Le titre résume mieux que toutes les études savantes ce qu’on peut ressentir aujourd’hui. Il précède une réflexion de Leonardo Lugaresi, un intellectuel catholique italien spécialiste de Dante et qui tient un blog beau et érudit que je suis épisodiquement. L’hommage est magnifique, même si je suis un peu réticente sur une partie du contenu, car l’auteur y affirme que Benoît XVI a « mal » gouverné l’Eglise, n’étant pas fait pour cela. Tout dépend évidemment de ce que l’on appelle « gouverner ». Benoît n’était certes pas un pape politique, en ce sens, il n’a pas gouverné l’Eglise, mais il a guidé la barque que le Seigneur lui avait confié, il l’a BIEN fait, et ce n’est pas SA faute si cela s’est terminé par ce qui peut sembler un échec.
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A ce sujet, justement, celui du renoncement, Leonardo Lugaresi y voit l’acte ultime d’obéissance d’un homme dont toute la vie se résume justement dans ce mot « obéissance ». Peut-être… mais la question reste en suspens, et ce n’est certainement pas manquer de respect au Saint-Père que de penser que ce renoncement est entouré de zones d’ombre, et que Benoît XVI est monté au ciel avec son secret.

En attendant, comme le suggère l’auteur de l’article, il est encore temps de réparer notre négligence, et de nous plonger dans ses écrits. Pour ma part, je conseillerais de reprendre son magistère de pape, profond mais facilement abordable et en prise directe avec notre vécu. Et les livres d’entretien avec Messori, puis Peter Seewald (en particulier les deux premiers, « Le sel de la Terre« , et « Voici quel est notre Dieu« , tous deux réédités en 2005) même si l’on est allergique à ce dernier – après tout, c’est Benoît XVI qui l’a choisi: ce sont les premiers que j’ai lus en 2005, découvrant avec émerveillement une pensée claire et structurée qui répondait à toutes mes questions (les oeuvres du théologien sont évidemment plus ardues).

Je pense que Joseph Ratzinger, au cours de sa longue existence terrestre, a toujours obéi au Seigneur dans les grands choix de la vie. (Il n’y a pas de plus grand éloge que celui-ci qui puisse être fait à un homme au moment de son départ).

Il a obéi avec joie, alors qu’il était encore un jeune garçon, quand Dieu l’a appelé à la prêtrise. Il a obéi en tant que jeune homme, suivant sa vocation naturelle à étudier du mieux qu’il pouvait – et ce fut probablement l’obéissance la plus facile et la plus appréciée : il est devenu théologien (ce qui est un grand titre, quand il est donné avec raison !). Il a obéi, dans sa maturité, lorsque Dieu, par l’intermédiaire d’un pape, l’a voulu archevêque, à la tête d’un grand diocèse allemand. Seule la misérable bêtise de ses détracteurs pouvait alors penser qu’il avait « fait carrière », alors qu’il est évident pour toute personne dotée d’un demi-cerveau combien la chaire de professeur est meilleure, plus confortable et plus riche en satisfactions que celle d’évêque (surtout en ce vingtième siècle avancé, et en Allemagne alors!).

Il a obéi à nouveau, quelques années plus tard, lorsqu’un autre pape, inspiré par Dieu, l’a appelé à Rome pour être préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (ce qui signifiait quitter la Bavière, son frère et sa sœur, ses amis…). Il a continué à obéir, servant ce pape du mieux qu’il pouvait : toujours ami, toujours fidèle, totalement loyal même en lui exprimant son désaccord avec la discrétion nécessaire, les rares fois où il n’était pas d’accord avec ses choix (comme dans le cas de la suggestive mais imprudente manifestation « interreligieuse » d’Assise). Il l’a également fait quand, ayant atteint « l’âge de la retraite », il a exprimé à plusieurs reprises le désir de retourner chez lui pour faire ce pour quoi il était né, c’est-à-dire étudier, penser, écrire, enseigner. Mais on lui a dit de rester à sa place, et il a obéi.

