Giuseppe Rusconi (« Rosso Porpora ») s’entretient avec un musicien insigne de ses amis, l’Espagnol Pablo Colino, Chanoine et Maître de Chapelle émérite de la Basilique Saint-Pierre, qui a eu le privilège de côtoyer Benoît XVI, et de s’entretenir avec lui de leur passion commune, la musique. Il partage avec nous quelques beaux souvenirs.

« ‘MON’ JOSEPH RATZINGER, CARDINAL ET PAPE ».

Giuseppe Rusconi
www.rossoporpora.org
22 janvier 2023

« J’avais encore une petite réserve de larmes pour 2022. Je les verse le 31 décembre pour Joseph Ratzinger, cardinal et pape ».
À la veille de son 89e anniversaire (ce sera le 25 janvier 2023), Pablo Colino veut souligner l’admiration et l’affection qu’il a toujours nourries pour Benoît XVI, adepte depuis son enfance de la musique comme moyen d’élévation spirituelle.

Une conviction manifestée par Joseph Ratzinger à de nombreuses reprises dans sa vie, même en tant que Pape. Comme quand, le jour de son 80e anniversaire (16 avril 2007), il a noté dans l’Aula Nervi lors d’un concert dirigé par Gustavo Dudamel :

Je suis convaincu que la musique – et je pense ici en particulier au grand Mozart et, ce soir, bien sûr, à la merveilleuse musique de Gabrieli et au majestueux ‘Mondo Nuovo’ de Dvořák – est vraiment le langage universel de la beauté, capable d’unir les hommes de bonne volonté sur toute la terre et de les amener à lever le regard vers le haut et à s’ouvrir au Bien et au Beau absolus, qui ont leur source ultime en Dieu lui-même. Lorsque je regarde ma vie, je remercie Dieu d’avoir placé la musique à mes côtés, presque comme un compagnon de voyage, qui m’a toujours offert réconfort et joie. Je remercie également les personnes qui, dès les premières années de mon enfance, m’ont rapproché de cette source d’inspiration et de sérénité. Je remercie ceux qui unissent la musique et la prière dans la louange harmonieuse de Dieu et de ses œuvres : ils nous aident à glorifier le Créateur et le Rédempteur du monde, qui est l’œuvre merveilleuse de ses mains…


Ici, Pablo, parmi ceux qui sont remerciés – avec tant d’autres dans l’histoire et dans le présent – il y a sûrement toi aussi…

Probablement. Ce qui est certain, c’est que je cultive fidèlement dans ma mémoire et dans mon cœur des souvenirs très intenses de mes rencontres avec Joseph Ratzinger, qui ont parfois duré quelques secondes seulement, parfois aussi longtemps qu’un dîner…

Alors offre-les à nos lecteurs…

Dans les années 1980, 1990 et les premières années de notre siècle, j’ai rencontré le cardinal Ratzinger à plusieurs reprises. C’était à cause d’une coïncidence de temps. Vers trois heures moins le quart de l’après-midi, je partais pour l’Académie philharmonique romaine, tandis que lui retournait au Saint-Office en passant par la place Saint-Pierre. Il me saluait toujours avec son doux sourire, duquel transparaissait sa vie de prière continue, de dialogue ininterrompu avec Dieu. Parfois, si j’étais dans ma [Fiat] 600, je le croisais alors qu’il se rendait à pied dans la cour de San Damaso, puis jusqu’à Jean-Paul II. Plusieurs fois, je l’ai vu aux vêpres du dimanche dans la basilique: il aimait le chant grégorien, il s’asseyait parmi les gens, il me demandait à la fin : « Comment va la musique ? ».

Tu parlais tout à l’heure de rencontres pour dîner…..

C’était les années 80. Un jour, j’ai reçu un appel téléphonique du cardinal : « Je vous appelle parce que mon frère Georg est venu avec sa chorale de la cathédrale de Regensburg et que ce soir, il y aura un concert dans la cathédrale St Agapitus de Palestrina. Nous aimerions que vous veniez aussi…

Et moi, déjà ravi : Bien sûr, Votre Éminence, je viendrai. J’ai un cours au Philharmonique, mais je serai là à sept heures.

