Ou quand un journaliste authentiquement catholique (on va dire que je n’ai aucun titre pour distribuer des brevets de bonne catholicité, mais c’est ce que je pense) ose défendre sa foi dans un milieu sournoisement (parfois ouvertement) hostile: à titre professionnel, Andrea Gagliarducci a participé à une rencontre sous le patronage du roi d’Arabie saoudite, organisée à Barcelone par le King Abdullah bin Abdulaziz International Centre for Interreligious and Intercultural Dialogue sur le thème rebattu de l’inclusion. Il a prononcé un exposé de haute tenue qu’il nous propose ici. A LIRE ABSOLUMENT.

Quand peut-on vraiment parler de discours de haine ? Quelques notes

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting…
20 novembre 2022

Du 8 au 10 novembre, j’étais à Barcelone pour une conférence organisée par KAICIID, le « King Abdullah bin Abdulaziz International Centre for Interreligious and Intercultural Dialogue« . Il s’agit d’un centre de dialogue interreligieux, parrainé par l’Arabie saoudite, avec le Saint-Siège comme État observateur.

La rencontre était le quatrième European Policy Dialogue Forum, et le thème était l’inclusion dans les villes. On y a beaucoup parlé de discours de haine et de la manière de le contrer. Et quand on parle de discours de haine, on pense immédiatement à la haine contre ce qu’on nomme minorités, et donc à l’islamophobie ou à l’antisémitisme. Les documents de politique générale qui nous ont été remis soulignaient également ces problèmes.

J’ai été invité à faire une intervention dans l’un des groupes de travail et j’ai essayé de montrer l’autre face de la médaille. J’ai surtout essayé d’expliquer que les discours de haine contre la religion ne touchent pas seulement les dites minorités, mais aussi les majorités. Et en particulier qu’il existe un discours de haine à l’encontre des chrétiens, qui semble caché, mais qui est en fait très présent et vivant.

Il semble caché parce que les catholiques eux-mêmes acceptent simplement les préjugés négatifs à l’encontre du catholicisme, les catholiques eux-mêmes sont incapables de reconnaître leur histoire, les catholiques eux-mêmes ont été victimes d’un récit négatif qui souvent n’est pas soutenu par l’Histoire, mais seulement par des histoires. Dans ce blog, bien qu’occasionnellement, j’ai essayé à plusieurs reprises de démystifier l’image du catholicisme qui est donnée par les médias.

Pourtant, ce qui se dessine, c’est un véritable discours de haine, qui en arrive à générer des situations limites, comme le cas de la militante Femen condamnée en France pour offense à la religion (elle a mis en scène l’avortement de Jésus sur l’autel) puis acquittée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a condamné la France à verser des indemnités pour atteinte à la liberté d’expression.

Mais quelle est la limite entre un discours de haine, une attaque contre la foi et la liberté d’expression ? Ce que je veux dire, c’est que même des sentences controversées comme celle de la France sont acceptées précisément parce que le préjugé anti-chrétien est accepté, et il est accepté parce que le christianisme a été défini comme une religion de pouvoir. Conceptuellement faux, en pratique juste si l’on voit les circonstances et surtout si l’on réalise que ce n’est pas le fait d’être catholique qui définit le pouvoir, mais les personnes qui l’exercent.

Mon avertissement était simple : si nous commençons à accepter un préjugé pour certains, au nom d’un prétendu pouvoir ou poids exercé, nous le ferons un jour pour tous. Un principe est toujours valable, pas seulement quand il arrange.

Il s’agit d’une question cruciale et particulièrement divisive. Les réactions à mon intervention n’ont pas abordé le fond de l’intervention, mais étaient plutôt des réactions à comment mon intervention était ressentie. Certains ont été choqués, d’autres ont essayé de rétablir le narratif tel qu’ils le diffusent.

Mais c’est toujours le cas avec les nouveaux droits : dès qu’on fait des exceptions, tout devient exceptionnel.

Voici mes notes pour l’input speech, que j’ai ensuite prononcé a braccio. Quelques jours plus tard, l’Observatoire de l’intolérance et des discriminations envers les chrétiens en Europe a publié son dernier rapport (j’en ai parlé ici : https://www.acistampa.com/story/i-numeri-della-persecuzione-nascosta-dei-cristiani-in-europa-21134) qui a confirmé mes craintes. Mais qui, je crois, sera une fois de plus peu prise en considération. Et ce serait une erreur.


Barcelone, 8 novembre 2022

Je suis un journaliste catholique, travaillant pour un journal catholique. Je pense qu’il est nécessaire de le dire pour éviter toute forme de préjugé, et aussi pour essayer de poser un problème de fond.

Quand on parle de « discours de haine », on pense toujours aux « discours de haine » à l’encontre des minorités. Plus précisément, on parle d’antisémitisme ou d’anti-islamisme, surtout en Europe, où la foi chrétienne est considérée comme majoritaire et donc peut difficilement faire l’objet de « hate speech », voire, dans certains cas, peut perpétuer les préjugés.

En réalité, les chrétiens font également l’objet de « discours de haine ». Je ne veux pas parler de la discrimination en Europe, des violations cachées de la liberté religieuse déjà exposées dans le rapport 2017 de l’Aide à l’Église en Détresse, puis documentées, de manière précise, par l’Observatoire de l’intolérance et de la discrimination anti-chrétienne en Europe, basé à Vienne. Je ne veux même pas parler des attaques contre les églises et les bâtiments religieux, qui, rien qu’en France – ce sont les chiffres du ministère de l’intérieur – ont été au nombre de 900 l’année dernière. Une escalade continue, en France, qui a conduit en 2016 à l’assassinat du père Jacques Hamel, un prêtre qui n’était coupable de rien d’autre que de célébrer la messe.

