Les catholiques conservateurs l’ont vu comme un point de référence et un symbole, qui par ses écrits et ses actes, « a consolidé et élargi la réaction conservatrice » . Au moins depuis le fameux livre-interview avec Messori en 1985 où il condamnait fermement la réception du concile. Mais qu’en est-il exactement? Et que dire de son rôle de katekon?
Julio Loredo (*) rend un hommage appuyé à la grande figure de Joseph Ratzinger/Benoît XVI, avant de s’ajouter à la déjà longue liste de ceux qui tentent de définir « l’héritage de Benoît XVI » – un héritage complexe, gigantesque et multiforme qui reste encore entièrement à déchiffrer.

Toute réaction contient deux éléments à la base : un malaise face à certaines situations, qui conduit à un rejet de celles-ci, et un désir ardent de quelque chose de profondément différent, voire opposé.
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Les prises de position du cardinal Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI, ont très bien intercepté ce malaise, lui donnant structure et autorité. Dans quelle mesure en contenaient-elles aussi un rejet, et surtout, le désir du contraire ? En d’autres termes, dans quelle mesure ont-elles constitué une Contre-Révolution ? C’est une question que le débat historique devra clarifier à l’avenir.


(*) Julio Loredo (nombreuses pages sur ce site, voir ici) est le président de la branche italienne de l’association internationale « Tradition, famille et propriété », fondée en 1960 par l’historien et homme politique brésilien Plinio Corrêa de Oliveira, en défense des valeurs chrétiennes traditionnelles. Il est aussi l’auteur d’un livre très critique sur la théologie de la Libération (Teologia della liberazione. Un salvagente di piombo per i poveri), et à ce titre, il est reconnaissant à l’ex-préfet de la CDF d’avoir publié la note devenue fameuse « Libertatis Nuntius, sur certains aspects de la théologie de la libération », considérée par beaucoup comme une véritable condamnation de cette théologie.

Un acteur de premier plan de la vie de l’Église

Julio Loredo
www.atfp.it

Un protagoniste de la vie de l’Église, à cheval sur deux siècles et deux millénaires, s’est éteint.

D’abord comme théologien, professeur d’université et peritus conciliaire, puis comme archevêque de Munich, cardinal de la Sainte Église romaine, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et, enfin, comme Souverain Pontife sous le nom de Benoît XVI jusqu’à sa démission controversée en 2013, la figure de Joseph Aloisius Ratzinger a été au centre de la vie de l’Église (et donc du monde) pendant plus de soixante ans. La durée remarquable de cette prééminence, l’extrême complexité des événements auxquels il a été mêlé, sa fermeté à intervenir dans certains des dossiers les plus brûlants de notre époque, ont fait que sa vie a été marquée par des appréciations contradictoires, qui ne se résorberont certainement pas après sa mort.

C’est pourquoi il est frappant de voir l’ampleur et la vigueur du mouvement d’affection, de reconnaissance et de sympathie soulevé à l’annonce de sa disparition, aussi douloureuse que désormais attendue soit-elle. Je ne me réfère pas principalement aux commentateurs et aux chroniqueurs, qui ont prodigué des panégyriques au défunt Pontife, mais surtout au public qui, en nombre très surprenant, a afflué sur la place Saint-Pierre pour lui rendre un dernier hommage. Les réseaux sociaux ont également fourmillé de commentaires en ce sens. Preuve de la solidité et de l’enracinement de la réaction conservatrice dont il était devenu le symbole et le point de convergence. Cette réaction constitue l’une des grandes nouveautés de notre époque.

Et c’est précisément à partir de ce caractère de « réaction » que je commence mon bref commentaire.

L’immédiat après-Concile a été marqué par ce que Mgr Brunero Gherardini a appelé  » une grandiose célébration ininterrompue « . Tout le monde en a dit du bien et beaucoup, voire trop, surtout cette “magna comitante caterva di chi riecheggia sempre, s’accoda sempre, s’uniforma sempre”. [la grande chenille de ceux qui se font toujours l’écho, se mettent toujours dans la queue, s’alignent toujours].

Interprétant le sentiment d’un nombre croissant de fidèles, le premier qui eut le courage de rompre officiellement l’unanimisme célébratoire fut le cardinal Ratzinger lui-même, dans un geste que le professeur Plinio Corrêa de Oliveira commenta ainsi :

« Lorsqu’en 1984 un homme d’une remarquable intrépidité apostolique eut le courage de tracer, avec quelques mots forts, un tableau sommaire, il se produisit en Occident comme si une bombe avait fait entendre sa détonation dans le monde entier. Qui était cet homme ? Un théologien de renommée mondiale, une haute figure de la vie de l’Église, bref, le cardinal allemand Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi ».

Plinio Corrêa de Oliveira faisait spécifiquement référence à la critique très sévère que le cardinal, en contraste ouvert avec l’esprit de l’Ostpolitik du Vatican, faisait du communisme, le qualifiant de « honte de notre temps ». La critique du préfet ne s’est toutefois pas arrêtée là.

Il s’agit de la première dénonciation globale de la crise post-conciliaire par un haut prélat de l’Église. Dans l’interview désormais célèbre de Vittorio Messori, il déclare :

« Il est indiscutable que les vingt dernières années ont été décidément défavorables à l’Église catholique. Les résultats qui ont suivi le Concile semblent cruellement opposés aux attentes de chacun. Les Papes et les Pères du Concile s’attendaient à une nouvelle unité catholique et, au lieu de cela, il y a eu une dissension qui – pour reprendre les mots de Paul VI – a semblé passer de l’autocritique à l’autodestruction. On attendait un nouvel enthousiasme qui, au contraire, s’est trop souvent traduit par l’ennui et le découragement. On attendait un bond en avant et au lieu de cela, nous nous sommes retrouvés face à un processus progressif de décadence ».