Et en fait, j’étais là à 7 heures avec ma 600.

Quel était le programme ?

Complètement palestinien, avec la Missa papae Marcelli. Ils ont chanté magnifiquement, à la manière allemande. J’étais assis à côté du cardinal et à la fin, je me suis approché du frère pour le complimenter, en lui disant plus ou moins : « J’ai beaucoup aimé, parce que vous chantez avec plus de dévotion que notre école romaine. En Allemagne, vous recherchez la sonorité harmonique, une contemplation de la ligne musicale dans un sens vertical. Ici, on le fait un peu à l’italienne. Des choses merveilleuses naissent, mais différentes : on suit le contrepoint, avec des mélodies qui s’entremêlent les unes aux autres… mais on n’obtient pas la sonorité que l’on veut. Les ténors ont tendance, par exemple, à dominer les voix des autres. Il y a une certaine tendance à l’exhibitionnisme plutôt qu’à la dévotion’ « .

Comment les frères Ratzinger ont-ils réagi ?

En m’écoutant, ils étaient amusés. Le cardinal m’a alors dit : « Monseigneur, ayez la bonté de rester dîner avec nous ». Et donc, en marchant, nous nous sommes retrouvés au restaurant Stella, sur la place principale, près de la statue du prince de la musique. Nous avons surtout parlé de musique et de liturgie, mais je me souviens aussi des excellents spaghettis alla carbonara, de quelques coquilles Saint-Jacques au citron et du très bon vin… après tout, Palestrina n’est pas loin des Castelli Romani… En parlant de dîners… J’avais le cardinal à côté de moi une autre fois quand, après une messe d’action de grâce dans la basilique dont j’étais responsable du chœur, les cardinaux et les évêques se sont rendus à Santa Marta pour un dîner en l’honneur de celui qui fêtait son anniversaire, le cardinal Corrado Bafile, qui avait, je crois, 100 ans…

Oui, en 2003…

Le cardinal Ratzinger ne pouvait pas venir à la messe, il est arrivé en retard, a vu un siège vacant à côté de moi et m’a demandé, avec sa gentillesse innée, s’il pouvait s’asseoir. Nous avons donc discuté de musique et de liturgie un soir de plus!

Une fois, si je me souviens bien, le cardinal Ratzinger a lavé ton pied droit…..

Cela aussi a été un moment inoubliable. Le pape Jean-Paul II était déjà très malade et, le Jeudi saint 2005, c’est le cardinal Ratzinger qui a lavé les pieds à l’autel du Bernini. Douze chanoines avaient été choisis pour le rite, dont moi : nous étions disposés en deux rangées, six d’un côté et six de l’autre. Seulement deux de ma rangée sont encore en vie… les quatre autres se sont envolés au ciel avec des pieds propres ! Nous offrîmes notre pied droit, un peu surélevé pour que le célébrant n’ait pas à s’agenouiller. Le cardinal est arrivé : il a versé, il a essuyé, il a embrassé. C’était un moment très émouvant pour moi. Puis il a levé les yeux avec un sourire impayable… comme pour dire: « Tu vois que j’ai lavé et embrassé ton pied ? »

Venons-en au Pape Joseph Ratzinger….

En voici une que je ne pourrai jamais oublier et que j’essaie de revivre chaque jour…..

J’écoute..

Le 19 avril 2005, je donnais mon cours de musique comme d’habitude à l’Accademia Filarmonica Romana, Via Flaminia, quand j’ai entendu les cloches de Saint Eugène sonner. Pendant que je me demandais pourquoi, on a frappé à la porte : « Don Colino ! Don Colino ! – c’était la mère d’un élève – Vous n’entendez pas les cloches ? Ils ont élu le Pape ! Mon mari m’a déjà téléphoné de Bruxelles… ». Puis : « Les garçons, la leçon est terminée ! Le Philharmonique est fermé ! » Je me suis précipité vers ma voiture (ce n’était plus la 600, mais une Ford Ka) et je me suis dirigé vers le Vatican, en gardant la radio allumée. C’est sur la Piazza Risorgimento que j’ai entendu le « Nuntio vobis gaudium magnum : habemus Papam, Eminentissimum ac Reverendissimum Dominum, Dominum Josephum Sanctae Romanae Ecclesiae Cardinalem Ratzinger qui sibi nomen imposuit Benedictum XVI » … quelle joie ! Justement lui, mon favori !