Le Hate speech anti-chrétien est en fait quelque chose de plus insidieux. Il fait partie du cœur même de l’information religieuse et naît avec le préjugé. Il existe des discours de haine manifestes et des discours de haine sournois, cachés, qui sont imposés avec une violence extraordinaire.

Toutes les dénominations chrétiennes sont la cible de cette campagne de haine. L’Église catholique encore plus.

L’Église catholique est « celle des prêtres qui abusent des enfants ». L’Église catholique est « celle des prêtres qui gèrent l’argent ». L’Église catholique est « celle qui est compromise avec le pouvoir, soutenant les populistes et les nationalistes ». L’Église catholique est celle qui n’est pas moderne, celle qui est arriérée, celle qui a entravé le progrès européen.

Ce préjugé anticatholique a été introduit en Europe depuis les Lumières, et s’est perpétué à tous les niveaux, du politique au social. Il y a eu une lutte très forte des Papes pour surmonter ce préjugé anti-catholique, menée sur la base de l’histoire, du contexte, de la vérité. Cela n’a pas été suffisant.

Nous sommes à une époque où l’opinion publiée compte plus que l’opinion publique, où le récit compte plus que l’histoire. Cela s’applique à toutes les religions. Les religions tentent de se recomposer dans un nouveau narratif, et j’ai été très impressionné par la tentative de synthèse faite par le Grand Imam d’al Azhar au Forum de Bahreïn le 4 novembre dernier. Il s’agissait d’une tentative de dépasser la perspective du choc des civilisations, et aussi de relire l’Islam dans une clé différente.

Mais cette tentative s’applique également au christianisme, concerné par un choc des civilisations différent. Ce n’est pas « l’Ouest contre l’Est », mais « l’Ouest contre l’Ouest », né dans la société occidentale elle-même. Et c’est une société occidentale qui a eu tellement de haine de soi qu’elle en a oublié ses racines profondes.

En tant que journaliste, il m’est arrivé de faire un reportage sur une affaire récente de la Cour européenne des droits de l’homme. Le 20 décembre 2013, Eloïse Bouton, membre du collectif des Femen, entra dans l’église de la Madeleine à Paris en portant un voile bleu et une fausse couronne d’épines. Comme le veut la coutume du collectif Femen, elle avait la poitrine nue et le corps tatoué de slogans. Devant l’autel, au tabernacle, elle mima l’avortement à l’aide de deux morceaux de foie de bœuf. Le geste blasphématoire fut condamné en France à une peine définitive d’un mois d’emprisonnement, après trois degrés de procès. Mais la femme fut acquittée par la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt que le Centro studi Livatino n’a pas hésité à qualifier d’ « illogique et contradictoire ». Tandis que le Centre européen pour le droit et la justice note que si des jugements similaires sont la norme lorsqu’il s’agit de chrétiens, la question est tout à fait différente lorsqu’il s’agit d’autres confessions.

Le spectacle de l’église de la Madeleine était clairement blasphématoire. Mais en fait, il utilisait une faille dans le droit pénal français, qui n’a pas de règle directe pour défendre la liberté de religion.

Après la plainte du recteur de l’église, le procureur de la République français a donc condamné la Bouton à un mois de prison pour « exhibition sexuelle ». La sentence a été suspendue. Une indemnisation de 2 000 euros et une participation aux frais de justice de 1 500 euros ont même été demandées. La sentence a ensuite été confirmée par la Cour d’appel, qui a aussi jugé que le geste n’était pas justifié au regard de l’article 10 de la Convention européenne, car aucune liberté d’expression n’avait été limitée, alors que la Bouton avait attaqué la liberté de pensée d’autrui et avait violé la liberté de religion en général.

La Cour de cassation avait elle aussi rejeté le pourvoi, expliquant à nouveau que la liberté d’expression de la femme n’avait été en aucune façon restreinte, ajoutant que la liberté d’expression doit être conciliée avec le droit d’autrui de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion, comme le prévoit l’article 9 de la Convention européenne.

La Cour européenne des droits de l’homme a toutefois annulé le jugement, condamnant la République française à verser à la Bouton 9800 euros pour le préjudice moral qu’elle avait subi, car la condamnation constituerait une ingérence indue dans l’exercice de son droit à la liberté.

La Cour a également déclaré que « l’emprisonnement n’est admissible que lorsque les droits fondamentaux sont violés par un discours de haine ou une incitation à la violence ».

En pratique, le spectacle, qui visait à porter atteinte à l’honneur et à la crédibilité de la religion en créant des réactions de mépris à l’égard de l’Église catholique, ne constituait pas un discours de haine car il « ne portait pas atteinte aux droits fondamentaux ».

Il convient donc de se demander comment les discours de haine doivent être perçus aujourd’hui, et si l’on ne risque pas de faire des nouveaux droits de l’homme une para-religion. Les discours de haine visant les confessions chrétiennes, et le catholicisme en particulier, représentent peut-être un pas en avant de plus par rapport à ce qui a été défini jusqu’à présent comme antisémitisme et anti-islamisme. Ils doivent être surmontés non seulement par la force de la loi, mais aussi par la capacité à aller au-delà des préjugés.

Sinon, non seulement il n’y aura plus de société occidentale. Il n’y aura plus de société du tout.

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