Analyse de Stefano Fontana: « Dix ans de tactique mouvementiste: dire et ne pas dire, affirmer et se rétracter, avancer en disant que l’on recule, faire dire aux autres ce que l’on voudrait dire soi-même, ouvrir et fermer, accepter et condamner, dire et contredire. Au moment où l’on croit avoir compris, François est passé à autre chose. Une de ses interviews vient à peine d’être lue et il en a déjà donné une autre d’une teneur différente ». L’Eglise s’en remettra (dit-il) mais le trouble est grand.

Le Pape François, dix ans de trouble et de confusion

Stefano Fontana
lanuovabq.it/it/papa-francesco-dieci-anni-di-scompiglio-e-sconcerto
13 mars 2023

Les dix années de pontificat de François, entre tactiques « mouvementistes » [1] , primauté de la praxis, pastoralisme, relativisme moral : des processus qui auraient dû produire quelques vérités nouvelles, ont en réalité scandalisé, embrouillé les esprits et les cœurs, désarticulé l’unité ecclésiale. Et la synodalité, le nouveau dogme, est la synthèse d’un processus dans lequel le moyen compte plus que la fin.

La décennie du pontificat de François qui s’achève ces jours-ci a suscité un trouble considérable. C’est comme si quelqu’un était intervenu pour bouleverser toutes les cartes sur la table, laissant chacun sans voix, tant pour la méthode utilisée que pour les nouveaux contenus concernant des points très sensibles de la foi catholique. Méthode et nouveaux contenus se correspondent, au point que la méthode devient contenu et vice-versa.

Dix ans de tactique mouvementiste [1]: dire et ne pas dire, affirmer et se rétracter, avancer en disant que l’on recule, faire dire aux autres ce que l’on voudrait dire soi-même, ouvrir et fermer, accepter et condamner, dire et contredire. Au moment où l’on croit avoir compris, François est passé à autre chose. Une de ses interviews vient à peine d’être lue et il en a déjà donné une autre d’une teneur différente. Dans les entretiens avec Scalfari, on ne sait jamais très bien ce que l’un a dit et ce que l’autre a dit. Les citations de la Bible et du Magistère, souvent partielles et inexactes, les notes de bas de page [cf. Amoris Laetitia, benoit-et-moi.fr/2017/actualite/al-la-note-de-bas-de-page-manquante] utilisées pour provoquer de grands changements sans les faire apparaître, les phrases aux mille nuances, l’amour pour ceux qui sont loin et les réprimandes [/tirages d’oreilles] pour ceux qui sont proches, les commissariamenti [nominations de commissions de tutelle] sans fin, les interventions politiques, la protection de personnages douteux, la promotion des doutes de la foi faite sans cultiver aucun doute… voilà quelques exemples d’une méthode qui a suscité la perplexité.

Il est illusoire d’attribuer cette façon de faire au seul tempérament personnel de Bergoglio ou à son jésuitisme. Les changements destinés à combler un retard de deux cents ans par rapport au monde [dixit le cardinal Martini, cf. benoit-et-moi.fr/2012(III)/articles/document-le-testament-du-cardinal-martini] ont certes nécessité des actes officiels de modification du contenu, comme Amoris laetitia ou la déclaration d’Abu Dahbi [février 2019], mais aussi le changement des praxis et des modes de pensée qu’elles induisent.

La relation circulaire entre praxis et théorie, pastorale et doctrine, n’est en effet pas un chapitre particulier de ce pontificat, mais sa ligne directrice. C’est pourquoi le trouble s’est également produit par le biais de la communication et d’un changement de perspective sur le contenu.

C’est précisément parce qu’il comprend la doctrine dans la pastorale que François a été intolérant avec les dogmatiques, les doctrinaires, les rigides, et ouvert avec les aventuriers, les innovateurs, les intolérants. Pour cette même raison, son pontificat a été anti-métaphysique. L’encyclique Fides et ratio [14 septembre 1998, sur les rapports entre la foi et la raison] de Wojtyla-Ratzinger a été de fait réduite au silence.