Je me suis engouffré dans la Porta Sant’Anna, j’ai réclamé la pitié des Suisses, je me suis mal garé et j’ai marché jusqu’à la place Saint-Pierre, mais je n’ai pas pu dépasser la colonnade… Je ne voyais presque rien. Je suis retourné directement à la Porta Sant’Anna, suis remonté en voiture avec l’intention de rentrer à la maison et d’allumer la télévision pour au moins recevoir la bénédiction du nouveau Pape… rien, la route était bloquée… les cardinaux devaient sortir. Je suis donc monté par les Jardins, mais ils m’ont arrêté devant le Gouvernorat. Halte, nous sommes désolés, nous ne pouvons pas continuer, nous devons attendre que le Pape passe… J’ai alors rejoint une dizaine de personnes (dont quelques enfants) qui faisaient la queue en attendant que le Pape passe effectivement. Au bout d’un quart d’heure, il y a eu une décapotable : nous avons agité les mains, le Pape a ordonné qu’elle s’arrête, il est sorti en souriant… il a fait le signe de croix sur le front des enfants qui étaient devant moi, puis avec son bras il est passé au-dessus de leur tête et il m’a tendu la main pour que je l’embrasse… J’étais dans tous mes états… J’ai lâché quelque chose comme : « Tous mes vœux, Votre Emin… Sainteté ! ». Joseph Ratzinger a ri et m’a dit, en ponctuant les syllabes : « Merci, Maestro ! » J’ai fondu en larmes. Puis le pape est remonté dans la voiture et a continué sa route. Comment pourrais-je oublier ce moment ?

Je sais que, en tant que cardinal, il avait beaucoup apprécié tes antiennes pour les vêpres et qu’il avait également assisté à certains concerts du Festival international de musique sacrée et de l’art de Courtial, dont tu étais le directeur artistique…

En tant que Pape aussi, il est venu une fois, en 2008, à San Paolo fuori le Mura et, à cette occasion, le Philharmonique de Vienne a interprété la Sixième Symphonie d’Anton Bruckner… Toujours en 2008, pour Noël, est sorti le disque Alma Mater, dans lequel de courts enregistrements de passages marials du Pape Ratzinger (qui chante aussi le Regina Coeli) sont entrecoupés du chant de litanies et de mélodies mariales par le chœur de l’Accademia Filarmonica Romana – que je dirige – avec le soutien du Royal Philharmonic Orchestra.

Mais je voulais te parler d’un dernier épisode que je ne peux oublier, avec Joseph Ratzinger déjà pape…

Alors terminons encore sur une bonne note, comme le dit notre ami Ivo Pulcini, le directeur sanitaire de la Lazio [club de football de Rome].

Le 19 mai 2005, Georg Ratzinger a reçu la Croix d’honneur autrichienne de première classe pour la science et l’art. Elle lui a été remise au Vatican par l’ambassadeur du pays de la musique par excellence, en présence également de son frère le Pape, qui a prononcé un bref discours de remerciement. J’ai également été invité à la cérémonie. Après la conférence, deux files se sont formées pour saluer Benoît XVI et féliciter le frère Georg. L’autre rangée était longue, mais en tant qu’hommes d’église, nous étions trois : Mgr Gänswein, Mgr Küng de la Secrétairerie d’État et moi-même. Gänswein m’a immédiatement dit qu’il avait entendu mon nom dans la conversation entre les frères, Georg demandant si j’avais été invité et Joseph répondant oui. Quand je suis arrivé devant le Pape, je lui ai dit : « Votre Sainteté, je suis très heureux qu’un frère qui a tant donné à la musique sacrée reçoive la médaille d’or du pays de la musique ». C’est alors que Joseph Ratzinger/Benoît XVI, avec son regard très doux et son index pointé vers moi, a fait remarquer : « Votre travail, Monseigneur, est aussi merveilleux et digne que celui de mon frère ».

Vous ne pourrez pas dire que la conclusion n’est pas grandiose!

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