Le philosophe italien Giorgio Agamben (sa notice wikipedia en italien est plus actualisée que celle en français) est l’un des rares intellectuels européens d’envergure qui ait fait entendre une voix dissidente, clairement anti-vaccin et anti-passe sanitaire lors de la crise du Covid (j’ai déjà traduit plusieurs articles dans ces pages, ils valent la peine d’être relus). Il reprend ses thèmes favoris dans cette conférence qu’il a donnée fin novembre devant la Commissione Du.Pre [1]. C’est par moments assez trapu (le registre sémantique est soutenu et j’ai dû faire quelques recherches, mises entre [], qui témoignent de mon ignorance crasse!) mais reste accessible même pour un non-philosophe… comme moi. Une lecture stimulante et revigorante, dans la veine du beau texte de Marcello Veneziani que j’ai traduit hier sur le pouvoir non-incarné (Qui commande dans le monde (occidental) aujourd’hui?), au moment où « le pays s’installe tranquillement dans une situation progressive de liberté toujours plus réduite, et [où] même ceux dont nous espérions qu’ils pourraient faire quelque chose pour arrêter les forces qui poussent les puissants semblent inconscients et inefficaces » (Marco Tosatti qui a publié le texte sur son blog).

[1] La Commissione Du.Pre (Dubbio e Precauzione – Doute et précaution) est née le 8 décembre 2021 lors d’une conférence au Collège universitaire international de Turin par un groupe de philosophes, de scientifiques et de juristes pour tenter de dépasser l’urgence de la pensée qui, avec l’imposition du Green Pass et ensuite avec la guerre en Ukraine, a marginalisé toute tentative de discussion critique, réaffirmant au contraire le droit au doute comme fondement de toute participation démocratique, et tentant de vérifier les similitudes et les différences entre le récit et les mesures économiques et sociales imposées pendant la pandémie et celles adoptées suite à la crise de la guerre aux portes de l’Europe.
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(https://generazionifuture.org/dupre/)

Le complice et le souverain

Giorgio Agamben
www.quodlibet.it/giorgio-agamben-il-complice-e-il-sovrano
(via www.stilumcuriae.com/giorgio-agamben-il-sovrano-e-il-complice)

Je voudrais partager avec vous quelques réflexions sur la situation politique extrême que nous avons connue et dont il serait naïf de croire que nous avons émergé ou même que nous pouvons émerger.
Je crois que même parmi nous, tout le monde n’a pas compris que ce à quoi nous sommes confrontés est de plus en plus un abus flagrant dans l’exercice du pouvoir ou une perversion – aussi grave soit-elle – des principes du droit et des institutions publiques. Je crois plutôt que nous sommes confrontés à une ligne d’ombre que, contrairement à celle du roman de [Joseph] Conrad [La ligne d’ombre], aucune génération ne peut croire qu’on puisse la franchir impunément. Et si, un jour, les historiens enquêtent sur ce qui s’est passé sous le couvert de la pandémie, il s’avérera, je crois, que notre société n’avait peut-être jamais atteint un tel degré extrême d’odieux, d’irresponsabilité et, en même temps, de désintégration. J’ai utilisé à juste titre ces trois termes, liés aujourd’hui dans un nœud borroméen c’est-à-dire un nœud dont chaque élément ne peut être défait par les deux autres. Et si, comme certains le prétendent non sans raison, la gravité d’une situation se mesure au nombre de meurtres, je crois que cet indice est également beaucoup plus élevé que ce que les gens ont cru ou feignent de croire. En empruntant à Lévi-Strauss une expression qu’il avait utilisée pour l’Europe de la Seconde Guerre mondiale, on pourrait dire que notre société s’est « vomie ». C’est pourquoi je pense que cette société ne pourra sortir de la situation dans laquelle elle s’est plus ou moins consciemment enfermée, que si quelque chose ou quelqu’un la remet en cause de fond en comble.

Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler ; je voudrais plutôt m’interroger avec vous sur ce que nous avons fait jusqu’à présent et pouvons continuer à faire dans une telle situation. En effet, je suis entièrement d’accord avec les considérations concernant l’impossibilité d’une réconciliation [voir à ce sujet: Après-covid: le pardon, peut-être, mais pas au prix de la vérité ; et Résister à l’hypnose collective]. Il ne peut y avoir de réconciliation avec ceux qui ont dit et fait ce qui a été dit et fait au cours des deux dernières années.

Devant nous, nous n’avons pas simplement des hommes qui se sont trompés ou ont professé des opinions erronées pour une raison quelconque, que nous pouvons essayer de corriger. Ceux qui pensent cela se font des illusions. Nous avons devant nous quelque chose de différent, une nouvelle figure de l’homme et du citoyen, pour utiliser deux termes familiers à notre tradition politique. En tout cas, c’est quelque chose qui a pris la place de cet hendiadys [De l’expression grecque hen dia duoin (une chose par deux mots), figure de style qui consiste à remplacer la subordination entre deux mots par une coordination. Par exemple « respirer l’air du lac et la fraîcheur au lieu de l’air frais du lac] et que je propose d’appeler provisoirement par un terme technique du droit pénal : le complice – à condition de préciser qu’il s’agit d’une figure spéciale de la complicité, une complicité absolue, pour ainsi dire, dans le sens que je vais essayer d’expliquer.

