Ecole Ratzinger – Je reprends ici un article que j’avais publié en 2008. Il s’agit d’une conférence donnée par le cardinal Ratzinger en 1985. C’est un texte assez long, pas facile, qu’il faut prendre son temps pour lire.
.
En 2008, on était en pleine tempête financière, et dans ce contexte, certains y avaient vu une préfiguration de la crise alors en cours, au point de parler de « prophétie de Ratzinger« .

Parallèlement dans les cercles ecclésiastiques et aussi certains milieux de la finance, on attendait avec une certaine curiosité la publication de la grande encyclique sociale, qui devait finalement voir le jour le 29 juin 2009 sous le titre Caritas in Veritate.

Le texte de la conférence n’était alors disponible qu’en anglais, et je m’étais un peu témérairement lancée dans ma propre traduction (à l’époque, les logiciels de traduction automatique étaient encore inutilisables, faute de résultats fiables) . J’avais fait de mon mieux, bien consciente de mes limites, à la fois par mes compétences modestes en traduction, et mes très maigres connaissances en économie; le fait qu’il s’agissait déjà d’une traduction en anglais du texte original en italien (ou en allemand?) peut rendre certaines phrases ambigües, si l’on cherche à conserver une certaine fluidité au langage.

J’ai sauvegardé le texte en anglais ( marketeconomyandethics.pdf) – qui a aujourd’hui disparu du site où je l’avais trouvé.

Enfin, j’avais rajouté quelques sous-titres, entre parenthèses, pour rompre un peu la longueur du texte, et faciliter la compréhension. Ils ne sont sans doute pas pertinents, et il vaut peut-être mieux les ignorer

A noter

Au moment où ce discours a été prononcé, le bloc communiste de l’Urss et de ses satellites était moribond, mais encore présent.

C’est un fait de plus en plus évident de l’histoire économique que le développement de systèmes économiques qui se concentrent sur le bien commun repose sur une éthique déterminée, qui à son tour, ne peut naître, et être soutenue que par de fortes convictions religieuses. En revanche, il est également devenu évident que le déclin de cette discipline peut effectivement causer l’effondrement du marché.
Une politique économique qui est ordonné, non seulement au bien du groupe – en fait, non seulement au bien commun d’un État déterminé – mais au bien commun de la famille humaine, exige un maximum de discipline et d’éthique ainsi qu’un maximum de force religieuse.

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La « prohétie de Ratzinger »,
citée par Giulio Tremonti, alors ministre de l’économie italien

ECONOMIE DE MARCHÉ ET ÉTHIQUE

Le cardinal renvoyait dos à dos le libre marché, et le système marxiste, n’excluant même pas le bien-fondé d’une économie centralisée « qui concilierait la morale et l’efficacité« .
Et il pose clairement le problème de la place de l’homme (L’économie est régie non seulement par des lois économiques, mais elle est aussi déterminée par des hommes .. ), puis surtout de la foi chrétienne (et même, spécifiquement, catholique) par rapport à l’économie, réclamant un engagement des chrétiens en économie, comme on parle des chrétiens en politique.

Économie de marché et éthique
Par le Cardinal Joseph Ratzinger


Permettez-moi d’adresser une cordiale bienvenue – également au nom des deux autres organisateurs, le cardinal Höffner et le Cardinal Etchegaray – à tous les participants ici présents au Symposium sur l’Eglise et l’économie. Je suis très heureux que la coopération entre le Conseil Pontifical pour les Laïcs, la Fédération internationale des universités catholiques, l’Institut de l’économie allemande et la Fondation Konrad Adenauer, ait rendu possible ces entretiens mondiaux sur une question qui est l’objet de vive préoccupation pour nous tous.

