En 2015, j’avais traduit dans ces pages un très long article d’un journaliste américain « conservateur », Ross Douthat, paru sur le site The Atlantic, sous le titre « Le Pape François va-t-il briser l’Eglise? » (c’est vraiment très long, j’avais fractionné la traduction, sommaire ici, mais la lecture est vraiment très intéressante, surtout avec le recul). L’illustration reproduite ci-dessous est à elle seule tout un programme. Huit ans après, le même Ross Douthat publie une tribune dans le NYT, comme un écho à son analyse du début du pontificat. En gros, il confirme, le Pape a mécontenté ou déçu tout le monde, dans tout le spectre « politique » de l’Eglise, suscitant volontairement les polémiques, et créant parmi les catholiques divisions et querelles.

À l’aube de ses dix ans, ce pontificat n’a donc pas seulement rencontré une résistance inévitable en raison de son zèle pour la réforme. Il a inutilement multiplié les controverses et exacerbé les divisions au nom d’un programme qui peut encore sembler fumeux, et ses choix à chaque tournant ont semblé viser à créer la plus grande aliénation possible entre les factions de l’Église.

Pape François, une décade de divisions

Ross Douthat
The NYT, via Il Sismografo

Le Carême est là, et aussi le 10e anniversaire de l’accession du pape François au trône pontifical – une conjonction appropriée, puisque ce sont des jours de tribulation pour son pontificat. Il y a la guerre sur deux fronts que Rome se retrouve à mener sur la doctrine et la liturgie, essayant d’écraser les traditionalistes de la messe en latin de l’Église tout en empêchant plus mollement les évêques libéraux allemands de forcer un schisme sur le flanc gauche du catholicisme.

Le dernier exemple en date, le sinistre cas du prêtre-artiste jésuite Marko Rupnik, est celui d’ecclésiastiques bien connectés accusés d’abus sexuels qui semblent immunisés contre les règles et les réformes censées mettre des limites à leur ministère.

Et puis il y a les chiffres sombres de l’Église de l’ère François, comme la chute accélérée du nombre d’hommes étudiant pour la prêtrise dans le monde entier, qui a atteint un sommet au début du pontificat de François et n’a cessé de décliner depuis. Ou encore la situation financière déplorable, au point que le Vatican fait payer des loyers plus élevés aux cardinaux pour compenser des années de déficit.

Dans la presse laïque, l’image de François comme grand réformateur s’est imposée très tôt, et lorsque des preuves contraires sont apparues, la réponse a souvent été un silence de bon aloi. Ce sont surtout ses détracteurs conservateurs qui se sont chargés de dresser la liste des ecclésiastiques accusés d’abus ayant bénéficié d’un traitement de faveur de la part du souverain pontife, de souligner les échecs de la réforme financière et l’absence de renouveau manifeste dans les bancs de l’église, ou encore de souligner qu’un pontificat qui promettait de rendre l’église moins autoréférentielle, moins repliée sur elle-même, a au contraire produit une décennie d’âpres disputes internes et de divisions théologiques croissantes – tandis que le verbiage officiel du catholicisme est reçu avec une indifférence manifeste par le reste du monde.

En ce qui concerne la polarisation évidente de l’Église, les admirateurs du pape ont leur propre version des faits : le problème serait seulement la résistance des catholiques conservateurs, en particulier des catholiques conservateurs américains, qui ont bloqué, entravé et saboté ce pontificat, défiant à la fois l’Esprit Saint et l’autorité légitime de Rome. La droite catholique aurait déclenché une guerre civile qu’elle impute injustement au pape, et ses échecs apparents en matière de gouvernement et de leadership ne font que témoigner de la difficulté d’une réforme véritable et profonde.

J’ai quelques raisons personnelles de ne pas être d’accord avec ce récit : j’ai douté très tôt de François, craignant à peu près le type d’effondrement auquel nous assistons, et mes doutes se sont heurtés très tôt à une opposition intense de la part de nombre de mes coreligionnaires catholiques conservateurs, qui étaient extrêmement réticents à l’idée d’une quelconque distance entre eux et Rome. Le fait que nombre d’entre eux se soient depuis retrouvés dans une certaine forme d’opposition semble donc être une conséquence de la manière spécifique dont François a poursuivi sa libéralisation, plutôt qu’une simple opposition réflexe à tout ce qui sort de leur zone de confort.

