Elle a écrit un petit pamphlet intitulé « La fin de la chrétienté » [Voir annexe], et Stefano Fontana se charge de la recadrer. Je n’ai pas lu le livre de Chantal Delsol, qui est pourtant célébrée dans certains milieux catholiques conservateurs comme un phare de la pensée « judéo-chrétienne » (j’ignore d’ailleurs si elle est elle-même catholique, mais ce n’est pas le sujet), et je n’ai pas vraiment envie de le lire: pour reprendre un aphorisme populaire « avec de tels amis, pas besoin d’ennemis ».

Le christianisme est présenté comme « fondé sur la conquête », comme une « perversion du message », comme une société « saturée de dogmes », régie par la « profanation de l’idée de vérité », dans laquelle « des clercs ivres de pouvoir se laissent séduire par toutes sortes d’excès » et où s’exerce une « forme d’influence et de domination sur les âmes ». On dira que 120 pages ne sont que 120 pages, il ne s’agit pas ici de synthèse mais de slogans, d’ailleurs très approximatifs…

La fin de la chrétienté: Chantal Delsol ne convainc pas

Stefano Fontana

Dans ce petit livre de 120 pages seulement (« La fin de la chrétienté », 2021), Chantal Delsol, universitaire française classée parmi les penseurs catholiques les plus reconnus , exprime une prétention très exigeante : faire le bilan de deux millénaires de « chrétienté », qui vont selon elle de Théodose aux lois sur l’avortement. Une prétention peut-être excessive, mais on le sait, les philosophes aiment la synthèse. Prétention, néanmoins, réalisée, on peut le dire, mais d’une manière, selon moi, inacceptable.

La thèse de l’auteur peut être condensée – avec un esprit de synthèse parallèle au sien – dans les propositions suivantes : La chrétienté a existé, la chrétienté a pris fin après une longue agonie, le christianisme y a renoncé progressivement dans une longue série de compromis, tout a été contesté mais rien n’a été sauvé, il n’y avait pas d’autre choix possible, la bataille était perdue d’avance, la mort de la chrétienté n’est pas la mort de, la religion, la chrétienté ne sera pas remplacée par l’athéisme mais par le retour du paganisme, il y aura un christianisme sans chrétienté, la mission ne sera plus synonyme de conquête, à la fin de la chrétienté « Dieu nous aura retrouvés ».

Au centre de ces thèses se trouve l’interprétation du christianisme par Delsol. Une interprétation qui n’est pas convaincante, à commencer par l’inéluctabilité de sa fin. Pour elle, la sécularisation a été un processus gouverné par la nécessité : les vieux principes sont tombés « naturellement et inéluctablement », ceux qui se battent pour eux sont « convaincus d’avance qu’ils n’auront pas gain de cause », ceux qui les défendent sont « des soldats dans une guerre perdue », « éduquer les enfants dans la foi aujourd’hui, c’est produire des soldats pour Waterloo », le christianisme court « irrémédiablement vers l’abîme ». Cette prétendue inéluctabilité de la sécularisation n’est pas argumentée. Delsol la décrit telle qu’elle se présente aujourd’hui sur le plan sociologique, mais elle ne se demande pas si elle doit exister ou non sur le plan du droit, si elle contient des vérités intimes intemporelles qui, tôt ou tard, sous telle ou telle forme, peuvent et doivent resurgir. Elle dit même que c’est « une énigme ». Mais on sait que ce n’est pas un mystère, on peut citer les noms et prénoms de ceux qui ont voulu la détruire à l’extérieur et à l’intérieur de l’Eglise catholique. Cette inéluctabilité porte la marque de l’historicisme et renvoie Delsol à Hegel.

Même l’idée que la fin de la chrétienté est motivée par la chrétienté elle-même révèle une approche qui n’est pas libre intellectuellement. Le christianisme est présenté comme « fondé sur la conquête », comme une « perversion du message », comme une société « saturée de dogmes », régie par la « profanation de l’idée de vérité », dans laquelle « des clercs ivres de pouvoir se laissent séduire par toutes sortes d’excès » et où s’exerce une « forme d’influence et de domination sur les âmes ». On dira que 120 pages ne sont que 120 pages, il ne s’agit pas ici de synthèses mais de slogans, d’ailleurs très approximatifs et faiblement fonctionnels au paradigme de pensée qui a remplacé celui de la chrétienté. De telles phrases sont une caricature de la chrétienté et dénoncent un préjugé liquidateur à son égard, préventif plus qu’un bilan, je dirais aprioristique – et dogmatique.