Dès son élection, François a déclaré que Kasper était « un grand théologien » et Kasper, à la veille des deux synodes sur la famille, a déclaré aux cardinaux qu’il n’y avait pas des divorcés remariés mais tel ou tel couple de divorcés remariés.

C’était la déclaration que la réalité et la morale ne se prêtent pas à une connaissance universelle, comme le font les connaissances fondées sur la métaphysique, et que la norme est toujours à l’intérieur d’une situation, de sorte que chaque situation individuelle devait être rencontrée de l’intérieur et non plus jugée. C’est le pastoralisme qui s’est débarrassé de la doctrine, c’est le postulat de la philosophie nominaliste : l’expérience est faite de situations absolument singulières qui ne peuvent donc pas être jugées. Mais le nominalisme, c’est la philosophie de la Réforme protestante. Après Amoris laetitia, en réalité, c’est la conscience du sujet qui est au centre de la vie morale.

Cela revient également à faire taire Veritatis splendor [6 août 1993]. Au cours de cette décennie, des changements substantiels ont eu lieu dans la théologie morale catholique, tous dans le sens du remplacement du jugement, qui part de la norme et de la réalité, par le discernement, qui part de la situation et de la conscience.

Les commandements du Christ se transforment en idéaux, le péché passe du statut d’exclusion de la grâce à celui d’étape inadéquate de la vie, la nouvelle loi n’exige pas le respect de la loi naturelle, mais la réinterprète, l’Église doit écouter, intégrer, accompagner sur les chemins de l’existence, et rien d’autre. Dans cette praxis sans contenu, ce serait de la proclamation, la référence au contenu serait plutôt du prosélytisme ou de l’idéologie. Cette nouvelle vision de la théologie morale finit par négliger le naturalisme chrétien, déclarant même dépassée la Doctrine sociale de l’Église dans sa version traditionnelle.

Le pastoralisme a induit divers processus pas vraiment guidés par la doctrine, mais ayant souvent un caractère expérimental, pensant que, puisqu’ils étaient basés sur les personnes, ils pouvaient intercepter et vivre les suggestions de l’Esprit dans leur cheminement existentiel.

Ces processus, comme le Synode allemand – pour mentionner le plus perturbant -, qui a commencé et s’est ensuite inévitablement compliqué, ont eux aussi été très déconcertants. Ils n’ont pas été gouvernés à la lumière de la doctrine traditionnelle et au nom de la primauté de Pierre. Ils ont été provoquées et vécus comme des processus qui, à partir d’une confrontation dialectique, auraient dû produire de nouvelles vérités, au moins sur le plan pastoral. Au lieu de cela, ils ont scandalisé, confondu les esprits et les cœurs et désarticulé l’unité ecclésiale. Les répercussions négatives sur la conception même du rôle de la papauté sont inquiétantes.

Tous ces éléments ont ensuite convergé dans la perspective de la synodalité, qui est peut-être le trait le plus expressif de la décennie qui vient de s’achever. D’un côté, elle est proposée comme un nouveau dogme et une panacée, de l’autre, elle est comprise comme une nouvelle aventure dans laquelle l’essentiel est le « comment vivre ensemble » plutôt que le « pourquoi » et le « pour quoi ». Nous revenons ainsi à la confusion entre théorie et praxis, à l’immanence de la doctrine dans la pastorale, à la coïncidence de la méthode et du contenu.

Il ne fait aucun doute que l’Église se rétablira. Mais les bouleversements ont eu lieu et ont laissé derrière eux une perplexité non négligeable.

Ndt

[1] Movimentismo [dérivé de movimento / mouvement ]. – Dans le cadre d’un parti ou d’un syndicat, tendance à privilégier l’initiative spontanée de la base sur l’action des structures hiérarchiques et organisationnelles traditionnelles, favorisant la participation directe des militants [des mouvements] aux choix politiques de l’organisation.
(Treccani)

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