Je reçois (et j’ai lu avec grand intérêt, j’espère que les lecteurs ne s’arrêteront pas à la longueur du texte, car c’est exceptionnel) cet entretien avec Marcello Pera, que Stefano Fontana, président de l’Observatoire Cardinal Van Thuan pour la Doctrine sociale de l’Eglise (DSE) résume en ces termes (il faudrait rajouter un des éléments clés de l’interview, l’isolement tragique dans lequel l’ensemble des dirigeants occidentaux ont littéralement abandonné le Pape après la prophétique lectio magistralis de Ratisbonne):

Notre Observatoire publie aujourd’hui un long entretien avec Marcello Pera intitulé « Moi, Benoît et l’autodestruction de l’Occident ».
.
Pera y affirme, entre autres, qu’au moment de ses entretiens avec Benoît XVI, il y avait déjà deux Églises, que la bombe à retardement de Vatican II avait explosé, que les sécularismes sont en train de gagner avec la complicité de l’Église, que l’Occident tel qu’il est aujourd’hui est perdu, que les Pontifes préconciliaires étaient prophétiques, que l’autodestruction de l’Occident doit être arrêtée et inversée.

Je m’attends à ce que Ratzinger devienne un saint pour avoir accompli un miracle… un miracle collectif, et s’il le sera, ce sera pour cette seule raison : avoir stoppé et inversé l’autodémolition de l’Occident chrétien.

*

Marcello Pera

(*) Je laisse au lecteur le soin de vérifier qui est Marcello Pera (un homme politique de droite, en Italie, on dit de « centre-droit », mais en France… je vous laisse compléter), caricaturé comme « athée dévot »; quels sont ses liens avec Benoît XVI, qui avait accepté de préfacer un de ses livres. C’est un homme de culture, et ses échanges avec le Saint-Père s’inscrivent dans le sens le plus noble, dans le cadre de cette « Cour des gentils » imaginée par Benoît XVI. Nous lui avons consacré pas mal de place dans ces pages (voir le moteur de recherche), voir en particulier Une pesante attaque contre Benoît est en cours (2017)

Moi, Benoît XVI et l’autodémolition de l’Occident chrétien

Entretien avec Marcello Pera

Le dernier jour de l’année civile – le jour où l’Église célèbre saint Sylvestre, le pape de Constantin et du concile de Nicée – le pape Benoît XVI concluait son pèlerinage terrestre.
Avec la mort de Benoît XVI, c’est non seulement un fin théologien et un grand intellectuel européen qui nous quitte, mais aussi une époque, celle du Concile Vatican II (et de l’après-Concile troublé) qui s’achève, et peut-être aussi l’époque de l’Église comme âme d’une civilisation.

Avec saint Sylvestre Ier, l’Église devint l’âme de l’Empire romain, de la Britannia à l’Égypte, de la péninsule ibérique à la Syrie, de l’Atlantique à la mer Noire. Aujourd’hui, l’Église dirigée par Jorge Mario Bergoglio a complètement renoncé à façonner, informer et guider une civilisation. L’idée même de societas christiana ou de civilisation chrétienne est étrangère à la dérive théologico-idéologique et pastorale incarnée par le pontificat de François, qui semble au contraire proposer le paradigme inverse avec le monde, compris sociologiquement, promu lieu théologique auquel conformer l’Eglise, la doctrine et la prédication.

Joseph Ratzinger, en revanche, en tant que théologien et Cardinal Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, puis en tant que Pontife Romain, a toujours eu à cœur l’identité chrétienne de l’Europe et de la Magna Europa, n’a jamais cédé à l’idée que la civilisation chrétienne devait être archivée comme quelque chose de dépassé, a toujours voulu réaffirmer l’inséparabilité de la foi et de la raison, de la foi et de la culture, et donc la nécessaire civilisation du christianisme.
Très chère au penseur Ratzinger, il y avait la rencontre providentielle entre la Révélation divine et le logos grec (et le ius romain), c’est-à-dire entre la Parole de Dieu et la spéculation rationnelle classique capable d’atteindre les sommets de la métaphysique ainsi que la rigueur de la dialectique et de la logique analytique, la loi morale naturelle et une véritable anthropologie-psychologie.

