Giorgio Agamben, dans le contexte actuel de limitation des libertés sous différents prétextes, dont le dernier est sanitaire, et qu’il est l’un des très rares intellectuels européens à reconnaître et à dénoncer, nous invite à une réflexion sur deux concepts antithétiques, liberté / sécurité, qui se sont transformés au fil des circonstances en liberté / insécurité, que nous vivons aujourd’hui.

La tâche principale des gouvernements semble être devenue la diffusion généralisée parmi les citoyens d’un sentiment d’insécurité et même de panique, coïncidant avec une compression extrême de leurs libertés, qui précisément dans cette insécurité trouve sa justification.

Giorgio Agamben
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John [/Jean] Barclay [1], dans son roman prophétique Argenis (1621) [2] , a défini en ces termes le paradigme de la sécurité que les gouvernements européens allaient progressivement adopter par la suite :

Ou bien on donne aux hommes leur liberté, ou bien on leur donne la sécurité, pour laquelle ils abandonneront la liberté.

La liberté et la sécurité sont donc deux paradigmes antithétiques de gouvernement, entre lesquels l’État doit chaque fois faire son choix. S’il veut promettre la sécurité à ses sujets, le souverain devra sacrifier leur liberté et, inversement, s’il veut la liberté, il devra sacrifier leur sécurité.

Michel Foucault a cependant montré comment il fallait comprendre la sécurité (la sureté publique), que les gouvernements physiocratiques, à partir de Quesnay [François Quesnay, 1694-1774], ont été les premiers à assumer explicitement parmi leurs tâches dans la France du XVIIIe siècle.

Il ne s’agissait pas – à l’époque comme aujourd’hui – de prévenir les catastrophes, qui, dans l’Europe de ces années-là, étaient essentiellement des famines, mais de les laisser se produire afin d’intervenir ensuite immédiatement pour les gouverner dans le sens le plus utile. Gouverner retrouve ici son sens étymologique, c’est-à-dire « cybernétique » : un bon pilote (kibernes) ne peut éviter les tempêtes, mais lorsqu’elles se produisent, il doit tout de même être capable de diriger son navire en fonction de ses intérêts. L’essentiel, dans cette perspective, était de répandre un sentiment de sécurité parmi les citoyens, en leur faisant croire que le gouvernement veillait à leur tranquillité d’esprit et à leur avenir.

Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un déploiement extrême de ce paradigme et, en même temps, son renversement au moment opportun. La tâche principale des gouvernements semble être devenue la diffusion généralisée parmi les citoyens d’un sentiment d’insécurité et même de panique, coïncidant avec une compression extrême de leurs libertés, qui précisément dans cette insécurité trouve sa justification.

Aujourd’hui, les paradigmes antithétiques ne sont plus la liberté et la sécurité ; pour reprendre les termes de Barclay, on devrait plutôt dire aujourd’hui : « donnez aux hommes l’insécurité et ils renonceront à la liberté ». Il n’est donc plus nécessaire que les gouvernements se montrent capables de gouverner les problèmes et les catastrophes : l’insécurité et l’urgence, qui sont désormais le seul fondement de leur légitimité, ne peuvent en aucun cas être éliminées, mais – comme nous le voyons aujourd’hui avec la substitution de la guerre entre la Russie et l’Ukraine à la guerre contre le virus – seulement articulées de manière convergente, mais chaque fois différente.

Un gouvernement de ce type est essentiellement anarchique, en ce sens qu’il n’a pas d’autres principes auxquels adhérer que l’urgence qu’il produit et entretient.
Il est cependant probable que la dialectique cybernétique entre l’anarchie et l’urgence atteigne un seuil, au-delà duquel plus aucun pilote ne pourra diriger le navire; et les hommes, dans le naufrage désormais inévitable, devront se remettre en question sur la liberté qu’ils ont si imprudemment sacrifiée.


Ndt

[1] Jean Barclay (1582, Pont-à-Mousson – 1621, Rome), écrivain catholique français d’origine écossaise du premier quart du XVIIe siècle. Il est l’un des derniers humanistes, un homo europeanus

(fr.wikipedia.org/wiki/François_Quesnay).

[2] Jean Barclay est connu pour son Argenis, roman allégorique écrit en latin et mêlé de prose et de vers où il trace le tableau des vices et des révolutions des cours.
Allégorie historique, il raconte l’histoire du conflit religieux en France sous Henri III et Henri IV. De tendance royaliste et anti-aristocratique, il est raconté sous l’angle d’un roi qui réduit le pouvoir des aristocrates terriens au profit du « pays », dont l’intérêt s’identifie à celui du roi.

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