Dans la terminologie du droit pénal, le complice est celui qui a adopté un comportement qui ne constitue pas en soi une infraction, mais qui contribue à l’action criminelle d’une autre personne, l’auteur de l’infraction. Nous nous sommes retrouvés et nous nous retrouvons face à des individus – voire une société entière – qui se sont rendus complices d’un crime dont l’auteur est absent ou en tout cas inavouable. Une situation paradoxale, c’est-à-dire une situation où il n’y a que des complices, mais où l’auteur de l’infraction est absent, une situation où chacun – qu’il s’agisse du président de la République ou d’un simple citoyen, du ministre de la Santé ou d’un simple médecin – agit toujours en tant que complice et jamais en tant qu’auteur de l’infraction.

Je crois que cette situation singulière peut nous permettre de lire le pacte hobbesien [Conforme à la philosophie de Thomas Hobbes, qui défend le penchant naturel de l’être humain pour son intérêt individuel] dans une nouvelle perspective. C’est-à-dire que le contrat social a pris la figure – qui est peut-être sa vraie figure extrême – d’un pacte de complicité sans le délinquant – et ce délinquant absent coïncide avec le souverain dont le corps est formé par la masse même des complices et qui n’est donc rien d’autre que l’incarnation de cette complicité générale, de cet « être » [dans le sens de verbe substantivé] com-plici, c’est-à-dire plié ensemble, de tous les individus.

Une société de complices est plus oppressive et étouffante que n’importe quelle dictature, car ceux qui ne participent pas à la complicité – les non-complices – sont purement et simplement exclus du pacte social, ils n’ont pas leur place dans la cité.

Il y a aussi un autre sens dans lequel on peut parler de complicité, et c’est la complicité non pas tant et non seulement entre le citoyen et le souverain, mais aussi et plutôt entre l’homme et le citoyen. Hannah Arendt a montré à plusieurs reprises à quel point la relation entre ces deux termes est ambiguë et comment, dans les Déclarations des droits, l’inscription de la naissance, c’est-à-dire de la vie biologique de l’individu, dans l’ordre juridico-politique de l’État-nation moderne est réellement en cause.
Les droits ne sont attribués à l’homme que dans la mesure où il est le préalable immédiatement dilué du citoyen. L’émergence permanente à notre époque de l’homme en tant que tel est le signe d’une crise irrémédiable de cette fiction d’identité entre l’homme et le citoyen sur laquelle se fonde la souveraineté de l’État moderne.

Ce que nous avons devant nous aujourd’hui, c’est une nouvelle configuration de cette relation, dans laquelle l’homme ne transite plus dialectiquement vers le citoyen, mais établit une relation singulière avec ce dernier, en ce sens que, par la nativité de son corps, il fournit au citoyen la complicité dont il a besoin pour se constituer politiquement, et que le citoyen, de son côté, se déclare le complice de la vie de l’homme, dont il prend soin. Cette complicité, vous l’aurez compris, c’est la biopolitique, qui a maintenant atteint sa configuration extrême – et, espérons-le, finale.

La question que je voulais poser est donc la suivante : dans quelle mesure pouvons-nous encore nous sentir obligés envers cette société ? Ou si, comme je le crois, nous nous sentons malgré tout quelque peu obligés, de quelle manière et dans quelles limites pouvons-nous répondre à cette obligation et parler publiquement ?

Je n’ai pas de réponse exhaustive, je ne peux que vous dire, comme le poète, ce que je sais ne plus pouvoir faire.

  • Je ne peux plus, face à un médecin ou à toute personne qui dénonce l’utilisation perverse de la médecine depuis deux ans, ne pas d’abord remettre en cause la médecine elle-même. Si nous ne repensons pas à nouveau ce que la médecine est progressivement devenue, et peut-être même toute la science dont elle prétend faire partie, nous ne pouvons en aucun cas espérer arrêter son cours mortel.
  • Je ne peux plus, face à un juriste ou à toute personne qui dénonce la manière dont le droit et la constitution ont été manipulés et trahis, ne pas remettre en cause le droit et la constitution en premier lieu. Est-il nécessaire, sans parler du présent, que je rappelle ici que ni Mussolini ni Hitler n’ont eu besoin de remettre en cause les constitutions en vigueur en Italie et en Allemagne, mais qu’ils y ont trouvé les dispositifs dont ils avaient besoin pour établir leurs régimes ? Autrement dit, il est possible que le geste de ceux qui cherchent aujourd’hui à fonder leur combat sur les constitutions et les droits soit déjà vaincu dès le départ.

Si j’ai évoqué cette double impossibilité, ce n’est en effet pas au nom de vagues principes méta-historiques, mais, au contraire, comme une conséquence inéluctable d’une analyse précise de la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. C’est comme si certaines procédures ou certains principes auxquels nous croyions ou, plutôt, faisions semblant de croire, avaient maintenant montré leur vrai visage, que nous ne pouvons manquer de regarder.
Je n’entends pas par là dévaloriser ou considérer comme inutile le travail critique que nous avons accompli jusqu’à présent et que nous continuerons certainement à accomplir ici aujourd’hui avec rigueur et acuité. Ce travail peut être et est certainement utile sur le plan tactique, mais ce serait faire preuve d’aveuglement que de l’identifier simplement à une stratégie à long terme.
Dans cette perspective, il reste beaucoup à faire et cela ne peut se faire qu’en abandonnant sans réserve des concepts et des vérités que nous tenons pour acquis. Le travail qui nous attend ne peut que commencer, « là où tout est perdu, sans compromis et sans nostalgie ».

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