Ratzinger s’est vigoureusement opposé au processus de déshellénisation du christianisme qui se déroulait dans l’Église depuis plus d’un demi-siècle, il a au contraire réaffirmé la providentialité de la rencontre entre le classicisme gréco-romain et la Révélation biblique, rencontre dont est née la civilisation chrétienne.

Sur le plan moral et politique, Benoît XVI-Ratzinger a dénoncé le mal du nihilisme qui ronge l’Occident moderne et post-moderne, a désigné la dictature du relativisme comme la forme d’un nouveau totalitarisme insidieux, et a enseigné avec force le caractère non négociable (non seulement sur le plan moral personnel, mais aussi sur le plan public, juridique et politique) des principes naturels tels que la défense de la vie humaine de la conception à la mort naturelle, la reconnaissance du mariage comme union monogame et indissoluble d’un homme et d’une femme ouverts à la vie, la liberté éducative des parents qui ont, de par Dieu, la tâche (pas l’État) d’éduquer leur progéniture. Le rejet par Ratzinger de l’idéologie du gender et de la prétention à légitimer moralement et à reconnaître légalement les unions homosexuelles fut rigoureux et fort.

Dans cette œuvre généreuse et grandiose, dans cette tentative intellectuellement puissante d’arrêter l’effondrement de la civilisation chrétienne, de consolider ses murs et de commencer sa reconstruction, Ratzinger a toujours recherché le dialogue avec la culture européenne et nord-américaine la plus sensible, même si elle n’était pas catholique. Ratzinger a cherché à construire un dialogue fructueux avec le monde laïc et non catholique sur la base d’un amour commun pour la vérité, la justice et la civilisation occidentale. C’est dans ce cadre que s’inscrivent la rencontre, la discussion, le dialogue et l’amitié avec Marcello Pera, éminent philosophe libéral et homme politique italien.

Nous remercions le sénateur Marcello Pera pour sa généreuse disponibilité et lui posons quelques questions pour mieux comprendre ce que Ratzinger a représenté par rapport à la culture européenne et occidentale, et donc quel vide la mort de Benoît XVI laisse dans l’Église et en Occident.


Don Samuel Cecotti: Président Pera, peu d’intellectuels laïcs en Italie peuvent dire qu’ils ont connu et apprécié Benoît XVI comme vous l’avez fait. Comment est née votre relation et qu’est-ce qui vous a frappé dans la pensée de Ratzinger ?

Marcello Pera: La rencontre est née précisément de ce qui m’avait frappé chez lui. Je cultivais les études épistémologiques (c’était ma discipline universitaire) et je m’étais toujours opposé aux idées dans lesquelles, après une longue parabole commencée avec le néo-positivisme logique, la philosophie des sciences avait fini par plonger après Popper. Par exemple, la thèse selon laquelle le choix des grands paradigmes scientifiques ne dépend pas de manière décisive de preuves spécifiques mais est le résultat d’un processus de « conversion », que la vérité des grandes idées scientifiques, par exemple celles de Galilée par rapport à celles de Ptolémée, est interne à chacune d’elles car elle dépend de critères contextuels, que les paradigmes sont donc incommensurables, car deux scientifiques appartenant à deux paradigmes différents travaillent dans deux « mondes différents », etc. En bref, je connaissais le problème du relativisme. Un jour d’août 2004, j’ai lu le livre «  »Foi, Vérité, Tolérance » de Joseph Ratzinger.

Et j’ai fait une découverte qui, pour moi, évidemment ignorant de ce genre d’étude, fut un choc: le relativisme était un courant de pensée répandu même dans la théologie chrétienne. L’autorité de Ratzinger, dont j’avais lu l’Introduction au christianisme comme tant d’autres, fit que je ne doutai pas qu’il avait raison. J’étais étonné et troublé : comment cela était-il possible ? Que s’était-il passé, dans la religion du Verbe révélé et incarné, pour que la vérité ne soit plus absolue ?

À mon retour de vacances, j’ai poursuivi mes lectures et j’ai demandé une visite à Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Après avoir rencontré dans un petit salon un jeune homme blond qui était alors son secrétaire, je suis entré dans son bureau, qui, je m’en souviens, faisait moins de la moitié de la taille du mien au Sénat. Nous avons commencé à parler, sans grand préambule ni introduction, de philosophie, de théologie, de christianisme. Je me souviens des sujets, mais surtout du ton de l’interlocuteur, sa silhouette, sa douceur et surtout son regard, qui m’ont impressionné.