(Un dialogue entre Eglise et économie, pour quoi faire?)
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Les inégalités économiques entre les hémisphères nord et sud de la planète deviennent de plus en plus une menace interne contre la cohésion de la famille humaine. Le danger d’une telle menace, pour notre avenir, pourrait être tout aussi réel que celui résultant des arsenaux avec lesquels l’Est et l’Ouest s’opposent l’un à l’autre. De nouveaux efforts doivent être faits pour surmonter cette tension, puisque toutes les méthodes employées jusqu’ici se sont avérées insuffisantes. En fait, la misère dans le monde a augmenté de façon choquante au cours des trente dernières années. Afin de trouver des solutions qui permettent vraiment d’avancer, de nouvelles idées économiques seront nécessaires. Mais ces mesures ne semblent pas concevables ni, surtout, réalisables sans de nouvelles impulsions morales. C’est là que le dialogue entre l’Eglise et l’économie devient à la fois possible et nécessaire.
Permettez-moi de clarifier un peu ce point précis. À première vue, précisément en termes de théorie économique classique, on ne voit pas bien ce que l’Eglise et l’économie pourraient avoir à faire l’une avec l’autre, mis à part le fait que l’Eglise est un entrepreneur et est donc un acteur dans le marché. L’Eglise, ici, ne devrait pas dialoguer comme une simple composante de l’économie, mais plutôt dans son propre droit, en tant qu’Eglise.
Ici, toutefois, nous devons faire face à l’objection soulevée en particulier après le Concile Vatican II, selon laquelle l’autonomie les domaines spécialisés doit être respectés par-dessus tout. Une telle objection considère que l’économie devrait jouer selon ses propres règles et non pas en fonction de considérations morales qui lui seraient imposées de l’extérieur. A la suite de la tradition inaugurée par Adam Smith (*), cette attitude considère que le marché est incompatible avec l’éthique, parce que des actions « morales » volontaires sont en contradiction avec les règles du marché et mettent l’entrepreneur « moral(isant) » hors-jeu. Par la suite, l’éthique des affaires a longtemps résonné comme un métal creux, parce que l’économie est tenue de travailler sur l’efficacité et non sur la morale. La logique interne du marché devrait précisément nous libérer de la nécessité d’avoir à dépendre de la moralité de ses participants. Le vrai jeu des lois du marché est la meilleures des garanties de progrès et même d’une juste distribution.

(Le déterminisme des lois du marché dans le modèle libéral)
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Le grand succès de cette théorie a longtemps caché ses limites. Mais aujourd’hui, dans une situation changée, ses présupposés philosophiques tacites, et donc ses problèmes, deviennent plus clairs. Bien que cette attitude admette la liberté des hommes d’affaires en tant qu’individus, et puisse donc être qualifiée de libérale, elle est en fait essentiellement déterministe. Elle présuppose que le libre jeu des forces du marché ne peut fonctionner que dans une seule direction, compte tenu de la nature de l’homme et du monde, à savoir, vers l’auto-régulation de l’offre et de la demande, et vers l’efficacité économique et le progrès.

Ce déterminisme, dans lequel l’homme est totalement contrôlé par les lois contraignantes du marché tout en croyant qu’il agit librement par rapport à elles, comprend encore un autre et peut-être encore plus étonnant présupposé, à savoir que les lois naturelles du marché sont bonnes par essence (si je peux m’exprimer ainsi) et travaillent nécessairement pour le bien, quelle que soit la moralité des individus. Ces deux présupposés ne sont pas entièrement faux, comme les succès de l’économie de marché l’illustrent. Mais ils ne sont pas non plus universellement applicables et justes, comme cela est manifeste dans les problèmes de l’économie mondiale actuelle. Sans développer ici le problème dans ses détails – ce qui n’est pas mon rôle – permettez-moi simplement de souligner une phrase de Peter Koslowski qui illustre ce point: «L’économie est régie non seulement par des lois économiques, mais elle est aussi déterminée par des hommes .. « 
Même si l’économie de marché repose sur la discipline de l’individu au sein d’un réseau déterminé de règles, elle ne peut pas se passer de l’homme ou exclure sa liberté morale du domaine de l’économie. Il devient de plus en plus clair que le développement de l’économie mondiale a aussi un rapport avec le développement de la communauté mondiale et avec la famille humaine universelle, et que le développement des pouvoirs spirituels de l’humanité est essentiel dans le développement de la communauté mondiale Ces pouvoirs spirituels sont eux-mêmes un facteur dans l’économie: les règles du marché ne fonctionnent que si un consensus moral existe et les soutient.

(Une solution: une économie centralisée pourrait-elle concilier la morale et l’efficacité?)
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Si j’ai essayé jusqu’à présent d’indiquer la tension entre un modèle purement libéral de l’économie et des considérations éthiques, et ainsi de circonscrire une première série de questions, je dois maintenant signaler la tension opposée. La question du marché et de l’éthique a depuis longtemps cessé d’être simplement un problème théorique. Puisque l’inégalité inhérente des différentes zones économiques met en péril le libre jeu du marché, des tentatives de rétablissement de l’équilibre ont été réalisées depuis les années 1950 par le biais de projets de développement. On ne peut plus ignorer que ces tentatives ont échoué et ont même intensifié les inégalités existantes. Le résultat est que de larges secteurs du tiers monde, qui, au départ regardaient l’aide au développement avec de grands espoirs, voient aujourd’hui le terreau de leur misère dans l’économie de marché, qu’ils considèrent comme un système d’exploitation, une institutionnalisation du péché et de l’injustice. Pour eux, l’économie centralisée semble être l’alternative morale, vers laquelle ils se tournent avec une ferveur religieuse, et qui devient pratiquement le contenu de la religion. Car, si l’économie de marché repose sur l’effet bénéfique de l’égoïsme et la limitation automatique de ses concurrents par le biais des égoïsmes, la pensée d’un contrôle juste semble prédominer dans une économie centralisée, où l’objectif est l’égalité des droits pour tous et la distribution proportionnelle des marchandises à tous. Les exemples apportés jusqu’ici ne sont certes pas encourageants, mais l’espoir perdure que quelqu’un pourrait quand même réaliser ce projet moral. Il semble que si tout devait être tenté pour un fondement moral plus fort, il devrait être possible de concilier la morale et l’efficacité dans une société non pas tournée vers le profit maximum, mais plutôt vers l’auto-limitation et le service commun. Ainsi, dans ce domaine, le débat entre l’économie et l’éthique tourne de plus en plus à l’attaque contre l’économie de marché et ses fondements spirituels, en faveur d’une économie centralisée, censée trouver là son fondement moral.

