Les images des hordes (je sais, le terme est péjoratif, c’est voulu de ma part!) de touristes qui ont profité du pont de l’Ascension ou de la Pentecôte pour prendre d’assaut le Mont Saint-Michel ont fait le tour du web. La France devient de plus en plus un pays-musée, et le développement du tourisme de masse nous interpelle. Hommage aux beautés de notre pays, certes, mais aussi nuisance, et pas seulement « écologique ». Et étonnement face à ces foules souvent peu cultivées, qui satisfont à des rituels convenus, imposés par la pub et l’air du temps: se pourrait-il qu’ils cherchent un quelque chose mystérieux, peut-être sans le savoir? L’Italie est dans la même situation que la France, devenue un parc d’attraction géant, un pays qui, vivant sur son passé prestigieux, se donne l’illusion de compter – de vivre – encore un peu. Antonio Socci (de retour dans ces pages!) nous propose une belle réflexion. Pas si pessimiste, finalement.

Métaphysique du tourisme

Le pont du 2 juin, malgré les nuages, ramène le boom touristique qui envahira les villes italiennes de manière joyeuse et colorée dans les semaines à venir.

Le phénomène a un côté (très) positif car il apporte de la richesse, surtout s’il s’agit de touristes étrangers, mais il a aussi un aspect qui suscite la controverse : c’est la « touristisation » qui semble être responsable de la fuite des habitants des centres historiques et de l’augmentation des coûts. Dernièrement, la multiplication des chambres d’hôtes et des portails Internet de « location courte » a également suscité la controverse. La discussion fait rage sur ces aspects prosaïques.

Personne ne discute des mérites et de la façon dont on peut surmonter un tourisme-éclair, qui s’épuise dans le selfie sur le pont du Rialto ou la place des Miracles ou la fontaine de Trevi ou la place Saint-Marc ou le Colisée ou la place du Campo ou devant le David de la place de la Seigneurie.

Il convient de se demander ce qui attire et fascine tant dans la Grande Bellezza italienne et pourquoi nous sommes si prompts à glisser rapidement sur elle alors qu’elle devrait être apprécié avec plus de temps, d’intensité et de conscience, grâce à un tourisme de qualité.

« Malheureusement, écrit Philippe Sollers, la ‘sociomanie’ a provoqué une expulsion violente de l’histoire de la culture (…). Ce phénomène a aussi des conséquences sur la perception de l’art : qui est vu sans être regardé, compris sans être entendu, effleuré sans être touché« .

Mais où et comment éduquer le goût et donner les outils pour comprendre les merveilles dont l’Italie regorge ? Plus que les livres, nous fréquentons les médias sociaux. L’école non plus ne suscite pas la passion, mais le détachement et l’ennui.

« Nous sommes à l’intérieur d’un monde virtuel, totalement esthétique ou esthétisant, caractérisé par l’excitation d’une part et l’oubli d’autre part. Le postmodernisme, écrit Massimo Borghesi, c’est l’esthétisation du monde, c’est-à-dire la société, le monde réduit au spectacle ».

En effet, des villes comme Florence, Venise, Rome et d’autres centres italiens peuvent apparaître à la foule touristique distraite comme un immense entrepôt de merveilles, le plus grand bric-à-brac à ciel ouvert de la planète, prêt à fournir de la matière pour des selfies et des publicités banales.

Un entrepôt certes plein de chefs-d’œuvre, mais sur lequel plane l’effet parc d’attractions et l’effet Pompéi, la « ville morte ». Pourtant, il y a de la vie dans cette grande beauté et beaucoup de gens y cherchent quelque chose. Mais quoi?

Les intellectuels et les snobs se moquent souvent des foules de touristes inconscients qui, enveloppés d’odeurs de sueur et de pizza, déambulent dans les villes d’art avec leurs chapeaux et leurs bouteilles d’eau. Ils les dépeignent comme les somnambules d’un éternel présent où tout est immédiat, tout n’est jamais que l’excitation d’un instant et puis plus rien.

Ce que Jean Clair écrivait sur « les expositions et les expositionnettes » [“mostre e mostriciattole”] s’applique à la ville-musée : « Les foules qui se pressent dans ces lieux, assemblages de solitaires que n’unit plus une même foi religieuse, sociale ou politique […], ont trouvé dans le culte de l’art leur dernière aventure collective. […] Une fois toute foi disparue, c’est un égarement commun, une plus grande solitude que l’on rencontre.

Mais le « culte de l’art », même amateur, n’est-il pas une soif d’authenticité ? Après tout, la beauté est la splendeur de la vérité. Si une « religion de la beauté » superficielle – qui a surinterprété la phrase bien connue de Dostoïevski (sans en comprendre le sens) – a réellement vu le jour, faut-il la mépriser totalement ? Ou bien faut-il la comprendre ?

Les beautés artistiques de nos villes émeuvent, mais, en même temps, elles ouvrent une blessure parce que, face à elles, notre misérable vie quotidienne crie son besoin de sens, d’harmonie et d’émerveillement.

C’est peut-être justement à cause du désarroi et de la solitude dont parle Clair que ces foules ont entrevu dans la splendeur de tant d’œuvres d’art l’éclair d’une réponse, d’une promesse de bonheur.

Bien sûr, nous avons tous la mémoire encombrée d’images publicitaires et de cartes postales. Nous avons souvent des « yeux qui ont perdu la faculté de regarder », de déchiffrer et de goûter ce qu’ils voient.

Mais peut-être que ces modernes amateurs de beauté sont, sans le savoir, des chercheurs d’absolu, des pèlerins du troisième millénaire. Peut-être cherchent-ils, dans leur admiration des civilisations passées, la force spirituelle qui a fait leur grandeur. Ou bien ils recherchent leur propre identité et leurs racines.

Un peuple qui a des racines, un peuple bien travaillé par l’histoire est un mystère spirituel », écrivait Guido Ceronetti dans son « Viaggio in Italia ». Et il ajoutait :

« Tant que des fragments de beauté existent, on peut encore comprendre quelque chose au monde. Au fur et à mesure qu’ils disparaissent, l’esprit perd sa capacité à saisir et à dominer. Cette grande épave au nom ancien d’Italie est encore, par sa beauté résiduelle, une aide non négligeable à la pensabilité du monde ».

Et de conclure :

« Que peut-on être dans un tel pays, sinon désespérément conservateurs ?

Ici, on croise la politique. Car il ne s’agit pas seulement de « préserver » notre patrimoine artistique (c’est le minimum). Il s’agit aussi de le vivre et de le faire vivre. Les racines doivent encore être capables d’apporter la sève aux branches pour les nouvelles feuilles, les fleurs et les fruits. Sinon, elles meurent.

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