Ecole Ratzinger . Benoît XVI est généralement considéré par les observateurs comme n’étant pas un pape « politique » ( surtout si on le compare aux deux pontifes qui l’encadrent dans la chronologie, Jean-Paul II et François), au sens où il a agi en tant que chef de l’Eglise (plan spirituel) et non en tant que chef d’état, c’est-à-dire acteur sur la scène internationale (plan profane). Et pourtant, parmi les successeurs de Pierre peu se sont autant exprimés, et surtout avec une telle profondeur, sur le sujet de la politique, non pas tant sur les faits contingents, immédiats, que sur le plus long terme (en témoignent ses célèbres discours « politiques », au Bundestag, devant le Parlement britannique et à l’ONU).
Voici trois textes de provenances et de dates variées, qui se rapportent plus ou moins à l’idéologie néfaste qui, plus de trente ans après sa prétendue chute, continue à nous empoisonner (voir Comment le communisme a gagné).
Ils figurent à un ou plusieurs endroits de ces pages et ont été traduits ou numérisés par moi.

Le premier texte date de 2004. Le hasard a voulu qu’il me retombe sous les yeux hier. Un an avant son accession au trône papal le cardinal Ratzinger réfléchissait aux évènements marquants de la fin du siècle (1968 et la « chute du Mur »), et expliquait pourquoi le christianisme n’avait pas pu se substituer au communisme comme alternative historique:

Ceux qui s’attendaient à ce que le christianisme se transforme en un mouvement de masse ont compris qu’ils s’étaient trompés: ce ne sont pas les mouvements de masse qui renferment en eux des promesses d’avenir. L’avenir naît lorsque des personnes se rencontrent sur des convictions communes, capables de donner forme à l’existence. Et l’avenir croît de façon positive si ces convictions jaillissent de la Vérité et mènent à la Vérité.

LES GOULAGS OUBLIÉS

Cardinal Joseph Ratzinger,
© Copyright Avvenire, 4 février 2004

A bien y regarder, deux années semblent avoir marqué les dernières décennies du siècle qui vient de se terminer : 1968 et 1989.

1968 est lié à l’émergence d’une nouvelle génération, qui non seulement jugea l’œuvre de reconstruction de l’après-guerre inadéquate, remplie d’injustice, d’égoïsme et d’un désir ardent de possession, mais qui considéra le déroulement entier de l’histoire, à partir de l’époque du triomphe du christianisme, comme une erreur et un échec. Désireux d’améliorer l’histoire, de créer un monde de liberté, d’égalité et de justice, ces jeunes se convainquirent d’avoir trouvé la route la meilleure dans le grand courant de la pensée marxiste.

L’année 1989 marqua le surprenant écroulement des régimes socialistes en Europe, laissant derrière eux les tristes séquelles de terres détruites, et d’âmes détruites. Et pourtant, ceux qui pensaient que l’heure du message chrétien allait à nouveau sonner se sont leurrés : bien que le nombre des chrétiens dans le monde ne soit pas négligeable, en cet instant de l’histoire, le christianisme n’a pas réussi à s’imposer comme une alternative historique (epocale). En somme, la « doctrine du salut » marxiste était née, dans ses multiples versions, instrumentalisées de différentes façons comme unique vision du monde technologique (scientifica,) accompagnée de motivation éthique et adaptée à accompagner l’humanité dans le futur. D’où la difficulté d’en prendre congé, même après le traumatisme de 1989.

Il suffit de penser à quel point la discussion sur les horreurs du goulag communiste a été contenue, à quel point la voix de Soljenitsyne est restée inécoutée : de tout cela on ne parle pas. Il y a une sorte de pudeur qui impose le silence. On ne fait allusion qu’occasionnellement, comme en passant, au sanguinaire régime de Pol Pot. Mais ce qui est resté, c’est le désenchantement, et aussi une profonde confusion.

Aujourd’hui, plus personne ne croit aux grandes promesses morales.
Et c’est justement en ces termes qu’avait été compris le marxisme: un courant qui souhaitait la justice pour tous, l’avènement de la paix, l’abolition des rapports injustifiés de domination de l’homme sur l’homme et ainsi de suite. Pour ces nobles buts, on crut devoir renoncer aux principes éthiques et pouvoir utiliser la terreur comme moyen du bien. Dès lors que, même fugitivement, les ruines de l’humanité produites par cette idéologie ont affleuré en surface – visibles à tous – les gens ont préféré se réfugier dans le pragmatisme ou professer publiquement le mépris pour l’éthique.

Un exemple tragique est celui de la Colombie, où dans le passé, à l’enseigne du marxisme, une lutte pour la libération des petits agriculteurs étouffés par les grands capitalistes a été entreprise. À sa place, aujourd’hui, il reste une république de rebelles soustraits au pouvoir d’état, qui vit ouvertement du trafic illicite de drogue et qui ne cherche aucune justification morale pour cela, essentiellement parce que, en satisfaisant la demande des pays riches, elle réussit à nourrir le peuple qui autrement aurait du mal à trouver sa place dans l’ordre économique mondial.
Dans des situations confuses comme celle-là, n’est-ce pas le devoir du christianisme de tenter sérieusement de retrouver sa voix, afin d’ « introduire » son message dans le nouveau millénaire, de le proposer comme voie compréhensible et universelle vers l’avenir?