(Le déterminisme du modèle marxiste)
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L’ampleur de cette question devient encore plus évidente lorsque l’on y ajoute le troisième élément des considérations économiques et théoriques qui caractérisent la situation actuelle: le monde marxiste. En termes de la structure de sa théorie économique et de sa pratique, le système marxiste, comme économie administrée de manière centralisée est une antithèse radicale à l’économie de marché. Le salut est attendu de ce qu’il n’y a pas de contrôle privé des moyens de production, parce que l’offre et la demande ne sont pas mises en harmonie par le biais de la concurrence sur le marché, parce qu’il n’y a pas de place pour la recherche du profit privé, et parce que tous les règlements passent par un service central de l’administration économique. Pourtant, en dépit de cette opposition radicale dans les mécanismes économiques concrets, il y a aussi des points communs dans les présupposés philosophiques profonds. Le premier d’entre eux consiste dans le fait que le marxisme, lui aussi, est déterministe dans sa nature et que lui aussi promet une libération parfaite comme fruit de ce déterminisme. Pour cette raison, c’est une erreur fondamentale de penser qu’un système économique centralisé est un système moral, contrairement au mécanisme du système de l’économie de marché. Cela devient clairement visible, par exemple, dans la reconnaissance par Lénine de la thèse de Sombart selon laquelle le marxisme ne contient pas une once d’éthique, mais uniquement des lois économiques. En fait, le déterminisme est ici beaucoup plus radical et fondamental que dans le libéralisme: au moins, ce dernier reconnaît le domaine de la subjectivité et le considère comme l’espace de l’éthique. Le premier, à l’inverse, réduit totalement le futur et l’histoire à l’économie, et la délimitation du domaine subjectif de chacun apparaît comme une résistance aux lois de l’histoire, les seules valides, et comme une réaction contre le progrès, ce qui ne peut être toléré. L’éthique est réduite à la philosophie de l’histoire et la philosophie de l’histoire dégénère en stratégie de parti.

(La religion, facteur socio-politique et politico-économique)
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Mais revenons-en une fois de plus aux points communs dans les fondements philosophiques du marxisme et du capitalisme au sens strict. Le deuxième point commun – qui est déjà apparu en passant – consiste dans le fait que le déterminisme inclut la renonciation à considérer l’éthique comme une entité indépendante par rapport à l’économie. Cela se vérifie même de façon particulièrement dramatique dans le marxisme. La religion est imputée à l’économie comme le reflet d’un système économique particulier et, par conséquent, dans le même temps, comme un obstacle à une connaissance correcte, à une action correcte – comme un obstacle au progrès, vers lequel les lois naturelles de l’histoire tendent. Il est également présupposé que l’histoire, qui suit son cours à partir de la dialectique du négatif et du positif, doit, par son essence même et sans aucun autre motif, finir par le positif. Que l’Église ne puisse contribuer à rien de positif dans l’économie mondiale, est clair selon ce point de vue; sa seule signification par rapport à l’économie, c’est qu’elle doit être dépassée. Qu’elle puisse être utilisée temporairement en tant que moyen de sa propre auto-destruction, et donc comme instrument des « forces positives de l’histoire» est une «idée» qui a récemment refait surface. De toute évidence, cela ne change rien à la thèse fondamentale.

Pour le reste, l’ensemble du système vit en fait de l’apothéose de l’administration centrale, où c’est l’esprit même du monde qui devrait être à l’oeuvre, si cette thèse était correcte. Qu’il s’agisse d’un mythe dans le pire sens du terme est simplement une constatation empirique qui s’est constamment vérifiée. Et ainsi, le renoncement radical à un dialogue concret entre l’Eglise et l’économie qui est présupposé par cette pensée devient une confirmation de la nécessité de ce dialogue.