Dans ma vie, j’avais été familiarisé avec des figures comme Popper, Kuhn, Feyerabend, mais bien que je ressente leur autorité, aucun d’entre eux ne m’avait jamais impressionné de la même manière. Je n’avais aucun doute : Joseph Ratzinger était un grand. Non seulement parce que j’ai ressenti l’ampleur et la profondeur de sa culture, mais aussi en raison d’un trait de caractère bien plus précieux : un homme qui sait se tenir sur un pied d’égalité avec les autres, qui discute et questionne, sans accents de chaire. Les yeux ne trahissaient pas. Le sourire ne mentait pas.

SC: En tant que laïc libéral, et même en tant que « grand libéral […] certainement le plus illustre homme politique libéral-conservateur de l’Italie d’aujourd’hui », pour reprendre les termes que Mgr Crepaldi vous a réservés à Trieste, qu’avez-vous trouvé chez Ratzinger de stimulant, d’impliquant et de convaincant ? Y a-t-il eu une difficulté initiale à comprendre et à intégrer la pensée théologique de Ratzinger dans votre système de pensée, ou y a-t-il eu une convergence immédiate des idées ?

MP: Aucune difficulté de compréhension, mais une consonance immédiate des idées. Il était très clair pour moi que si le relativisme est mauvais pour la science, parce qu’il la réduit uniquement à une « culture », une « tradition », un « récit », le relativisme théologique et religieux a des conséquences pernicieuses pour le christianisme. Si la vérité est relative, le Christ rédempteur de l’humanité n’a aucun sens. Pas seulement cela. Peu de temps avait passé depuis le 11 septembre 2001 : si le christianisme n’était qu’une culture parmi d’autres, la civilisation chrétienne n’aurait aucun fondement ni mérite particulier. Alors les terroristes islamiques avaient eu raison de nous considérer comme des impérialistes et de nous combattre en tant que « juifs et chrétiens ». Souvenez-vous et réfléchissez : nous avons été considérés comme coupables non pas tant pour nos actes que pour notre être. Maintenant, vous pouvez vous qualifier de laïc tant que vous voulez, vous pouvez faire la sourde oreille et même vous opposer au message du Christ tant que vous voulez, mais c’était une réalité inacceptable : le christianisme était un ennemi !

Sauf que le christianisme n’est pas seulement une foi, c’est une foi qui a baptisé une civilisation : celle de la dignité des hommes, de la liberté, de la responsabilité, de l’égalité. Détruisez le christianisme et vous aurez détruit cette civilisation. Reléguez la foi chrétienne au rôle d’un récit et vous aurez perdu notre fondement. Et notre identité aussi : car si les autres vous frappent parce que vous êtes juif et chrétien et que vous ne donnez aucun poids à cet être, alors les autres sont quelqu’un et vous n’êtes personne, n’ayant rien à défendre. C’est la leçon, très personnelle, que j’ai tirée de la tragédie du 11 septembre et que j’ai renforcée lors de mes rencontres avec Ratzinger. Il avait de la lucidité et du courage.

Un problème subsiste cependant. Historiquement, je suis un homme de la modernité : je viens après le schisme protestant, la naissance de la science expérimentale, le cogito de Descartes, l’ego de Kant, etc. Et qui dit modernité dit raison. Même si je ne suis pas prêt à la considérer comme « notre seule règle et boussole », comme le disait Locke, il ne fait aucun doute que la raison est exigeante : elle ne peut rien admettre qui lui soit contraire. Elle doit encore avoir son mot à dire.

Comprenons cela par un exemple (c’est celui de Kant) : même si une voix intérieure, dominante, me disait : « Je suis ton Dieu, suis-moi ! », la raison doit avoir un moyen de s’en assurer, ou plus précisément de s’assurer qu’il ne s’agit pas de la voix d’un malin. Donc, ma foi doit s’entendre avec ma raison. Après tout, si Dieu m’a donné le don des deux, il doit y avoir un moyen – caché, difficile, laborieux comme vous voulez – de les concilier.

