En attendant que l’Institution reprenne ses droits, les longues files d’attente dans la Basilique Saint-Pierre pour s’incliner devant les restes mortels de Benoît XVI sont un peu une manifestation de cette piété populaire que les athées et autres catholiques adultes détestent et méprisent, et que lui même a toujours défendu, comme il a défendu la foi des simples.

En 2010, au terme de l’ « Année sacerdotale », il avait adressé aux séminaristes une lettre dans laquelle il les exhortait à accueillir et à préserver la dévotion populaire:

Entretenez en vous une sensibilité pour la piété populaire, qui est différente dans toutes les cultures, mais qui reste très semblable, car le cœur de l’homme est finalement le même. Bien sûr, la piété populaire tend à l’irrationalité, parfois même à l’extériorité. Pourtant, l’exclure est une erreur. Grâce à elle, la foi est entrée dans le cœur des gens, elle est devenue une partie de leurs sentiments, de leurs habitudes, de leur sentiment commun et de leur vie. C’est pourquoi la piété populaire est un grand héritage de l’Église. La foi est devenue chair et sang. Bien sûr, la piété populaire doit toujours être purifiée, renvoyée au centre, mais elle mérite notre amour, et elle fait de nous, de manière pleinement réelle, un « peuple de Dieu ».

*

https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/letters/2010/documents/hf_ben-xvi_let_20101018_seminaristi.html

Les images de ces jours-ci (à la surprise des médias) m’ont rappelé un article ancien de Vittorio Messori, qui m’avait fascinée à l’époque où je l’avais lu et qui était resté gravé dans ma mémoire: il réagissait à l’exposition publique à Rome, en avril 2008 (en direct à la télévision italienne) du corps embaumé de Padre Pio, suscitant les ricanements de l’ensemble des commentateurs mais aussi la ferveur d’innombrables catholiques. Je me souvenais du titre de l’article: « Un santo da toccare » (un saint à toucher), et s’il avait disparu du site du Corriere, il figure toujours sur le blog de Messori où je l’ai heureusement retrouvé.


Un santo da toccare, c’est un peu Benoît XVI aujourd’hui (même s’il n’y a évidemment aucun rapport entre le grand intellectuel et l’humble capucin), emporté par la ferveur de la foule indifférente aux diktats des médias. Entendons-nous bien, quand je dis « saint », je sais que je vais heurter ceux qui pensent que la canonisation systématique de tous les papes « conciliaires » est précipitée, injustifiée et surfaite (c’est à Dieu qu’il revient de décider qui est saint), mais évidemment ce n’est pas de cette sainteté là que je veux parler, celle décidée par un bureau du Vatican au terme d’un processus juridique, mais de l’humble sainteté de ceux qui ont servi le Seigneur en faisant de leur mieux la tâche qui leur incombait, et qui ne figureront jamais dans le calendrier (Benoît XVI, encore lui, a eu de très beaux mots à ce sujet).


Vittorio Messori

Un Saint à « toucher ». Comme il convient aux simples

Vittorio Messori,
dans Il Corriere della Sera du 25 avril 2008

Je comprends bien la perplexité, voire la répulsion, de beaucoup de laïcs et d’incrédules devant un saint comme Padre Pio et les formes et manières de son culte. Je dirai même plus : je me sentirais solidaire d’eux, ces sentiments d’étonnement contrarié seraient aussi les miens, si les événements de la vie ne m’avaient pas conduit à une perspective chrétienne. Et même, catholique : cette dévotion peut être comprise par les Églises gréco-slaves, quoique avec des nuances différentes, mais elle est abhorrée par les dénominations chrétiennes qui se réfèrent à la Réforme. Pour les athées, les agnostiques, les protestants, l’un des sommets de cette horreur cléricale a certainement été la diffusion en direct à la télévision, hier, de l’exposition du corps du capucin, avec un traitement approprié au silicone sur le visage, comme l’a expliqué le spécialiste, et une urne à température contrôlée.