Non moins problématique, la dénonciation par l’auteur du concept de « vérité » propre, selon elle, à la chrétienté, dénonciation souvent même sarcastique et irrespectueuse pour les nombreux esprits élevés et saints qui ont animé cette forme de civilisation. Selon elle, dans la chrétienté, la vérité devait être décrite « avec une précision d’entomologiste » (mais Delsol pense-t-elle vraiment liquider ainsi saint Augustin et saint Thomas ?). Pour elle, en revanche, comme pour Heidegger, « l’ « être » est événement et devenir, et non définition objective » et « la vérité est un rêve que nous poursuivons », « elle doit cesser d’être proposition et dogme pour devenir un halo de lumière, un espoir tremblant, une chose insaisissable que l’on attend avec des rêves de mendiant ». La chrétienté aurait « profané l’idée de vérité, en voulant à tout prix identifier la foi à la connaissance ». Delsol ne voit-elle pas, que ce faisant, la foi est séparée de la connaissance en général et devient ainsi autre chose que la culture ? Voulons-nous éliminer l’évangélisation de la culture ? Et Delsol ne voit-elle pas que parler de la vérité comme d’un rêve célèbre indirectement la hauteur de la définition qu’en donne Thomas comme adaequatio intellectus ad rem ? [«Correspondance de la pensée avec les faits.»]. Quelle disproportion abyssale entre ce que l’on veut remplacer et ce par quoi on le remplace.

La conclusion est que « renoncer à la chrétienté n’est pas un sacrifice douloureux » car « la mission ne doit pas nécessairement être synonyme de conquête ». A ce stade, « ce n’est pas la chrétienté qui nous quitte, c’est nous qui la quittons ». Pour aller où ? Selon Delsol, « croire ou faire croire que si le christianisme s’effondre, tout s’effondre avec lui est un non-sens », « cessons de croire que nous sommes les seuls au monde à pouvoir donner un sens au monde ».

Après avoir ainsi liquidé l’unicité salvifique du Christ – non pas de nous, chrétiens, mais du Christ – elle soutient qu’après le christianisme, il n’y aura pas l’athéisme, mais un nouveau paganisme, car le besoin religieux de l’homme ne disparaîtra pas et, dans cette situation, les chrétiens vivront comme des « héros de la patience, de la sollicitude et de l’amour humble ». Une conclusion valable uniquement pour ceux qui s’en contentent.


Annexe

J’ai fait une petite recherche sur Google et je suis tombée sur un article du Monde des Religions (un article du Monde, fût-il des religions, c’est un peu une boussole qui indique le sud, mais c’est pour cela que c’est intéressant) datant de décembre 2021, et évidemment en accès payant. Le journal nous laisse quand même en lire le début, pour peu qu’on ait le courage de se faufiler entre les fenêtres d’avertissement qui laissent visibles quelques centimètres d’écran

« LA FIN DE LA CHRÉTIENTÉ » : LE PAMPHLET DE CHANTAL DELSOL CONTRE LA POSTMODERNITÉ

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Dans son dernier essai, la philosophe déplore la disparition, sous nos yeux, de la civilisation chrétienne et juge délétère l’« inversion normative » qui est, selon elle, promue aujourd’hui. Un lamento réactionnaire paresseux.

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Le dernier essai de Chantal Delsol ressemble à une longue complainte. La philosophe déploie une rhétorique de la déploration pour décrire la fin de « la chrétienté », qui n’est pas la fin du christianisme mais celle de son incarnation temporelle : une « marche à l’abîme », une « chute » où « tout se [défait] », tandis que « d’autres religions ont envahi la scène ».
A cette saturation terminologique s’ajoute un point de départ discutable. Avec la promulgation de la loi sur l’IVG en 1975, suivie d’autres lois sociétales (mariage pour tous, PMA), nous vivrions les derniers soubresauts de la chrétienté. Mais cette fin ne remonte-t-elle pas plutôt à la Révolution française ou à l’avènement de la modernité philosophique ? Chantal Delsol sait bien tout cela et le reconnaît : « Après les prémisses du XVIIIe siècle, la période révolutionnaire fut ce qu’on peut appeler le début de la fin de la chrétienté. » Nous ne serions donc pas en train de vivre la « fin de la chrétienté », mais « la fin de la fin ». Soit.

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L’analyse de la philosophe gagne en intérêt lorsqu’elle fait la généalogie historique des « inversions normatives » qui se sont succédé. La chrétienté, qui commence avec la conversion de l’empereur Constantin au IVe siècle, avait inversé les valeurs romaines. Divorce, avortement, suicide, homosexualité, autrefois admis, sont désormais interdits. Mais alors que la chrétienté avait inversé les normes païennes, la postmodernité inverse les normes de la chrétienté. Aujourd’hui, nous vivons « l’inversion de l’inversion », soutient Chantal Delsol.

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Indulgence envers les bourreaux et indifférence aux victimes

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Ce changement de paradigme moral et ontologique indigne la catholique traditionaliste qui se prête à des considérations ambiguës : « L’homosexualité était bannie et méprisée, elle est aujourd’hui non seulement justifiée, mais vantée. L’avortement, auparavant criminalisé, se voit légitimé et conseillé. La pédophilie, considérée auparavant comme un pis-aller qu’on supportait pour la sauvegarde des familles et des institutions, est aujourd’hui criminalisée. »

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Matthieu Giroux , Le Monde des Religions, 1er décembre 2021
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