Et là aussi Ratzinger a été grand : dans sa pensée, qui a toujours défendu l’ « hellénisation » du christianisme, c’est le logos qui se révèle. La foi s’habille de raison, et la raison est perdue si elle ne reconnaît pas qu’elle opère sur des présupposés de la foi. La foi n’est pas rationnelle, ce qui est rationnel c’est le besoin de la raison pour la foi.

Je n’ai jamais réussi à faire croire à Ratzinger que, ne serait-ce que pour cette raison précise – la raison qui cherche et produit la foi – Kant mérite d’être reconnu comme un chrétien moderne. Certes, il était luthérien, mais un véritable luthérien n’est-il pas un augustinien strict ? Quoi qu’il en soit, quel trésor de discussions j’ai perdu à jamais !

SC: Politiquement, le Magistère de Benoît XVI aurait pu inspirer une identité culturelle chrétienne euro-occidentale renouvelée et s’offrir comme une pensée de référence pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’univers idéologico-progressiste, dans le relativisme éthique et le globalisme apatride, c’est-à-dire pour les forces conservatrices et identitaires d’Europe, des États-Unis et d’Amérique latine. À votre avis, comment les forces politico-culturelles conservatrices/identitaires européennes et américaines ont-elles réagi à l’appel extrême de Benoît XVI ? Ont-ils été à la hauteur du défi ? Qu’est-ce qui, à votre avis, a empêché un réveil politico-culturel chrétien en Italie et en Europe tel qu’il puisse répondre à l’appel de Benoît XVI ?

MP: « Vous avez perdu une grande opportunité », m’a-t-il dit un jour, alors qu’il était émérite, et que nous, centre-droit, avions perdu le gouvernement. Je lui ai répondu avec sincérité et aussi avec amertume : « c’est vrai, mais même l’Église ne nous a pas aidés ». Parce qu’il y avait déjà deux églises chrétiennes catholiques au moment de son pontificat : la sienne, celle du christianisme comme salut, et celle, sécularisée, du christianisme comme justice. Comme dans la fresque de l’école d’Athènes : l’un avec le doigt et le regard vers le haut, l’autre vers le bas. L’une qui voulait corriger le monde, l’autre qui partait à la rencontre du monde et l’absorbait, sous prétexte de faire son « aggiornamento ».

Benoît XVI avait le soutien de nombreuses personnes qu’il avait réunies sous le nom de « minorités créatives », il était soutenu par des intellectuels laïques, il était soutenu aux États-Unis par le président Bush. Mais le soutien a été timide, la peur, la circonspection et la prudence se sont insinuées. Jusqu’à ce que, après la leçon de Ratisbonne, tout s’écroule. Aucun chef d’État ou de gouvernement ne s’est levé pour défendre Benoît XVI, pour dire qu’il ne s’agissait pas de la liberté de culte de l’islam, mais des instruments violents que l’islam utilisait et ne reniait pas. Encore ces jours-ci, j’ai lu par hasard une dame qui disait que Ratzinger avait cité Manuel le Paléologue « hors contexte » ! Et donc, par manque de courage, par peur et par lâcheté, par calcul et par ruse, les choses ont mal tourné. Le pape qui avait tenu en haleine les participants au Collège des Bernadins à Paris, à Westminster Hall à Londres, au Reichstag à Berlin, qui avait amené le président laïc Sarkozy à dire à Rome que la France est chrétienne, qui avait interpellé les laïcs sur les racines de l’Europe dans une salle du Sénat italien, a été abandonné. Il a été obligé de s’expliquer, de se justifier, d’ajouter des notes de bas de page. S’il s’agissait d’une guerre de civilisations, alors la civilisation chrétienne reculait. Il est difficile d’expliquer pourquoi les choses se sont passées ainsi. Je pense que la bombe à retardement qui a été déclenchée avec Vatican II, et que Woytila et Ratzinger avaient essayé de désamorcer avec leur herméneutique de la continuité, a finalement explosé. Les cataractes se sont ouvertes, au point qu’aujourd’hui nous en sommes à la Terre Mère, c’est-à-dire la renaissance du paganisme, et du syncrétisme. J’entends encore parler de Dieu, mais peu du Christ ; j’entends dire que la miséricorde et le pardon l’emportent sur le jugement ; je n’entends plus l’expression « péché originel ». Nous revenons à la bonne vieille époque russe, celle de l’homme bon, angélique, incorruptible, victime irréprochable de la culture perverse. Ou à l’époque de Pelagius, de l’homme qui s’en sort par ses propres moyens. Comme si la chute était un mythe. Avec la complicité coupable de l’Eglise, les laïcs sont en train de gagner.

