C’est un article assez critique contre Benoît XVI (sans surprise, puisqu’il est publié sur un journal de gauche) dont l’intérêt réside dans le fait qu’il reproduit des passages inédits du livre d’entretiens avec le cardinal Müller publié le mois dernier sous le titre à double sens In buona fede / »De bonne foi » (cf. Müller, François, et le « cercle magique » latino-américain). Il en ressort que le cardinal n’a pas digéré la renonciation de Benoît XVI et récuse sans ménagement le statut de pape émérite. Il dit aussi (à l’appui de sa thèse) des choses assez belles sur la vieillesse d’un Pape. Mais il laisse filtrer son amertume que Benoît XVI ne l’ait pas mis dans la confidence de sa démission alors qu’il pensait lui être suffisamment proche pour être informé (c’est humain, et même compréhensible, mais en parler dans un livre un mois à peine après la mort du Saint-Père peut légitimement paraître mesquin).

Avec la mort de Ratzinger, le sujet de la démission du pape est de nouveau d’actualité. Des paroles significatives de Müller

Francesco Antonio Grana
www.ilfattoquotidiano.it
28 février 2023

« Le pape François ne démissionnera pas tant que Benoît XVI sera en vie ». Cette conviction a alimenté les débats dans les palais sacrés pendant près de dix ans, c’est-à-dire de l’élection de Bergoglio à la mort de Ratzinger. Après la mort du pape émérite, le 31 décembre 2022, le sujet de la démission de François est revenu avec force dans les réflexions curiales. Un sujet, à vrai dire, qui avait été reproposé précisément par Bergoglio quelques jours avant la mort de son prédécesseur. Le pape avait en effet révélé qu’il avait signé sa démission en cas d’empêchement médical et l’avait remise au cardinal secrétaire d’État de l’époque, Tarcisio Bertone, quelques mois après son élection. François a également rappelé que Pie XII et saint Paul VI avaient également signé leur démission en cas d’empêchement.

Lors de son récent voyage au Congo et au Soudan, François a répondu aux jésuites africains [cf. François: pas question que je démissionne]:

C’est vrai que j’ai écrit ma démission deux mois après mon élection et que j’ai remis cette lettre au cardinal Bertone. Je ne sais pas où se trouve cette lettre. Je l’ai fait au cas où j’aurais un problème de santé qui m’empêcherait d’exercer mon ministère et où je ne serais pas assez conscient pour renoncer. Toutefois, cela ne signifie pas du tout que la démission des papes doive devenir, disons, une « mode », une chose normale. Benoît XVI a eu le courage de le faire parce qu’il n’avait pas envie de continuer à cause de sa santé. Ce n’est pas à mon ordre du jour pour le moment. Je crois que le ministère du Pape est ad vitam. Je ne vois aucune raison pour qu’il n’en soit pas ainsi. Je pense que le ministère des grands patriarches est toujours ad vitam. Et la tradition historique est importante. Si, par contre, nous écoutons les « bavardages », eh bien, nous devrions changer de pape tous les six mois !

(…)

Après la mort de Benoît XVI, la conviction s’est répandue au sein du collège des cardinaux que le pape émérite devait rester une exception que personne n’espère revoir de sitôt. Une position qui a émergé avec force surtout parmi les cardinaux les plus proches de Ratzinger, ainsi que parmi ses plus proches collaborateurs qui n’ont toujours pas accepté son retrait historique.

Ce qu’a écrit à ce sujet le cardinal Gerhard Ludwig Müller, préfet émérite de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi – désormais dicastère -, et responsable de la publication des Opera Omnia de Benoît XVI, est très significatif. Dans le livre d’entretiens In buona fede écrit avec la vaticaniste de Il Messaggero Franca Giansoldati, il explique:

La nouvelle de la démission m’a surpris moi aussi. Je ne m’y attendais pas et je ne m’en doutais pas non plus. C’est le cardinal suisse Kurt Koch, que j’ai rencontré par hasard ce jour-là, qui m’a dit que le pape était sur le point de se retirer. À ce moment, j’arrivais d’un long voyage de travail aux États-Unis. J’avais fait quinze heures de vol, je venais d’atterrir et j’avais manqué la réunion du consistoire pour la création des nouveaux saints. À l’annonce, j’ai été stupéfait, je ne voulais pas y croire. Je ne pouvais pas le croire. Le pape s’était confié à très peu de personnes et pas à moi et, pour être honnête, j’étais même blessé« .

