Le philosophe italien Giorgio Agamben (je suis fan, j’avoue) oppose l’appartenance à une nation (citoyenneté « charnelle ») avec l’appartenance à un état-nation (citoyenneté juridique).

« Si une chose comme l’Europe doit acquérir une réalité politique autonome, cela ne sera possible que par la création d’un Empire européen semblable à l’Empire austro-hongrois. Mais pour que cela se produise, il faudrait que les citoyens des États-nations européens redécouvrent un lien avec leurs propres lieux et leurs propres traditions culturelles suffisamment fort pour être en mesure de déposer sans réserve leurs citoyennetés étatiques et de les remplacer par une citoyenneté européenne unique, incarnée non pas par un parlement et des commissions, mais par un pouvoir symbolique… »

L’empire européen

Giorgio Agamben
www.quodlibet.it/giorgio-agamben-l-u2019impero-europeo
6 février 2023

Milosz [1911-2004] a fait remarquer un jour que la condition des écrivains de « l’autre Europe » (comme il appelait la Mitteleuropa) était « à peine imaginable » pour les citoyens des États d’Europe occidentale.

Cette hétérogénéité s’explique en partie par l’absence d’États-nations et la présence à leur place, pendant des siècles jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, de l’empire des Habsbourg.

Pour ceux d’entre nous qui sont nés dans un État-nation et ne font pas de distinction entre le fait d’être italien et celui d’être citoyen italien, il n’est pas facile d’imaginer une situation dans laquelle le fait d’être italien, hongrois, tchèque ou ruthène ne signifiait pas une identité d’État. La relation avec le lieu et la langue pour les citoyens de l’empire était certainement différente et plus intense, libre comme elle l’était de toute implication légale et de toute connotation nationale. L’existence d’une réalité telle que l’empire des Habsbourg n’était possible que sur cette base.

Il est bon de ne pas l’oublier quand on voit aujourd’hui que l’Europe, qui s’est constituée comme un pacte entre États-nations, non seulement n’a pas et n’a jamais eu de réalité en dehors de la monnaie et de l’économie, mais est aujourd’hui réduite à un fantôme, de facto entièrement soumis aux intérêts militaires d’une puissance qui lui est étrangère.

Il y a un certain temps, reprenant une suggestion d’Alexandre Kojève [1902-1968], nous avons proposé la constitution d’un « empire latin », qui réunirait économiquement et politiquement les trois grandes nations latines (avec la France, l’Espagne et l’Italie) en accord avec l’Eglise catholique et ouvert sur les pays méditerranéens.

Indépendamment de la question de savoir si une telle proposition est encore d’actualité aujourd’hui, nous voudrions attirer l’attention des personnes concernées sur le fait que si une chose comme l’Europe doit acquérir une réalité politique autonome, cela ne sera possible que par la création d’un Empire européen semblable à l’Empire austro-hongrois ou à l’Imperium que Dante dans De monarchia concevait comme le principe unitaire qui devait ordonner les royaumes particuliers vers la paix comme « fin ultime ».

Il est possible, en d’autres termes, que dans la situation extrême dans laquelle nous nous trouvons, les modèles politiques mêmes qui sont considérés comme complètement obsolètes puissent retrouver une actualité inattendue.

Mais pour que cela se produise, il faudrait que les citoyens des États-nations européens redécouvrent un lien avec leurs propres lieux et leurs propres traditions culturelles suffisamment fort pour être en mesure de déposer sans réserve leurs citoyennetés étatiques et de les remplacer par une citoyenneté européenne unique, incarnée non pas par un parlement et des commissions, mais par un pouvoir symbolique à peu près similaire au Saint Empire romain germanique.

La question de savoir si un tel empire européen est possible ou non ne nous intéresse pas et ne correspond pas à nos idéaux. Néanmoins, elle prend une signification particulière quand nous nous rendons compte que la communauté européenne actuelle n’a pas de réelle substance politique et s’est en fait transformée, comme tous ses États membres, en un organisme malade qui court plus ou moins consciemment vers sa propre autodestruction.

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