SC: Toutes les grandes batailles menées par Ratzinger-Benoît XVI, tant ecclésiales que politico-culturelles, semblent désormais perdues. L’Eglise semble être en proie à un processus révolutionnaire radical, tant l’enseignement de Benoît XVI est éloigné de ce que disent les Hiérarchies aujourd’hui. C’est précisément le sens de la marche qui a été inversé sur le plan doctrinal, liturgique, moral, socio-politique. Il n’y a pas moins de distance entre les avertissements de Ratzinger dans le domaine politico-culturel et l’état dans lequel se trouve l’Occident aujourd’hui. Voit-il encore possible une « re-conversion » de l’Occident au Christ, une nouvelle unité de la foi et de la raison, de la foi et de la culture, de la foi et de la politique, ou la dérive nihiliste et post-anti-chrétienne de l’Occident est-elle humainement imparable ? La parole de Benoît XVI était-elle une prophétie ou un rêve ?

MP: L’histoire, pardonnez-moi, est une prostituée. Elle accompagne chaque client qu’elle rencontre et change constamment de goût. Elle va donc changer à nouveau. Mais sur une conversion au Christ des peuples européens, j’ai des doutes, du moins pour les prochaines générations. Je crains que nous devions boire la coupe amère pendant un certain temps encore. Nous vivons dans une époque déchristianisée qui pense que la déchristianisation est une bonne chose. Nous pensons devenir de plus en plus libres, et au contraire, l’absence de sens des limites, de l’interdit, du péché, nous rend plus esclaves. Nous sommes devenus créateurs de droits fondamentaux: une contradiction pour ceux qui croient en ces droits, car s’ils sont fondamentaux, ils ne peuvent être créés par nos lois. Par conséquent, nos profanes rationalistes doivent démêler un dilemme et prendre position : soit les droits fondamentaux dépendent des lois positives et alors ils sont conventionnels et intéressés, comme les faveurs électorales, et ne sont donc pas des droits, soit s’ils sont fondamentaux, il existe une loi supérieure aux lois positives.

SC: Fruit de nombreuses années d’étude, vous avez publié en 2022 « Agostino e la superbia del secolarismo » , un dialogue intense entre vous et l’évêque d’Hippone dans lequel le libéral Marcello Pera cherche dans le vieil Augustin une réponse au mal qui ronge l’Occident aujourd’hui. Ratzinger peut sincèrement se dire disciple d’Augustin car sa pensée se situe dans la ligne augustinienne-bonaventurienne. Ratzinger et Pera sont-ils également unis par Augustin ? Et quel est le remède qu’Augustin offre à l’Occident malade ?

MP: Si l’on pense à un remède politique, aucun. Augustin ne croit pas à la politique, et surtout pas que la politique puisse être une voie de salut. Il n’y a pas de recettes politiques dans l’Évangile, il n’y en a pas chez Paul, sauf « obéissez aux autorités », il ne peut pas y avoir d’État chrétien, même les gouvernants chrétiens ne peuvent pas en construire un. La raison en est simple : on n’atteint pas, ni même n’approche, la Cité de Dieu en utilisant les instruments séculiers. L’État ne sert qu’à nous défendre de nous-mêmes. Votre devoir est de croire et de convertir votre amour. L’effort est individuel : s’il devenait collectif, nous en tirerions aussi un bénéfice politique, mais celui-ci ne serait jamais stable, car même la meilleure société terrestre est affectée par des vices et transitoire. Mais si, dans le positif il n’y a jamais de certitude d’un royaume sur terre, dans le négatif il y a une certitude : si vous négligez l’effort de salut, si vous vous détournez de la vérité, si vous poursuivez des idoles profanes, alors il n’y aura pas non plus de société décente. C’est le cas en Occident. Tel qu’il est aujourd’hui, il est perdu. J’ai tiré beaucoup d’inspiration et de bénéfices de Ratzinger. Il est certain que Ratzinger a été très influencé par Augustin et Bonaventure. Confronté au reste, sa théologie politique est pauvre, et à juste titre.

