Andrea Gagliarducci examine point par point les réponses du Pape dans la mémorable interview à la très laïque Associated Press, de la relation avec Benoît XVI (et les obsèques bâclées) et la possibilité de renonciation, à l’affaire Rupnik en passant par le portrait très « cavalier » du cardinal Zen. Depuis 2013, c’est le premier éditorial résolument et presque entièrement critique (à l’exception de la petite phrase finale, à lire comme une concession obligée à la prudence « Personne ne peut douter de sa bonne foi »…?) qui sort de la plume du vaticaniste – dont j’ai à maintes reprises souligné l’extrême modération, qui est ici une garantie sinon d’objectivité (si tant est que ce soit possible) du moins d’absence de préjugé négatif.

Par moments, on perçoit un hiatus entre le récit de la réalité par le pape François et la réalité elle-même.

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À la fin de ces entretiens, il reste plus de questions ouvertes que de réponses. Chaque réponse du pape entraîne une dizaine d’autres questions.

Sur l’affaire Rupnik et l’interview à l’Associated Press

Le pape François, comment il se raconte, ce qu’il montre

Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com/vatican/pope-francis-his-narrative-what-he-shows
Lundi 30 janvier 2023

L’interview que le pape François a accordée à l’Associated Press le 25 janvier dernier met en évidence ce qui semble être son état d’esprit. Le Pape semble répondre « franchement » aux questions, acceptant même d’entrer sur un terrain délicat, se plaignant qu’il préférerait ne pas recevoir de critiques, et témoignant même de désintérêt pour certains sujets. Cependant, c’est précisément la façon dont il parle des problèmes qui suggère si et comment le Pape est intéressé, si et comment le Pape a été frappé par certaines critiques, et si et comment le Pape a l’intention de répondre.

Par moments, on perçoit un hiatus entre le récit de la réalité par le pape François et la réalité elle-même. Sa façon de voir les choses donne aussi ce hiatus. Le risque est toujours celui de la surinterprétation de François. L’interview a cependant le mérite d’aborder de nombreux sujets épineux, obligeant le pape à se dévoiler au grand jour.

Tout d’abord, il y a le sujet de Benoît XVI. Le pape François dit avoir perdu un point de référence, une personne à qui demander toujours des conseils, une personne à qui il s’adressait en cas de besoin. L’histoire montre que le pape ne tenait pas compte des questions historiques lorsqu’il décidait des sujets qui l’intéressaient, comme la liturgie traditionnelle. L’histoire montre également que le pape François n’a pas rendu hommage à Benoît XVI lors de ses funérailles, peut-être inquiet de donner l’impression que Benoît XVI avait été jusqu’à sa mort le pape en exercice – bien que d’autres disent que c’est Benoît XVI qui a demandé à ne pas être sous les projecteurs lors de ses funérailles. Les paroles sur Benoît XVI ressemblent à une excusatio non petita [acte de réparation non sollicité].

Cela suffira-t-il à surmonter le ressentiment de beaucoup à l’égard de la façon dont la mort de Benoît XVI a été gérée ? On peut en douter. Mais la question de Benoît XVI amène le pape François à parler d’un autre sujet, à savoir son propre renoncement éventuel. Et dans ce cas, le Pape fait presque allusion à une « punition » contre Benoît XVI, qui, par son choix, était resté comme un « esclave » au Vatican, alors qu’au contraire François serait évêque émérite de Rome et irait éventuellement vivre dans la Maison du Clergé où il résidait pendant le conclave.

Dans une autre interview, le pape avait déclaré qu’il irait vivre au Latran, mais là n’est pas la question. La question est plutôt que le Pape ne considère pas la papauté comme une institution, et qu’il n’est pas prêt à renoncer à toute liberté personnelle. Il considère plutôt qu’il s’agit d’une fonction dont il faut s’éloigner, afin de revenir éventuellement à la vie antérieure.

Puisqu’il s’agit d’une fonction, les symboles institutionnels ne comptent plus. Et donc, le Pape François a fait savoir que l’idée de cour doit être supprimée, et pour cette raison, il a cessé de se rendre à Castel Gandolfo et en a fait un musée, donc une œuvre pastorale. En dehors du fait que les musées ne sont pas des œuvres religieuses mais plutôt un moyen de gagner de l’argent, le Pape montre une idée générale de ce que signifie être Pape.

La cour n’est composée que de collaborateurs, et au fond, même le pape François emporte une « cour » avec lui lorsqu’il part en voyage, et se réfère à des personnes spécifiques lorsqu’il doit prendre des décisions. La différence est que la cour qui le suit le pape dans ses déplacements est claire, transparente, structurée et a une tâche précise à laquelle chacun peut se référer. En revanche, la cour qui aide le Pape François à prendre des décisions est informelle, sans rôles spécifiques, et donc non transparente.