Où était-elle, durant toutes ces années, la voix de la foi chrétienne ?
1967, année de naissance de ce mouvement, bouillonnait encore des ferments de la première période postconciliaire.
Le concile Vatican II s’était proposé de renouveler le rôle du christianisme comme moteur de l’histoire. Au XIXème siècle, en effet, l’opinion s’était répandue que la religion appartenait à la sphère subjective et privée, et que son influence devait se limiter à ces domaines. Justement parce que reléguée à la sphère subjective, la religion ne pouvait pas se poser comme force déterminante pour le grand cours de l’histoire et pour les décisions à y assumer. Une fois les travaux du Concile terminés, il devait donc être à nouveau clair que la foi des chrétiens embrasse l’existence toute entière, est un point « cardinal » de l’histoire et du temps et n’est pas destinée à limiter sa sphère d’influence à la seule subjectivité.

Le christianisme – tout au moins dans l’optique de l’Église catholique – tenta de sortir du ghetto dans lequel il se trouvait enfermé depuis le XIXème siècle et de s’impliquer à nouveau pleinement dans le monde.

Parler ici des dissensions et des oppositions internes à l’Église, dérivant de l’interprétation et de l’adoption du Concile serait superflu. Dans la détermination du rôle du christianisme dans l’histoire, il a influé surtout sur l’idée d’un nouveau rapport entre l’Eglise et le monde.

Si dans les années trente, Romano Guardini avaient forgé – à juste titre – l’expression « distinction de ce qui est chrétien » (Unterscheidung des Christlichen), aujourd’hui, une telle distinction semblerait avoir perdu son importance, plutôt en faveur du dépassement des distinctions, du rapprochement au monde, de l’implication dans le monde.
Avec quelle rapidité ces idées ont pu sortir du cercle des discours ecclésiastiques académiques pour acquérir un aspect plus pratique, cela commença à être évident déjà en 1968, à l’époque des barricades parisiennes, lorsqu’on célébrait une eucharistie de la révolution et expérimentait avec elle une nouvelle alliance entre l’Eglise et le monde à l’enseigne de la révolution, dans l’attente de jours meilleurs. La participation en première ligne de communautés estudiantines catholiques et évangéliques aux mouvements révolutionnaires dans les universités européennes et extra européennes ne fit que confirmer cette tendance.
Il semblait, à cette époque, que l’unique voie possible était le marxisme. Il semblait que Marx avait assumé le rôle exercé au XIIIème siècle par la pensée aristotélicienne, une philosophie préchrétienne (c’est-à-dire « païenne »), à baptiser pour rapprocher l’une de l’autre foi et raison et pour les placer dans un rapport correct.
Ceux qui s’attendaient à ce que le christianisme se transforme en un mouvement de masse ont compris qu’ils s’étaient trompés: ce ne sont pas les mouvements de masse qui renferment en eux des promesses d’avenir. L’avenir naît lorsque des personnes se rencontrent sur des convictions communes, capables de donner forme à l’existence. Et l’avenir croît de façon positive si ces convictions jaillissent de la Vérité et mènent à la Vérité.

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Le second article (dont je n’ai pas trouvé la source) est tiré d’un livre en italien que j’avais acheté au moment de l’élection ( « Il dizionario di Papa Ratzinger », Marco Tosatti, page 32) .

Les systèmes communistes se sont effondrés avant tout en raison de la faillite de leur dogmatisme économique.
Mais on néglige trop volontiers le fait que, s’ils ont fait naufrage, de façon plus profonde encore, c’est en raison de leur mépris des droits humains, leur subordination de la morale aux exigences du système, et aux promesses pour le futur.
La vraie et caractéristique catastrophe qu’ils ont laissée derrière eux n’est pas de nature économique. Elle consiste dans la ruine des âmes, dans la destruction de la conscience morale.
Je vois comme un problème essentiel pour l’Europe d’aujourd’hui et pour le monde, le fait que l’on ne conteste plus le naufrage économique, et pour cette raison, les vétero-communistes se sont convertis à l’économie libérale; à l’inverse, la problématique morale et religieuse, dont il s’agit en réalité, est complètement occultée. Pourtant, la problématique laissée derrière lui par le marxisme continue à exister encore aujourd’hui: la dissolution des certitudes primordiales de l’homme sur Dieu, sur lui-même et sur l’univers, la dissolution de la conscience des valeurs morales intangibles, c’est encore et toujours notre problème, qui peut conduire à l’auto-destruction de la conscience européenne, et que nous devons commencer à considérer comme un vrai danger.

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Le dernier article est tiré du livre « Entretien sur la foi », avec Vittorio Messori en 1985 (page 235). Bien qu’il date d’une quarantaine d’années et parle de la Théologie de la libération, il reste d’actualité, à la fois dans le monde religieux (voir l’Eglise sous François!) et dans celui profane, mais sous une forme encore plus radicale qu’à l’époque – il suffit de penser aux mouvements altermondialistes et à leurs différents alias actuels.