Mais même pour de nombreux catholiques qui se définissent comme « adultes », tout à San Giovanni Rotondo est théologiquement incorrect : depuis cette année 1918 où les stigmates sont apparus sur le corps de l’obscur frère, jusqu’à aujourd’hui. Et « incorrect », il le sera toujours, malgré les tentatives quelque peu pathétiques de normaliser le scandale que représente Padre Pio. C’est également dans cette optique d’adaptation au « monde » que la nouvelle basilique a été commandée à une star de l’architecture comme Renzo Piano. Un grand professionnel, certes, mais d’un agnosticisme explicite, pur et dur, et représentant d’une culture aux antipodes de celle dans laquelle baigne le saint franciscain.

Je ne suis allé qu’une fois à San Giovanni Rotondo. C’était dans les années soixante-dix et j’ai trouvé ce que j’attendais : des cars paroissiaux provinciaux autour desquels les pèlerins mangeaient des sandwichs et buvaient à la gourde, un bâtiment chaotique de béton brut apparent, une masse d’hôtels construits à la hâte, un rideau ininterrompu de vitrines et d’étals proposant des objets d’un kitsch caricatural, des espaces libres poussiéreux pour un stationnement confus, la grande masse de l’hôpital, d’excellente réputation sanitaire, mais à l’architecture  » à la Ceausescu « . Sous un soleil implacable, des colonnes de pèlerins se déplacent, chantant des hymnes aux stations de nombreuses viae crucis, traînant par la main des enfants grognons.

J’ai trouvé cela et d’autres choses du même genre.

Je n’y suis jamais retourné, car cette première visite a suffi à confirmer ma dévotion envers Padre Pio et ma conviction que le mystère du Dieu de Jésus se manifestait vraiment en lui. Un paradoxe ? Certes, tout aussi paradoxal est ce christianisme qui, selon les mots de saint Paul, « est scandale et folie pour le monde mais, pour ceux qui croient, est sagesse de Dieu ». Quel paradoxe que le cri de Jésus : « Merci, Père, d’avoir révélé ces choses aux petits et aux ignorants et de les avoir cachées aux grands et aux sages ».. Ou encore, quel paradoxe que le Magnificat entonné par Marie, avec ses remerciements au Père qui « exalte les humbles ».

Pascal observe que, dans le christianisme, « les choses sont vraies ou fausses, elles scandalisent ou édifient selon le point de vue d’où on les regarde ». D’un point de vue évangélique, c’est un signe de vérité précisément ce qui provoque l’agacement et le sarcasme d’un point de vue entièrement humain. Soyons clairs : la dévotion à Padre Pio est interclasse, elle rassemble des foules immenses issues des couches sociales les plus diverses. Mais tout comme ce saint est, sociologiquement, un roturier du Sud, on peut dire que la grande masse de ses adeptes est roturière, que leurs goûts et leurs sensibilités sont roturiers. Ceci, pour un chrétien, n’est pas une raison de douter, mais plutôt de confirmer la présence dans cette personne stigmatisée de l’esprit de Jésus, qui a précisément voulu s’entourer de telles foules et aux gens simples, il s’est adressé de manière privilégiée. Des foules qui, aujourd’hui, semblent sécularisées, des foules que la télévision et le consumérisme ont polluées mais qui conservent, par instinct, quelque chose du « matérialisme » sain et consciencieux du christianisme, une religion de chair et de sang. Le corps dans l’urne de Padre Pio, les reliques, la perte de sang des stigmates : ce qui horrifie l’éternel gnosticisme intellectuel, son abstraction, son spiritualisme aseptisé, c’est précisément ce qui apparaît comme un signe de Dieu au sensus fidei de tant de personnes dites « ordinaires ». Aussi, parce que, malgré tout, j’ai foi en elle, je n’ai pas l’intention d’enlever de mon portefeuille la petite photo d’un capucin à barbe blanche.

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