Souvent, une « cour » est aussi synonyme de clarté dans le gouvernement. Ce concept échappe au pape François, qui a l’habitude de décider par lui-même. En cela, le Pape exploite toutes les prérogatives d’être un monarque absolu tout en se plaignant d’être dans une monarchie absolue. Cela laisse songeur.

Ensuite, le Pape François a abordé la question de la Chine, notamment la question du Cardinal Joseph Zen, qu’il a accepté de voir après les funérailles de Benoît XVI. Sa description du cardinal Zen semble réductrice pour une personnalité comme celle de l’évêque émérite de Hong Kong.

Le procès dont Zen a fait l’objet est réduit par le pape à une sanction administrative, l’arrestation de Zen devient presque le point de départ d’un bon ministère carcéral, et le cardinal lui-même est décrit de manière pratiquement pittoresque comme un homme pieux qui s’agenouille même pour prier devant l’image de Notre-Dame de Sheshan qui se trouve dans le bureau du pape.

Dans la pratique, le pape François fait tout pour faire comprendre qu’il a reçu le cardinal Zen parce qu’il est maintenant vieux et presque « pittoresque », certainement pas pour montrer sa solidarité avec le cardinal ou pour s’enquérir de la situation de l’Église en Chine afin de bénéficier d’un point de vue différent.

La façon dont le pape traite la question des abus dans l’Église doit également être analysée en profondeur. Le pape François dit avoir changé d’approche à partir de son voyage au Chili, lorsqu’il a été confronté à des objections de la part des gens et qu’il a ensuite décidé de changer de stratégie, grâce aussi aux observations de certains journalistes (dont ceux de l’Associated Press).

Ce sont des déclarations qui font réfléchir. Cela signifie-t-il que l’engagement antérieur du Pape sur la question des abus, avec la création de la Commission pontificale pour la protection des mineurs, ne doit être considéré que comme une opération de marketing ? Et comment peut-on parler de structures de corruption dans l’Eglise sans avoir le sentiment que, par exemple, ces structures de péché ont également été entretenues par certaines décisions du Pape au Chili même ?

Plus qu’un changement fondamental de cap, il semble plutôt s’agir d’une conversion sur ce que le pape a appelé « l’autel de l’hypocrisie » lorsqu’il a expliqué pourquoi il avait accepté la démission de l’archevêque de Paris, Michel Aupetit, au centre d’un litige pour des abus présumés.

Comment, dès lors, interpréter les décisions du pape François ? Quand ses décisions représentent-elles sa pensée, et quand sont-elles une réaction à l’opinion publique ?

La question du jésuite Marko Rupnik est également intéressante. Le pape affirme n’être jamais intervenu dans le processus qui a conduit à une condamnation de la Congrégation pour la doctrine de la foi pour abus. Mais le père Sosa, général de la Compagnie de Jésus, avait admis qu’il y avait une excommunication pour avoir « absolution du complice ».

Ces excommunications sont latae sententiae, c’est-à-dire qu’elles interviennent immédiatement pour avoir commis le crime et, par conséquent, doivent seulement être notifiées. Ainsi, seul le Siège Apostolique, c’est-à-dire le Pape, peut lever ces excommunications. Le Pape doit au moins être informé.

Cependant, la réponse du Pape ne nous permet pas de comprendre si Rupnik aurait été excommunié si le Pape François n’était pas intervenu dans le processus – probablement pas. Mais alors pourquoi le Père Sosa, pressé par les questions des journalistes, avait-il admis qu’il y avait une excommunication ? Qui ment ?

À la fin de ces entretiens, il reste plus de questions ouvertes que de réponses. Chaque réponse du pape entraîne une dizaine d’autres questions. L’impression est que le Pape souffre beaucoup des critiques et a besoin de se créer une opinion publique favorable. Le pape François dit lui-même qu’il préférerait qu’il n’y ait pas de critiques. En effet, chaque fois qu’il doit répondre à une critique, le pape se réfère à des décisions antérieures et les lit selon sa manière de comprendre la réalité, ce qui est une façon de se protéger.

Mais, en fin de compte, c’est le pape qui décide, le pape qui prend les choses en main et le pape qui tombe parfois dans les contradictions. Personne ne peut douter de sa bonne foi. Certaines questions, cependant, sont de mise pour comprendre où va l’Eglise. Et puis aussi, en ce moment, sans Benoît XVI pour faire pencher la balance, la critique du Pape ne serait pas épargnée. C’est le moment de la parrhésie, de la franchise, pour ceux qui sont en dehors du « cercle magique » du pape François. Son pontificat sera aussi lu à la lumière de ces critiques.

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