Puis vint le jour de l’obéissance suprême, le plus douloureux et le plus pénible de tous, quand « les seigneurs cardinaux » le choisirent, lui, « simple ouvrier dans la vigne du Seigneur », pour succéder à cet autre grand pape. Soyons clairs, maintenant qu’il est mort : il savait parfaitement qu’il y avait d’autres plans (aujourd’hui, même les profanes connaissent la « mafia saint-galloise » et ses complots) ; qu’il ne devait pas être l’élu ; il savait aussi parfaitement qu’il n’était pas fait pour cette tâche. Par-dessus tout, il en savait assez sur le mal et la pourriture qui se cachaient dans la sainte Eglise. Nous aussi, ignorants comme des enfants, nous pouvions être fascinés jusqu’au vertige par le spectacle de ce triomphe que furent les funérailles de Jean-Paul II : le monde entier, avec tous ses dirigeants en tête, se réunissait sur la place Saint-Pierre pour rendre hommage au plus grand homme parmi tous, dans une cérémonie qui semblait dirigée par l’Esprit Saint en personne, tant elle était belle ; le plus grand rassemblement de l’histoire (combien étaient-ils : un million, deux millions ?). Nous n’avons vu que cela ; lui, quelques semaines plus tôt, faisant le chemin de croix à la place du pape mourant, a laissé filtrer une autre vérité : « Combien de saletés il y a dans l’Église, et même parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient Lui appartenir complètement ! » Il savait tout, et pourtant il a obéi. Il ne nous a demandé qu’une seule chose, et c’était étrange de l’entendre de la part d’un pape nouvellement élu : « Priez pour moi, afin que je ne fuie pas par peur devant les loups ». L’avons-nous fait ? L’avons-nous fait suffisamment ?

Maintenant qu’il est mort, nous devons parler clairement : les huit années qui ont suivi ont été celles d’un des pontificats les plus grands et les plus tragiques de toute l’histoire de l’Église. Un des plus grands, car rarement il y a eu, depuis la Chaire de Pierre, un magistère aussi élevé, profond et persuasif dans sa sublime intelligence du mystère chrétien. Benoît XVI doit être compté, à cet égard, parmi ces Pères de l’Église qu’il aimait tant. Mais il est aussi l’un des plus tragiques, parce que – nonobstant les nombreuses erreurs de gouvernement qu’il a commises en homme inapte à gouverner, au premier rang desquelles le choix malheureux du secrétaire d’État – la question que ce pontificat pose à nos consciences, et qui devrait nous brûler aujourd’hui, est simple et énorme : dans sa vie, il a toujours obéi, mais avons-nous, quand il lui est revenu d’être pape, obéi ? Il n’y a qu’une seule réponse honnête : non. Il est inutile, et même un peu sordide, d’édulcorer maintenant, dans les éloges funèbres, la nature tragique de ce choix. Il vaut mieux faire face, sérieusement, à l’échec et à notre responsabilité d’en tirer des leçons.

Les antécédents de l’homme et les circonstances de son renoncement nous obligent, en conscience, à considérer qu’il s’agissait là aussi d’un acte d’obéissance et non de lâcheté. Lorsqu’il a décidé de déposer un fardeau devenu insupportable pour ses forces (non seulement physiques, mais aussi et surtout morales !) – accomplissant un acte qui, avec le recul, a semblé improvisé à beaucoup d’entre nous – Benoît XVI l’a fait pour obéir : à sa conscience, avant tout, qui est le temple sacré de la liberté humaine dans lequel Dieu parle à l’âme de l’homme.

Il pensait, à tort, qu’après lui viendrait un pape qui continuerait, avec plus de force et plus de capacité de gouvernement, l’œuvre qu’il avait commencée avec tant d’efforts et si peu de résultats. Comme nous le savons, ce ne fut pas le cas.

À la mort du père, il arrive toujours que les enfants se rendent compte qu’ils n’ont pas assez répondu, de son vivant, au don de sa présence. Ils se disent toujours : « ah, si je lui avais parlé davantage, si j’avais passé plus de temps en sa compagnie, si j’avais demandé ou donné plus de poids à ses conseils… ». Il y a un sens à un phénomène si récurrent qu’il est presque une constante du comportement humain : le père que nous découvrons que nous n’avons pas mérité de son vivant, nous pouvons commencer à le « mériter » après la mort ; et c’est, pour beaucoup, la seule façon de devenir enfin adultes. Le pontificat de Benoît XVI, nous catholiques, dans l’ensemble, ne l’avons pas mérité – (et Dieu y a pourvu) – mais le trésor de son magistère est là, à portée de main. L’utiliser est la première façon de racheter maintenant ce que nous avons si bêtement laissé tomber alors. (Quant à moi, aujourd’hui, sur les conseils d’un lecteur de ce blog, j’ai repris Spe salvi).

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