Le 31 mars dernier, Mgr Micas, évêque de Tarbes et Lourdes publiait un communiqué dans lequel, tout en en soulignant la beauté (!) il s’interrogeait sur le devenir des mosaïques de Marko Rupnik de la basilique Notre-Dame-du-Rosaire, au motif que « l’œuvre de l’artiste convaincu d’abus sexuels blesse les personnes victimes ». L’appréciation de l’œuvre artistique à caractère liturgique n’est pourtant pas qu’une affaire de goût, et met en cause, plus largement, une certaine conception de l’art sacré catholique qui s’est généralisée dans le sillage du concile et qui souvent n’a plus rien de chrétien. Luisella Scrosatti s’est entretenu à ce sujet avec don Nicola Bux (un liturgiste apprécié de Benoît XVI): selon lui, les mosaïques du jésuite ne donnent pas envie de prier, mais plutôt « de danser autour du veau d’or… c’est-à-dire nous-mêmes ».

Lourdes : faut-il démonter les mosaïques de Marko Rupnik ?

Le débat lancé à Lourdes sur les œuvres de Rupnik interroge tous les fidèles. Interview du père Nicola Bux: « La situation de l’art sacré a contribué à la sécularisation et à la perte de la foi. Et Rupnik s’est inséré dans ce vide. Les évêques commanditaires devraient se demander si les fidèles, devant l’art de Rupnik, sont amenés à prier ou plutôt à danser autour du veau d’or, c’est-à-dire nous-mêmes ».

A Lourdes, le débat porte sur le devenir des œuvres de Rupnik. Outre le problème moral, il faut aussi se demander si les mosaïques de Rupnik sont vraiment de l’art liturgique. Nous en avons parlé avec le Père Nicola Bux.

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Don Nicola, commençons par comprendre quels sont les critères d’un art liturgique authentique.

Le pape saint Jean-Paul II, à l’occasion du 12e centenaire du concile de Nicée II, a déclaré que les préceptes de ce concile n’avaient pas encore été pleinement accueillis par l’Occident. Une phrase forte. Le Concile de 787 a dicté des critères pour la vénération des images et leur production. Le critère central était que la tradition apostolique devait être respectée et accrue de manière organique, de sorte que le fait décisif du christianisme, l’incarnation du Verbe, reste le prototype. Les icônes devaient se situer par rapport au prototype.

Et cela a-t-il été observé ?


En Orient, oui, peut-être d’une manière qui peut nous paraître quelque peu fixiste ; en Occident, cela s’est développé progressivement. Pensons à Cimabue, Giotto et Angelico, qui n’ont pas bouleversé les dispositions de la peinture byzantine, mais les ont développées, toujours dans le souci de sauvegarder le Prototype, Celui qui, avec l’Incarnation, s’est laissé circonscrire dans le sein de la Vierge. Car lorsqu’une image est proposée, il s’agit de comprendre si les fidèles qui la contemplent peuvent l’adorer, cultiver un rapport de vénération, de supplication, de prière, ce qui est le sens de la production d’icônes. À mon avis, ces canons ont été progressivement abandonnés et nous sommes arrivés, en Occident, à un vide qu’il fallait combler.

Un vide aussi de directives de la part de l’Église ?


Je pense que les dernières directives ont été celles du cardinal Gabriele Paleotti et de Saint Charles Borromée. Ensuite, oui, des discours ont été prononcés, mais rien de plus. Dans le chapitre 7 de Sacrosanctum Concilium, il y a des indications sur l’art sacré, mais avec des passages qui laissent des espaces ouverts à des styles et des manières non canonisables [/non validables par les canons]; en fait, on a produit tout et plus, jusqu’à introduire dans les églises l’abstrait, qui est le contraire de l’incarné. Cela a laissé les artistes libres, et même l’artiste totalement étranger à la foi et à la prière a produit de l’art pour la liturgie. La situation de l’art sacré a contribué à la sécularisation et à la perte de la foi.

Cela a-t-il un rapport avec la production artistique de Rupnik ?

Rupnik a suivi cette vague et s’est engouffré dans ce vide que j’évoquais. Les ecclésiastiques avaient perdu leur goût, ils n’avaient plus de critères, ils recevaient donc cet art vaguement orientalisant sans esprit critique. Cependant, ils ne se sont jamais demandé si les fidèles devant l’art de Rupnik étaient amenés à prier ou plutôt à danser autour du veau d’or, c’est-à-dire nous-mêmes. Je me souviens qu’un critique d’art, Achille Bonito Oliva, disait que l’art sert à profaner. L’art n’est plus une mimesis, qui rend le Prototype accessible, mais une création à partir de rien. Je pense que cela peut nous aider à comprendre les œuvres de Rupnik.

L’évêque auxiliaire de Varsovie, Michał Janocha, a affirmé que l’art de Rupnik est dérangeant et repousse le regard du priant.