Pour tenter de décrire la constellation d’un dialogue entre l’Eglise et l’économie, j’ai encore découvert un quatrième aspect. On pourrait le voir dans la célèbre remarque faite par Theodore Roosevelt en 1912: «Je crois que l’assimilation des pays latino-américains aux États-Unis sera longue et difficile, aussi longtemps que ces pays resteront catholiques. » Dans le même esprit, lors d’une conférence à Rome en 1969, Rockefeller a recommandé de remplacer les catholiques par d’autres chrétiens – une entreprise qui, comme on le sait, est en plein essor. Dans ces deux remarques, la religion – ici une dénomination chrétienne – est présupposée comme un facteur socio-politique et donc, politico-économique, qui est fondamental pour le développement de structures politiques et de possibilités économiques. Cela rappelle la thèse de Max Weber sur les méandres du lien entre calvinisme et capitalisme, entre la formation de l’ordre économique et la détermination de l’idée religieuse. La notion de Marx semble presque être inversée: ce n’est pas l’économie qui produit des notions religieuses, mais l’orientation religieuse fondamentale qui décide quel système économique peut se développer.
L’idée que seul le protestantisme peut amener une économie libre – alors que le catholicisme n’apporte aucune éducation correspondante à la liberté et à l’auto-discipline nécessaire à celle-ci, favorisant à la place des systèmes autoritaires – est sans doute aujourd’hui encore très répandue, et beaucoup de choses dans l’histoire récente semblent aller dans ce sens. D’autre part, nous ne pouvons plus considérer aussi naïvement le système capitaliste libéral (même avec toutes les corrections qu’il a reçues depuis) comme le salut du monde. Nous ne sommes plus dans l’ère Kennedy, avec son optimisme « Peace Corps » (agence américaine créée en 1961 aux Etats-Unis par le président Kennedy, composée de volontaires pour des missions humanitaires, ndt).

(Des chrétiens en économie)
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Les questions du Tiers-Monde sur le système peuvent être partielles, mais elles ne sont pas dénuées de fondement. Une auto-critique des confessions chrétiennes à l’égard de l’éthique politique et économique est la première exigence.

Mais cela ne peut pas se faire comme un simple dialogue au sein de l’Eglise. Il ne sera fructueux que si il est menée avec les chrétiens qui gèrent l’économie. Une longue tradition les a conduit à considérer le christianisme comme une préoccupation d’ordre privé, alors que comme membres de la communauté des affaires, ils se soumettent aux lois de l’économie.
Ces domaines sont apparus comme s’excluant mutuellement dans le contexte moderne de la séparation de l’objectif et du subjectif. Mais l’idée serait précisément qu’ils se réunissent, en préservant leur propre intégrité tout en restant indissociables.
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C’est un fait de plus en plus évident de l’histoire économique que le développement de systèmes économiques qui se concentrent sur le bien commun repose sur une éthique déterminée, qui à son tour, ne peut naître, et être soutenue que par de fortes convictions religieuses. En revanche, il est également devenu évident que le déclin de cette discipline peut effectivement causer l’effondrement du marché.
Une politique économique qui est ordonné, non seulement au bien du groupe – en fait, non seulement au bien commun d’un État déterminé – mais au bien commun de la famille humaine, exige un maximum de discipline et d’éthique ainsi qu’un maximum de force religieuse.
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La formation politique d’une volonté qui emploierait à cette fin les lois économiques inhérentes apparaît, en dépit de toutes les protestations humanitaire, presque impossible aujourd’hui. Elle ne peut être réalisé que si de nouveaux pouvoirs éthiques sont libérés.
Une morale qui se croit elle-même en mesure de renoncer à la connaissance technique des lois économiques n’est pas la morale, mais le moralisme. À ce titre, elle est l’antithèse de la morale. Une approche scientifique qui se croit elle-même capable de gérer sans un ethos méconnaît la réalité de l’homme. Par conséquent, elle n’est pas scientifique. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une compréhension économique maximum, mais aussi d’un maximum d’éthique afin que la compréhension économique spécialisée puisse se mettre au service du droit objectif. Ce n’est que de cette façon que sa connaissance sera à la fois politiquement réalisable et socialement acceptable.


(*)

Wikipedia: Adam Smith (1723 – 1790) est un philosophe et économiste écossais des Lumières. Il reste dans l’histoire comme le père de la science économique moderne, et son œuvre principale, la Richesse des nations, est un des textes fondateurs du libéralisme économique. Professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow, il consacre dix années de sa vie à ce texte qui inspire les grands économistes suivants, ceux que Karl Marx appellera les « classiques » et qui poseront les grands principes du libéralisme économique. La plupart des économistes considèrent Smith comme « le père de l’économie politique »

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