Et de conclure :

« Il faut dire clairement qu’une véritable réforme de l’Église présuppose l’abandon sans équivoque des chemins erronés qui ont entraîné des conséquences négatives indiscutables ».

(…)

Les années 1960 et 1970 ont vu la montée incontestée en Amérique latine de la théologie dite de la libération, d’inspiration marxiste. La « promenade de santé » a pris fin avec l’élection de Jean-Paul II. Dans son discours à la 3e assemblée générale du CELAM en janvier 1979, le pape Woytila a sévèrement fustigé cette école. Le socialiste argentin Diego Facundo Sánchez écrit :

« Il a suffi de quelques minutes du discours [du pape] pour comprendre immédiatement qu’une phase complètement différente s’ouvrait pour l’Église latino-américaine et pour la théologie de la libération ».

Cette « phase complètement différente » avait pour protagoniste le cardinal Joseph Ratzinger.

Le 6 août 1984, sous la signature du cardinal Ratzinger et avec l’approbation du pape Jean-Paul II, la Congrégation pour la doctrine de la foi a publié l’instruction « Libertatis Nuntius, sur certains aspects de la théologie de la libération », considérée par beaucoup comme une véritable condamnation de cette théologie. Le climat a changé. Jusqu’alors, les opposants à la théologie de la libération avaient opéré dans un vide magistériel important. Le message de Jean-Paul II à Puebla, suivi de l’instruction en question, semble marquer un tournant.

Cette condamnation a été suivie de celle de Leonardo Boff, l’un des protagonistes de la théologie de la libération.

Il faut avoir vécu le cataclysme de l’ère post-conciliaire pour comprendre le sentiment de soulagement que, comme un jet d’eau sur les flammes d’un incendie, ces interventions ont signifié.

« Avec l’apparition de l’instruction du cardinal Ratzinger (…) quelque chose a changé dans ce panorama désolant », a écrit Plinio Corrêa de Oliveira. « Pour ceux qui s’affligent devant ce scénario, pour l’instant tragique mais qui pourrait bientôt devenir apocalyptique (…), c’est comme si, lors d’un incendie, un jet d’eau fraîche et bénéfique était inopinément projeté par une bouche d’incendie. En tant que président du Conseil national de la branche brésilienne de TFP (…) il est de mon devoir de justice d’exprimer ici la joie, la gratitude et surtout l’espoir que je ressens en percevant, au milieu du feu, l’arrivée de ce secours ».

L’espoir du leader catholique brésilien était fondé sur l’attente que d’autres pas dans la même direction suivraient : « Je pense qu’un seul jet d’eau n’éteint pas un feu, mais cela ne nous empêche pas de l’accueillir comme un soulagement. D’autant plus que nous ne pouvons pas prouver que ce jet d’eau restera le seul ». Il espérait donc que  » des obstacles doctrinaux et pratiques seraient érigés « .

En tant que Souverain Pontife, Benoît XVI a érigé de nombreux obstacles doctrinaux et pratiques, anticipés par son homélie désormais historique dans la Missa pro eligendo Romano Pontifice. On pense immédiatement à sa défense des « principes non négociables », qui tracent la ligne de défense insurmontable de l’Église face à la crise contemporaine, et au Motu proprio Summorum Pontificum, qui déclare officiellement que la liturgie traditionnelle n’a jamais été abrogée et que tout prêtre de rite latin peut la célébrer, avec tout ce que cela implique. Sans oublier sa défense sincère de la civilisation chrétienne européenne.

Ces mesures et d’autres similaires ont consolidé et élargi la réaction conservatrice qui a trouvé en lui, comme nous l’avons déjà mentionné, un symbole et un point de convergence.

Toute réaction contient deux éléments à la base : un malaise face à certaines situations, qui conduit à un rejet de celles-ci, et un désir ardent de quelque chose de profondément différent, voire opposé.
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Les prises de position du cardinal Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI, ont très bien intercepté ce malaise, lui donnant structure et autorité. Dans quelle mesure en contenaient-elles aussi un rejet, surtout, le désir du contraire ? En d’autres termes, dans quelle mesure ont-elles constitué une Contre-Révolution ? C’est une question que le débat historique devra clarifier à l’avenir.

Des vaticanistes faisant autorité, dont Gian Guido Vecchi dans le Corriere della Sera, tout en reconnaissant le rôle de conservateur du défunt pontife, lui attribuent également celui de katéchon, c’est-à-dire « celui qui retient ».

Au cours de ces années, selon Vecchi, citant des sources vaticanes,  » Benoît XVI a représenté (…) un élément décisif de stabilisation et de détente « , empêchant que les controverses ne dégénèrent en conflit ouvert : « Ratzinger a freiné les poussées centrifuges les plus évidentes ». Un commentaire similaire est offert par Massimo Franco, pour qui « la mort du pape émérite Benoît XVI ébranle l’équilibre du Vatican ».

Selon le vaticaniste, Benoît XVI  » a permis de freiner les poussées des franges radicales « . En d’autres termes, si d’une part il a intercepté, aggloméré et guidé la réaction conservatrice, d’autre part il l’a empêchée d’évoluer vers ses conséquences naturelles.

Sa disparition change radicalement la donne. Alors que nous prions pour l’âme de cette figure de proue de la vie de l’Église contemporaine, nous nous tournons vers Notre-Dame, Mère de la Miséricorde, pour qu’elle éclaire les fidèles dans les moments difficiles à venir.

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