Müller rappelle:

Il était évident que formellement il pouvait renoncer, mais il était tout aussi évident que le véritable nœud à défaire concernait (et concerne toujours) les conséquences. Lorsqu’il renonce, un évêque reste toujours dans le Collège, cependant, le pape ne peut pas être considéré comme n’importe quel évêque : étant l’évêque de Rome et le successeur de Pierre – le principe visible et permanent de l’unité de l’Église – sa figure pose des questions largement non résolues, avec de lourdes conséquences et des perspectives à éclaircir. Maintenant que nous avons au Vatican un pape émérite et un pape régnant, la situation perçue de l’extérieur, par les gens ordinaires, est qu’il y a deux papes, chacun avec sa propre sphère d’influence. Mais il ne peut en être ainsi, précisément en raison du caractère du ministerium petrino. Le principe de l’unité ne peut être réalisé que par une seule personne. Et pourtant, malgré les distinctions terminologiques introduites [munus/ministerium, ndt] ces dernières années, on n’a pas réussi à impacter la réalité perçue ».

Il poursuit:

Nous pouvons analyser ce qui s’est passé. Bien que la renonciation ait été formulée correctement d’un point de vue canonique, les dilemmes identitaires que la présence du pape émérite a introduits sont apparus au fil du temps. Il est difficile d’ignorer les nombreuses personnes dans le monde qui s’identifient davantage à Benoît XVI, à sa théologie et à sa papauté – même s’il a démissionné et ne gouverne plus – qu’à François, un Pontife sans doute très différent par son style et sa personnalité. Et c’est précisément ce dualisme non codifié qui a alimenté la désorientation. La démission a introduit dans le principe pétrinien de l’unité de la foi et de la communion de l’Église une brèche sans précédent dans l’histoire et qui n’a pas encore été élaborée dogmatiquement. Les normes du droit canonique ne sont pas suffisantes. La coexistence concrète est difficile à gérer pour plusieurs raisons. La question devra sans doute être abordée tôt ou tard, car la brèche ouverte pourrait générer des conséquences imprévisibles à l’avenir.

Le cardinal ajoute:

Demandons-nous ce qui pourrait se passer s’il y avait davantage de papes émérites, étant donné que nous approchons d’une époque où la longévité moyenne est de plus en plus longue.

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Le Code de droit canonique envisage la possibilité de renoncer librement, sans aucune sorte de contrainte. Renoncer signifie-t-il pour autant prendre sa retraite ? Dans ce cas, le risque pour l’Eglise n’est-il pas de transformer la figure du Pape, de l’assimiler, voire de le réduire, à un fonctionnaire ? Saint Pierre n’aurait jamais imaginé, même de loin, qu’il prendrait sa retraite. Pierre et Paul sont morts martyrs. Le Code ne parle donc de renoncement qu’en cas de situations extrêmes.
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Nous pouvons supposer des maladies graves ou dégénératives. Nous savons que Pie XII avait prévu sa démission et avait déjà signé une lettre s’il était capturé par Hitler pendant la guerre. Mais la papauté, en elle-même, est un témoignage jusqu’au-boutiste de la souffrance personnelle, à l’exemple du Christ qui a souffert sur la croix en contemplant la grâce divine. La figure du successeur des apôtres peut aussi être associée à un vieil homme frêle, peut-être en fauteuil roulant, sur une estrade mobile [la fameuse pedana actionnée par les sediari, qui avait fait beaucoup parler quand Benoît XVI a commencé à l’utiliser en 2011], comme Jean-Paul II. Le Pape ne peut pas être enfermé uniquement dans le cliché du Pontife surhomme : resplendissant, vigoureux et en perpétuel mouvement. Comme tous les hommes, avec la vieillesse, il rencontre des incertitudes physiques, parfois des pathologies invalidantes. Le Pontife doit aussi être un exemple extérieur à offrir au monde.

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