SC: Avez-vous parlé de cette interrogation d’Augustin et des réponses qu’Augustin vous a données avec Benoît XVI ? Les réponses de l’Augustin de Pera coïncident-elles avec celles de l’augustinien Ratzinger ?

MP: J’ai eu le temps de converser avec lui sur Augustin et Kant et sur ma critique de la raison séculière. Je le remercie encore de m’avoir encouragé. Je regrette d’être arrivé si tard pour poursuivre la discussion. C’est pourquoi je me confronte à sa mémoire et à ses écrits.

SC: Dans « Lo sguardo della Caduta » , il y a, à mon avis, beaucoup de Ratzinger, même ce que l’on pourrait identifier comme faiblesse/contradiction en ce qui concerne le rapport avec la modernité politique, le jugement sur le libéralisme. En effet, si Augustin est identifié comme le maître et le thérapeute dont il faut tirer la recette pour guérir l’Occident malade, et que la recette d’Augustin est résolument « non libérale », voire même, sur des points fondamentaux, illibérale (dans le sens d’antithétique aux postulats de l’idéologie libérale), comment peut-on espérer faire tenir ensemble la démocratie libérale qui constitue l’identité politique de l’Occident et le remède « non libéral » augustinien ? Guérir le mal de l’Occident avec la médecine d’Augustin ne signifierait-il pas précisément nier le système libéral-démocratique et, en général, l’idée moderne de l’individu, de la société, de l’État, de la politique, du droit, etc. Cela n’impliquerait-il pas la nécessité de libérer l’Occident de la prison idéologique de la modernité (donc aussi de l’idéologie libérale) pour le confier à nouveau à la Tradition chrétienne ?

MP: Si l’on veut faire du libéralisme une cible, il est nécessaire, pour faire mouche, de l’identifier précisément. Qu’entend-on par libéralisme ? Une doctrine politique visant à sauvegarder la dignité et la liberté de l’homme contre l’ingérence de la société et de l’État. Le libéralisme s’oppose donc à l’État absolutiste, voire paternaliste, et est favorable aux droits inaliénables de l’homme. Ce sont des droits, tels que l’égalité en valeur de l’homme, l’impossibilité de le réduire à un simple moyen, sa liberté de pensée et de dévotion, qui sont fondamentaux en ce sens qu’ils ne sont créés par aucune autorité politique, mais respectés par elle comme limite de son action. Comment se justifient-ils? On connaît la position du libéralisme classique de Locke: les droits fondamentaux sont justifiés parce que nous sommes créés, que nous sommes la propriété de Dieu et que nous lui sommes soumis, et Dieu ne pouvait pas vouloir que, concernant “life, liberty, and property”, certains hommes soient soumis à d’autres ou aient moins de valeur que d’autres.

Pourquoi ? Parce que Dieu nous aime et que nous devons être dignes de son amour. Ce libéralisme, clairement, descend et s’inscrit dans un cadre chrétien, dont il accepte le premier enseignement : Dieu est caritas, amour donné à ses créatures, et nous devons l’honorer. Dans ce libéralisme, la priorité du devoir (envers Dieu) sur les droits prévaut clairement. C’est votre devoir envers Dieu qui donne lieu à mon droit d’être respecté par vous. C’est mon devoir de ne pas supprimer une créature de Dieu qui donne naissance à mon droit à la vie. Etc..
Mais, qu’on change quelque chose à ce cadre. Qu’on supprime le rôle de Dieu ou qu’on le mette de côté. Que deviennent alors les droits fondamentaux de l’homme ? Rien de plus que des demandes d’individus ou de groupes accordées et protégées par l’État. On peut toujours les appeler fondamentaux, mais ce ne sont plus les mêmes : ce sont des libertés ou des licences garanties. En tant que telles, elles se multiplient, car elles n’ont plus de limite qui les restreigne : ce sont des désirs, puis des demandes, puis des revendications, puis des lois. Le régime politique qui tolère et permet tout cela s’appelle encore libéralisme, mais c’est une usurpation conceptuelle. C’est ce qui se passe en Europe et en Occident. Là où le christianisme disparaît, le libéralisme devient une anarchie éthique, la véritable « dictature du relativisme », comme l’ont appelée le pape Wojtila et le pape Ratzinger. Et vice versa. N’est-ce pas là la meilleure preuve que le libéralisme et le christianisme sont conceptuellement liés? Et qu’un authentique libéral devrait défendre le christianisme ? Lorsqu’Augustin dit que l’État a besoin d’un lien social religieux, n’est-ce pas comme s’il disait aux libéraux d’aujourd’hui : retournez au moins à vos origines ?