Envisageons un scénario alternatif dans lequel les premiers mois du pape se seraient déroulés de manière identique – les gestes d’inclusion et d’accueil, le fameux « qui suis-je pour juger ? » – mais où, par la suite, son approche aurait été ciblée et stratégique, visant à rechercher le changement mais aussi à maintenir l’unité. Cela aurait pu signifier, par exemple, de faire passer les changements demandés par les catholiques libéraux qui sont les plus faciles à concilier avec la doctrine existante, comme l’assouplissement de la règle du célibat pour les prêtres ou même l’autorisation des femmes diacres, tout en s’efforçant de rassurer les conservateurs sur le fait que l’Église ne renonçait pas à ses engagements ou ne dissolvait pas ses enseignements en matière de sexualité et de mariage.

Ce type d’efforts aurait encore rencontré l’opposition des conservateurs (je pense personnellement que la levée de la règle du célibat serait une erreur), tandis que les limites et les assurances auraient encore déçu les libéraux qui souhaitaient des changements beaucoup plus profonds. Mais les objectifs auraient été concrets et réalisables, les limites et les frontières claires, et le pape aurait essayé de jouer un peu le rôle du père dans la parabole du fils prodigue, avec sa hâte d’accueillir le jeune frère mais aussi son réconfort affectueux envers l’aîné.

A la place, François s’est attaqué à une controverse beaucoup plus clairement liée à la doctrine catholique – la question du remariage après un divorce, où les paroles mêmes de Jésus sont en cause.

Entre-temps, son approche générale a consisté à ouvrir des controverses sur le plus grand nombre de fronts possibles : parfois par ses déclarations, parfois par ses nominations, et pendant un certain temps par la stratégie bizarre de mener des conversations répétées avec un journaliste italien athée qui n’a pas pris de notes, laissant les catholiques ordinaires se demander si le pape avait vraiment nié, par exemple, la doctrine de l’enfer, ou s’il était simplement satisfait que les lecteurs de La Repubblica le pensent.

Tout cela, François l’a complété par une critique récurrente des conservateurs, et en particulier des traditionalistes, pour leur rigidité, leur pharisaïsme et leur froideur, pour être « tout raides en soutanes noires » et portant « des dentelles de grand-mère » – l’équivalent du père de la parabole qui se retourne contre son fils aîné et lui reproche d’être si coincé et bizarre. Et lorsque la faction traditionaliste est devenue, comme on pouvait s’y attendre, le lieu d’une opposition en ligne parfois paranoïaque, le pape qui prêchait la décentralisation et la diversité a fait preuve d’une cruauté micromanagériale, tentant d’étrangler les congrégations [célébrant] la messe en latin par des gestes aussi miséricordieux que l’interdiction de faire figurer leurs messes dans les bulletins paroissiaux.

Et pourtant, malgré tout cela, le pape n’a pas apporté beaucoup de changements concrets à l’aile progressiste de l’Église, reculant à plusieurs reprises – se retranchant dans l’ambiguïté sur la communion pour les divorcés et les remariés, reculant lorsqu’il semblait qu’il allait permettre de nouvelles expériences avec des prêtres mariés, permettant à son département doctrinal de déclarer l’impossibilité des bénédictions pour les couples de même sexe que beaucoup d’évêques européens souhaitent autoriser.

Ce qui, comme on pouvait s’y attendre, a créé à la fois une déception face à des attentes non satisfaites et une impulsion constante à pousser aussi loin que possible, même vers le protestantisme libéral que l’Église allemande semble particulièrement rechercher, selon la théorie que François a besoin d’être forcé à embrasser les changements qu’il a toujours envisagés mais qu’il n’a jamais tout à fait réalisés.

À l’aube de ses dix ans, ce pontificat n’a donc pas seulement rencontré une résistance inévitable en raison de son zèle pour la réforme. Il a inutilement multiplié les controverses et exacerbé les divisions au nom d’un programme qui peut encore sembler fumeux, et ses choix à chaque tournant ont semblé viser à créer la plus grande aliénation possible entre les factions de l’Église, le plus grand désordre imaginable.

Mots Clés :
Share This