Il est très intéressant que l’évêque ait fait cette déclaration. Il se trouve que j’ai reçu une demande d’avis de la part d’un curé qui avait mosaïqué l’abside de son église avec une œuvre de Rupnik. J’ai posé la question : te demandes-tu si les fidèles, devant ces images, prient, entrent en relation avec les personnes représentées ? Le curé était déconcerté, et cela m’a confirmé que l’un des canons les plus importants de l’art chrétien a été sauté : il n’y a plus de relation avec le Prototype.

Une croix d’Arnaldo Pomodoro

Dans la nouvelle église de Renzo Piano [le célèbre architecte qui a conçu le sanctuaire de Padre Pio de Pietrelcina, à San Giovanni Rotondo], où l’on avait placé la croix abstraite d’Arnaldo Pomodoro, on l’a enlevée et on a mis un crucifix de série. À Lourdes, dans l’église souterraine St Pie X, il y a des années, il y avait un crucifix qui était une silhouette de ferraille. Je l’ai fait remarquer à l’un des aumôniers qui m’a répondu que de toute façon, personne ne le regardait. Mais alors pourquoi l’a-t-on mis là ?

Vous avez eu pour professeur le père Tomas Spidlik, considéré comme le mentor de Rupnik.

Un homme de foi doux et très cultivé. Je me souviens qu’il était contre les icônes orientales dans les églises occidentales, parce qu’il faisait remarquer que les icônes orientales ne peuvent être expliquées que dans le cadre de la liturgie orientale. Cela montre bien que l’Orient conçoit l’art sacré en unité avec la liturgie. Alors que chez nous, on construit une église et ensuite, s’il y a de l’argent et du temps, on essaie de placer une image de la Vierge Marie ou de l’un ou l’autre saint, comme des timbres-poste. Pour l’Orient, le programme iconographique ne fait qu’un avec la conception de l’église. Il ne s’agit pas de placer une image pour remplir un espace vide, mais de faire en sorte que la liturgie ait son propre élément visuel, tout comme elle a ses éléments auditifs et olfactifs, en cohérence avec la liturgie elle-même. Que Spidlik ait eu cette conviction pose la question de savoir comment il est possible que Rupnik l’ait convaincu d’une transposition en Occident de cet art qui, selon lui, devait combiner l’oriental et le latin. Oriental en quelque sorte, car les figures de Rupnik prennent des mouvements inconnus de l’art oriental.

L’art liturgique, qui était déjà en crise avant le Concile, s’est retrouvé dans un do-it-yourself liturgique. Et est ainsi devenu, à son tour, un art du bricolage.

Je suis d’accord. Si les artistes ont pu manipuler l’art sacré, c’est parce que les prêtres ont pu manipuler la liturgie à leur guise. Même s’ils s’en prenaient ensuite aux fidèles en les accusant de dévotion. Mais personne n’ose dire que l’art sacré est devenu un « apprentissage des usages humains » (Is 29,13). Le culte aussi. Et Dieu leur tourne le dos, car ils sont tombés dans l’idolâtrie.

Pourtant, selon certains, l’art de Rupnik aurait été un canot de sauvetage contre la décadence, reproposant un art proprement sacré.

Dans cette débâcle, Rupnik a peut-être endigué une dérive totale. Mais qu’a-t-il produit ? D’un point de vue esthétique, peut-être, mais d’un point de vue cultuel, nous l’avons dit, qu’a-t-il produit ? Pourquoi tant de fidèles de San Giovanni Rotondo ne veulent-ils pas entrer dans la nouvelle église ? La relation foi-art est décisive. Cela vaut aussi pour la musique. Avons-nous bien compris ce qu’est le proprium de la liturgie, pour que tout y soit adapté ? Nous sommes passés d’une perception du Christ incarné et présent à une vision gnostique et évanescente, abstraite et donc déiste. Au point qu’aujourd’hui le prêtre, lorsqu’il prie, n’est plus capable de fixer son regard sur une image : il prie dans le vide, aidé aussi par son orientation vers le peuple. Dans quelle mesure l’image créée par Rupnik aide-t-elle à fixer le regard, à contempler ?

Le débat s’est ouvert sur ce qu’il convient de faire des œuvres de Rupnik. On objecte généralement que d’autres artistes n’ont pas non plus eu une vie morale irréprochable. Mais ici, la question est différente : Rupnik a vécu une vie moralement répréhensible, soutenue par un faux mysticisme et une fausse théologie trinitaire. Comment cela peut-il ne pas entrer en ligne de compte dans la production artistique ?

Tout à fait. On peut également supposer que tout homme peut transmettre une lueur de vérité. Mais ici, la question concerne le mélange entre une conception mystique déformée et une représentation du mystère qui est proposée. Dès que le croyant apprend certaines choses, il ne peut s’empêcher de se demander si cet art est lié à cette conception déformée. Aujourd’hui, en particulier, il est difficile d’ignorer ce qui s’est passé. Si les évêques et les fidèles se sont posé cette question, c’est que c’est déjà un fait et qu’il faut l’aborder sérieusement.

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