SC: L’Église de Léon XII, de Grégoire XVI, du Bienheureux Pie IX, de Léon XIII, de Saint Pie X ou de Pie XI n’avait aucun problème à condamner la modernité idéologique et la démocratie libérale. Avec Vatican II la perspective change et le jugement devient résolument ambigu. Cette « ambiguïté de jugement » à l’égard de la modernité politique (et donc aussi à l’égard de la démocratie libérale) perdure tout au long de la période post-conciliaire, il suffit de penser au jugement de l’Église sur la démocratie ou les droits de l’homme. Ratzinger n’en est pas exempt non plus. Je vous demande, vous sachant capable de liberté de jugement et de véritable honnêteté intellectuelle, avec une franchise quelque peu provocante : les papes pré-conciliaires n’avaient-ils pas raison ? La démocratie libérale ne serait-elle pas le problème, la maladie dont souffre l’Occident ?

MP: Parmi mes livres, il y en a un qui me tient à cœur : Diritti umani e cristianesimo. Évidemment, personne, surtout parmi les hommes d’Église, n’a l’intention de le lire. Je ne me plains pas. Mais si l’on fait défiler le texte, on verra que je rends hommage à ces papes pour avoir été prophétiques. Ils ne sont plus à la mode, je le comprends. Mais comment venir à bout de leur argument, à savoir que si l’on définit les droits de l’homme comme la propriété de l’homme, ceux-ci deviennent des droits positifs des États, qu’ils donnent et refusent ? C’est, à mon avis, également la responsabilité de l’Église aujourd’hui. Quand Gaudium et Spes [la constitution pastorale de Vatican II, « L’Eglise et le monde », 1965… petit rappel] déclare « proclamer les droits de l’homme au nom de l’Évangile », elle prend elle aussi un raccourci dangereux : elle oublie qu’il faut d’abord passer par les devoirs de l’homme envers Dieu. Seuls ces devoirs rendent admissible le tri des droits. Sinon, il n’y a aucun moyen d’arrêter l’avortement, l’euthanasie, les mariages homosexuels, etc. À cet égard, j’aime rappeler [Giuseppe] Mazzini [1805-1872 – l’un des « pères » du Risorgimento]: « Certes, les droits existent ; mais lorsque les droits d’un individu entrent en conflit avec ceux d’un autre, comment peut-on espérer les concilier, les mettre en harmonie, sans recourir à quelque chose de supérieur à tous les droits ? » Je crois que Ratzinger était très clair sur cette priorité des devoirs sur les droits, mais il ne l’a pas toujours explicité clairement.

SC: Benoît XVI a tenté l’exploit héroïque de sauver l’Occident de lui-même, d’empêcher son suicide. Il a également tenté de ressusciter l’Europe en la ramenant à son identité chrétienne… et tout cela, il ne l’a pas fait dans un contexte ecclésial solide et sûr, mais avec le rocher miné par les sables mouvants post-conciliaires. Il a tenté d’arracher l’Église au processus d’autodémolition. C’était une bataille ad intra et ad extra. Que reste-t-il de tout cela ? Quel avenir voyez-vous pour l’héritage idéal de Joseph Ratzinger?

MP: Je m’attends à ce que Ratzinger devienne un saint pour avoir accompli un miracle… un miracle collectif, et s’il le sera, ce sera pour cette seule raison : avoir stoppé et inversé l’autodémolition de l’Occident chrétien. C’était son engagement, ça a toujours été sa mission. Que Dieu, quand et comme il le veut, lui accorde le succès.

Don Samuel Cecotti

Share This