« La théologie de la libération, dans ses formes qui se rattachent au marxisme, n’est absolument pas un produit autochtone, indigène, d’Amérique latine ou d’autre zones sous-développées où elle serait née et aurait grandi quasi spontanément par l’action du peuple. Il s’agit en réalité, au moins à l’origine, d’une création d’intellectuels ; et d’intellectuels nés ou formés dans l’Occident opulent : ce sont des Européens, les théologiens qui l’ont fait naître ; ce sont des Européens – ou formés dans des universités européennes -, les théologiens qui la font grandir en Amérique du Sud. Derrière l’espagnol ou le portugais de ces prédications perce en réalité l’allemand, le français, l’anglo-américain. »
..la théologie de la libération ferait partie « de l’exportation à destination du Tiers-Monde de mythes et d’utopies élaborés dans l’Occident développé. C’est presque une tentative visant à expérimenter dans le concret des idéologies conçues en laboratoire par des théoriciens européens. D’un certain point de vue, par conséquent, c’est encore une forme d’impérialisme culturel, bien que présenté comme la création spontanée des masses déshéritées. Reste ensuite à vérifier quelle influence réelle ont en vérité sur le « peuple » ces théologiens qui disent le représenter et être leurs porte-parole. »


« En Occident, le mythe marxiste a perdu de ses charmes auprès des jeunes et des travailleurs eux-mêmes ; on tente alors de l’exporter dans le Tiers-Monde, et ce, par le truchement de ces intellectuels qui vivent, eux, hors des frontières des pays dominés par le « socialisme réel ».

« Il me semble que le marxisme, dans sa philosophie et dans ses intentions morales, est une tentation plus grave que certains athéismes pratiques, donc intellectuellement superficiels. C’est que l’idéologie marxiste se sert aussi de la tradition judéo-chrétienne, mais renversée en un prophétisme sans Dieu ; elle instrumentalise, à des fins politiques, les forces religieuses de l’homme pour les tourner vers une espérance exclusivement terrestre qui est le renversement de la tension chrétienne vers la Vie éternelle.
C’est cette perversion de la tradition biblique qui induit en erreur beaucoup de croyants, convaincus en toute bonne foi que la cause du Christ est la même que celle qui est proposée par les annonciateurs de la révolution politique.


Le dialogue impossible
« Il est douloureusement difficile de dialoguer avec des théologiens qui acceptent ce mythe illusoire qui empêche les réformes, aggrave la misère et les injustices, ce mythe qu’est la lutte des classes en tant qu’instrument destiné à créer une société sans classes ».
Il poursuit : « Si, Bible et Tradition en main, fraternellement, on veut dénoncer les déviations, aussitôt on vous étiquette comme « esclaves », « laquais » des classes dominantes qui entendent conserver le pouvoir en s’appuyant aussi sur l’Église.

[Il faut souligner] l’intransigeance d’une partie des media et de nombreux groupes de sympathisants, surtout européens. Chez ces derniers, chacune de nos interventions, même la plus pondérée, la plus respectueuse, est repoussée a priori parce qu’elle se rangerait du côté des « patrons ». Alors que la cause des pauvres est trahie justement par ces idéologies qui se sont avérées sources de souffrance pour le peuple lui-même. »

« Il y a un refrain qu’ils rabâchent sans trêve : « il faut libérer l’homme des chaînes de l’oppression politico-économique ; pour le libérer, les réformes ne suffisent pas ; bien plus, elles distraient ; ce qu’il faut, c’est la révolution ; mais le seul moyen de faire la révolution, c’est de proclamer la lutte des classes ».
Et pourtant, ceux qui répètent cela ne semblent se poser aucun problème concret ou pratique sur la manière d’organiser une société après la révolution. On se borne à rabâcher qu’il faut la faire. »

« Ce qui est théologiquement inacceptable et socialement dangereux, c’est ce mélange de Bible, de christologie, de politique, de sociologie et d’économie. On ne peut se servir abusivement de l’Écriture et de la théologie pour généraliser et sacraliser une théorie de l’ordre socio-politique. Celui-ci – par nature – est toujours contingent. Si, au contraire, on sacralise la révolution – en mêlant Dieu, le Christ et les idéologies -, on crée un fanatisme enthousiaste qui peut mener aux pires injustices et oppressions, inversant dans les faits ce qu’on se proposait en théorie. »

« Il est aussi douloureusement frappant de constater – chez des prêtres et des théologiens – cette illusion si peu chrétienne qu’on peut créer un homme et un monde nouveaux, non pas en appelant chacun à la conversion, mais en n’agissant que sur les structures sociales et économiques.
En réalité, c’est le péché personnel qui est aussi à la base des structures sociales injustes. C’est à la racine et non sur le tronc et les branches de l’arbre de l’injustice qu’il faut travailler, si l’on veut vraiment une société plus humaine. Ce sont là des vérités chrétiennes fondamentales, et pourtant, on les repousse avec mépris comme « aliénantes » et « spititualistes ». »
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