des prêts qui deviennent des dettes, et à des plans de soutien qui ne sont qu’en apparence non remboursables. Encore plus déterminante est la dynamique des relations internationales, qui consiste à déterminer qui considérer comme des nations amies, des nations ennemies ou des nations alliées mais damnées. La souveraineté des lignes de politique étrangère est confisquée aux gouvernements qui doivent se soumettre à une « gouvernance » plus ineffable mais plus décisive, non responsable devant le peuple et les citoyens.

La compétition électorale ne met en jeu que l’espace de pouvoir le plus petit mais le plus visible. Tout le reste est sous tutelle, dans un système de boîtes chinoises dans lequel la souveraineté est vidée de facto et le pouvoir de décision est pratiquement confisqué, du moins sur les questions définies comme « décisives ». Le mieux et le moins que l’on puisse dire est qu’elles seront le résultat de négociations et de compromis ; mais les marges de manœuvre des gouvernants sont minces, surtout pour les parvenu [en français dans le texte].

Alors, pour quoi avons-nous voté dimanche dernier, qu’avons-nous vraiment décidé avec notre bulletin de vote ? Nous avons voté pour élire la plus petite poupée dans la matryoshka [poupée russe] du pouvoir.

La poupée politique, si tout va bien, devient la poupée du gouvernement, mais elle sera à l’intérieur de la poupée de l’appareil et des institutions, qui a le visage de Mattarella [président de la République] et des tentacules des pouvoirs judiciaire, comptable, bureaucratique ; à son tour, la poupée avec le visage des pouvoirs institutionnels sera à l’intérieur de la poupée européenne avec le visage d’Ursula von der Leyen, qui est en fait une icône pour indiquer tous les pouvoirs européens, non seulement la Commission mais aussi la Banque centrale européenne, la Cour européenne, les eurocrates et le réseau blindé des directives, protocoles et arrêts. Et la poupée européenne est à l’intérieur de la poupée atlantique, avec le visage de Stoltenberg [secrétaire général de l’OTAN, ndt], qui inclut toutes les contraintes atlantiques, l’appareil militaire de l’OTAN, les alignements; et les réseaux connexes d’influence, de pression, de surveillance, de contrôle, de propagande. Et tout ce carrousel de poupées sera toujours à l’intérieur de la poupée mondiale sans visage ou à multiples facettes, le dôme des puissances transnationales, constitué d’un réseau d’intérêts économico-financiers au pouvoir maximal, de consortiums de pouvoir suprême, d’une constellation de potentats mondiaux. Le complexe matryoshka s’appelle le Nouvel Ordre Mondial, même si après, il est limité à l’Occident et à ses périphéries.

La poupée du gouvernement est la plus petite, la plus vulnérable au sein de cette matryoshka : pensez-vous que celui qui forme un gouvernement dispose d’une grande marge de manœuvre ? La matryoshka des pouvoirs a un intérêt primordial : que les urnes ne donnent jamais de réponses tranchées, de majorités écrasantes, surtout si les poupées ne sont pas alignées avec les poupées plus grandes.

Si personne ne gagne, des coalitions autour des commissaires de la matryoshka voient le jour. Si, en revanche, le verdict est clair, contre la volonté de la matryoshka, alors la pression commence, au moyen de chantage, d’alarmes procurées et de menaces qui ramèneront la poupée nouvelle-née dans la famille matryoshka ; elle sera pliée et plagiée, si ce n’est pas déjà arrivé.

Puis avec l’automne la réalité se fait jour, des désastres et des malheurs s’annoncent, on ne joue plus avec la politique, c’est comme jouer avec le feu.

Mais qu’en est-il de la démocratie ? Virgile répond [dans La Divine Comédie, L’Enfer, chant 3]: “Non ti crucciare, vuolsi così colà dove si puote ciò che si vuole, e più non dimandare” [« Ne t’inquiète pas, veux ce que tu veux, de toute façon, ce n’est pas toi qui décide »…?].

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