Au moment où le vote populaire est superbement ignoré par « les princes qui nous gouvernent », en France et en Europe, provoquant l’enlisement de la vie politique, il est de bon ton d’opposer les « élites » au peuple, avec tous les inconvénients qui en résultent pour ceux qui épousent cette théorie, dont le risque de repli sur soi, par écœurement. Mais tout dépend du sens que l’on donne au mot « élites », nous avertit le philosophe italien, dans une réflexion percutante. Les vraies élites, dit-il, sont là pour guider et éclairer le peuple, s’opposant à l’oligarchie, qui s’arroge le privilège de le dominer.

Les élites ne sont pas toutes nocives

Marcello Veneziani
14 septembre 2024

Pour sortir de la réduction de la politique au jeu de bowling qui consiste à renverser une à une les quilles du gouvernement, qui dure depuis trop de jours, j’essaie de placer résolument la barre plus haut et de poser une question culturelle qui a un énorme impact pratique, politique et civique.

Depuis un certain temps, on dit que la politique n’est plus divisée entre gauche et droite, mais entre haut et bas.

D’un côté, il y a les élites et de l’autre, le peuple.

En apparence, la thèse est fondée, voire évidente, et nous en sommes convaincus depuis longtemps ; elle explique le conflit entre les populismes souverains d’une part et les potentats, les castes, les minorités hégémoniques, les classes dirigeantes, les salons chics et snobinards d’autre part.

Mais de temps en temps, essayons de la mettre en pratique et de voir dans quelle mesure elle est vraie, dans quel sens et quels effets elle produit.

Pour commencer, le peuple n’est pas seulement celui qui applaudit Trump et, en Italie, Meloni.

Le peuple, c’est aussi le flot de followers qui suivent Taylor Swift, diverses post-stars et de nombreux influenceurs.

Pensons à la croissance exponentielle des followers de la Pompéienne en question [allusion aux origines italiennes de la Swift]: un bowling bondé.

Le pire a un pouvoir d’attraction et de séduction très fort sur les masses.

La mode est un phénomène de masse, les langages banals et triviaux sont des phénomènes de masse, les tatouages sont des phénomènes de masse, et j’en passe. Il existe une relation étroite entre la classe populaire [en italien: volgo] et la vulgarité [volgarità], alors qu’il n’y a pas d’automatisme entre la vox populi et la vox dei.

On peut bien sûr dire qu’il y a quelqu’un qui manipule les goûts, excite les désirs, entraîne les masses ; mais l’hypothèse implicite est que les masses sont facilement manipulables et influençables parce qu’elles sont superficielles, lunatiques, ignorantes, dépourvues d’intelligence critique et de contrepoids solides. Nous n’expliquerions pas, du reste, la domination du trash et du kitsch, le retour de l’analphabétisme, l’allergie des masses à la culture, à la pensée et à la beauté, la réfractarité à la hauteur et à la qualité. La masse est un peuple sans identité.

Sur de nombreuses questions cruciales de notre époque, la représentation divisée entre majorités et minorités ne fonctionne pas ; il y a des divisions verticales entre deux mondes et deux peuples différents, et non entre le haut et le bas.

Mais là, nous entrons dans l’autre versant, plus délicat, de la question : les minorités.

Pendant toute une vie, je me suis efforcé de corriger ceux qui méprisent les élites en les opposant au peuple : distinguons, disais-je, les élites, qui sont les aristocraties, les meilleurs, les optimates de classique mémoire, et les oligarchies, qui sont les castes privilégiées qui gouvernent et font leurs affaires sur le dos des peuples.

La différence entre les élites et les oligarchies est la même qu’entre les classes dirigeantes et les classes dominantes : les premières assument la responsabilité de guider une société, les secondes s’arrogent le privilège de la dominer.

Il y a toujours eu des élites dans le monde et elles sont nécessaires et motrices: dans tous les domaines, il existe une minorité élue, une aristocratie fondée sur la qualité, l’excellence, le mérite et la valeur.
Aucune société, aucun État, aucune politique ne peut se passer d’élites. Si c’est le cas, elle court à la décadence. Il faut des dirigeants, des classes dirigeantes, des hiérarchies pyramidales, impliquant non seulement le haut et le bas, c’est-à-dire le dirigeant et le peuple, mais aussi les rangs intermédiaires, les élites.

Ce mépris pour la qualité, pour les aristocraties nécessaires, pour les meilleurs, a une forte incidence sur les gouvernements et explique la mauvaise qualité des classes dirigeantes, qui ne sont pas soumises à une sélection, mais seulement à un mécanisme élémentaire de soumission loyale au chef ou à ses délégués et, tout au plus, à un consensus électoral.

Pour un bon gouvernement, le consensus populaire compte autant que la qualité – qui comprend l’excellence, la compétence, le mérite, la vertu – et la tradition, c’est-à-dire l’expérience historique et le sentiment commun transmis au fil du temps entre les générations. La participation populaire ne suffit pas pour faire un bon gouvernement, il faut aussi la qualité des décisions et des décideurs.

Cette distinction fondamentale a des implications précises et des applications directes.

Prenons par exemple la relation entre les masses et les médias, l’information, la culture. De nombreuses personnes rejettent l’information manipulée du régime et ne lisent plus les journaux, ne suivent plus les nouvelles, se méfient des livres, désertent le cinéma, le théâtre, l’art, la littérature ; elles se fient tout au plus aux médias sociaux alternatifs.

Sacro-sainte dénonciation, mauvaise réponse.

Si les médias falsifient la réalité, ce n’est pas une raison pour s’enfermer dans un rejet global a priori. C’est souvent l’alibi de sa propre répugnance à lire, de son incapacité à réfléchir et à être critique, l’alibi de sa propre ignorance.

S’il est vrai que le monde des médias est dominé par la désinformation et la manipulation, on peut toujours chercher des sources alternatives, des journaux différents, au moins en partie, des médias moins pollués. Dans tous les cas, il vaut mieux s’informer et peut-être ensuite critiquer la source même, plutôt que de ne pas lire et de croupir en retour dans une barbarie rancunière. Le fait qu’il y ait une domination idéologique à sens unique entre le politiquement correct et la cancel culture est quelque chose que nous écrivons tous les jours. Mais la réponse n’est pas de retourner dans les cavernes, de refuser de lire, d’aller au cinéma ou au théâtre, mais de sélectionner, de distinguer, de regarder avec un œil critique, de chercher d’autres sources, de comparer, de trouver des alternatives.

Bref, il faut se libérer du boulet rance qui accompagne le populisme, et savoir distinguer entre élites et élites.

Et il faut se rappeler que la critique du progressisme, du matérialisme, de la démagogie humanitaire, du communisme et de ses dérivés est née avec la pensée aristocratique, avec la sociologie des élites et la théorie de la circulation des élites, avec l’opposition entre le domaine de la qualité et le domaine de la quantité. Il faut de la culture pour critiquer la culture dominante. Ou au moins une attention à la culture, un désir de connaître et de comprendre. Sinon, nous risquons de glisser du peuple à la plèbe, de la civilisation paysanne à la grossièreté, des communautés autochtones ou électives à la masse informe et ignorante, à la négation de la qualité, de la compétence, de l’excellence et de la beauté, sans même nous en rendre compte.

Bref, ne soyons pas trop sévères sur l’opposition entre le haut et le bas, distinguons bien ce que nous entendons par l’opposition entre le peuple et l’élite. Sinon, nous ne pourrons pas expliquer pourquoi nous sommes ballottés dans un référendum permanent entre les arrogants et les ignorants, les uns et les autres incapables de se faire classe dirigeante.

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