De Giorgio Agamben, une réflexion, à deux ans de distance, sur ce que nous avons vécu avec le covid et la « dictature » sanitaire – qui n’est jamais nommée, mais qui court en filigranne derrière les mots. La honte dont il parle

c’est plutôt cette « honte d’être des hommes » dont parlait Primo Levi à propos des camps, la honte de ceux qui ont vu se produire ce qui n’aurait pas dû se produire.

La vérité et la honte

Giorgio Agamben
www.quodlibet.it/giorgio-agamben
24 janvier 2023

Après ce qui s’est passé ces deux dernières années, il est difficile de ne pas se sentir d’une certaine façon diminué, de ne pas ressentir – qu’on le veuille ou non – une sorte de honte.

Ce n’est pas la honte que Marx décrivait comme « une sorte de colère repliée sur elle-même », dans laquelle il voyait une possibilité de révolution.

C’est plutôt cette « honte d’être des hommes » dont parlait Primo Levi à propos des camps, la honte de ceux qui ont vu se produire ce qui n’aurait pas dû se produire. C’est une honte de ce genre – on l’a dit à juste titre – que nous ressentons, avec le recul, face à trop de vulgarité, face à certaines émissions de télévision, aux visages de leurs présentateurs et aux sourires confiants des experts, des journalistes et des hommes politiques qui ont sciemment cautionné et répandu le mensonge, la fausseté et les abus – et continuent de le faire en toute impunité.

Quiconque a connu cette honte sait qu’il n’en est pas devenu meilleur pour autant. Il sait plutôt, comme le répétait Saba [Umberto Saba], qu’il est « beaucoup moins que ce qu’il était avant » – plus seul, même s’il a cherché des amis et des sodals [/compagnons], plus muet, même s’il a essayé de témoigner, plus impuissant, même si quelqu’un a écouté sa parole.

Mais il y a une chose qu’il n’a pas perdue, et qu’il a même gagnée de manière inattendue : une certaine proximité avec cette chose pour laquelle il ne trouve pas d’autre nom que « vérité », la capacité de distinguer le son de ce mot, que l’on ne peut que croire vrai quand on l’écoute. Pour cela et de cela, il peut témoigner.

Il est possible – mais pas certain – que le temps, comme le dit l’adage, finisse par faire éclater la vérité et lui donner – qui sait quand – raison. Mais ce n’est pas cela que son témoignage a pris en compte. Ce qui l’oblige à ne pas cesser de témoigner, c’est plutôt cette honte particulière d’être, malgré tout, un homme – puisque, malgré tout, ce sont aussi des hommes qui, par leurs paroles et leurs actes, l’ont obligé à avoir honte.

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