En 2000, dans le cadre des célébrations voulues par Jean Paul II pour célébrer le Jubilé, une commission théologique internationale présidée par le cardinal Ratzinger publiait un document intitulé « Mémoire et réconciliation: l’Eglise et les fautes du passé« .
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Dans le long texte qui suit, issu de « Faire route avec Dieu » (édition Parole et Silence, 2003, pages 257 et suivantes), le cardinal Ratzinger commence par expliquer l’esprit dans lequel la commission a travaillé, et rédigé le document de synthèse.
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Je ne reproduis pas cette partie, qui est d’un grand intérêt (car elle illustre comment le futur pape envisage la collégialité) mais pas directement liée au thème qui nous occupe ici (voir l’original ici: benoit-et-moi.fr/2015…les-fautes-de-leglise.html)
La culpabilité de l’Eglise
Présentation du document de la Commission Théologique Internationale «Mémoire et Réconciliation»
Source: benoit-et-moi.fr/2015-I/benoit-xvi/les-fautes-de-leglise.html
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Par la lettre apostolique «Tertio millennio ineunte » on connaissait le désir du Pape que l’année sainte ne soit pas seulement une occasion particulière de pénitence individuelle, mais signifie aussi une « purification de la mémoire » pour l’Église, purification dans laquelle elle devait se souvenir des fautes du passé qui pèsent sur l’histoire de l’Église.
Ainsi on avait donné à la théologie un sujet qui était neuf sous cette forme : les fautes multiples dont parle l’histoire de l’Église, à qui sont-elles à attribuer? L’Église elle-même pourrait-elle se rendre coupable? Quelle sorte de confession, de pénitence et de pardon est possible dans ce cas ?
J’ai ressenti les pensées exprimées par le Pape comme un défi important à la théologie; dans un entretien je m’étais bien rendu compte que les membres de la Commission théologique avaient des pensées semblables. C’est pourquoi j’ai proposé de réfléchir ensemble sur ce problème, proposition qui a été retenue tout de suite de façon positive par les membres de la Commission. La nouveauté de la pensée du Pape et de la liturgie de pénitence de l’Église prévue par lui, mettait les théologiens devant la tâche de réfléchir à la signification théologique d’une telle action, de rechercher ses connexions intérieures dans l’histoire de la foi et de clarifier par là aussi sa signification pour la foi et la vie de l’Église d’aujourd’hui et de demain.
C’est de cette manière que le document que voici est né. Ici je ne voudrais pas analyser le texte de ce petit livre que le P. Cottier explique plus en détails. Je voudrais plutôt esquisser brièvement mes propres réflexions à ce sujet, réflexions que m’ont inspirées les débats de la Commission théologique, dont j’avais la présidence.
Il me semblait – et je me sentais confirmé par le travail des théologiens – que le geste du Pape, tel qu’il a trouvé son expression dans la liturgie pénitentielle à Saint Pierre, est nouveau et se trouve pourtant dans une continuité profonde avec l’histoire de 1’Eglise – avec la conception qu’elle a d’elle-même, avec sa réponse à l’action de Dieu. D’autres trouveront des données différentes au contact avec l’histoire de la foi; j’ai pris conscience de trois filons de pensées et d’attitudes qui exprimaient ce thème depuis le début, dans la foi et dans la vie de l’Église.
C’est à juste titre que, dans les journaux, on parlait du « mea culpa » du Pape au nom de l’Eglise. Ainsi on cite une prière, le « Confiteor » qui tous les jours se trouve au début de la célébration liturgique. Le prêtre, le Pape, les laïcs, tous confessent avec leur « moi » – chacun en particulier et tous ensemble devant Dieu et en présence des frères et sœurs – d’avoir péché, de s’être rendu coupable, même par de très grandes fautes.
Deux aspects de ce début de la sainte liturgie me paraissent importants.
1- D’une part, on parle à la première personne; « moi », j’ai péché; je ne confesse pas le péché des autres, je ne confesse pas des péchés anonymes d’un collectif, je confesse avec mon « moi ».
Ce sont cependant en même temps tous ceux qui prient qui disent avec leur « moi » : « J’ai péché ». Toute l’Église vivante dit en ses membres vivants ceci : « J’ai péché ».
Dans cette communauté de confession s’exprime ainsi cette image de l’Église que le Concile Vatican II a formulée dans Lumen gentium I. 8 : « Ecclesia… sancta simul et semper purificanda, poenitentiam et renovationem continuo prosequitur » : l’Eglise est en même temps sainte et continuellement a besoin de purification; elle marche toujours sur le chemin de la pénitence et du renouvellement. Cette image de l’Église, formulée par Vatican II et réalisée concrètement tous les jours dans la liturgie, reflète à son tour les paraboles de l’Évangile de l’ivraie mêlée au blé, du filet de poisson qui ramène toutes sortes de poissons, de bons et de mauvais. Dans toutes les générations, l’Église a reconnu dans ces paraboles une expression par laquelle le Seigneur anticipe ses propres expériences.
Toujours il y a eu tendance à former une Église de ceux qui sont entièrement purs, une Église dans laquelle il ne doit pas y avoir de pécheurs. A de tels programmes, tout à fait compréhensibles, s’opposait le souvenir que le Seigneur est venu pour chercher les pécheurs et le fait qu’il se soit assis à leur table. L’Église savait que cette communion de table du Christ avec les pécheurs continue en elle de façon permanente et que c’est précisément cela notre espérance à tous. L’Église de Jésus-Christ ne peut se mettre à part des pécheurs; elle doit accepter que se trouvent dans son filet toutes sortes de poissons et que, dans son champ, l’ivraie pousse toujours avec le blé.
Trois choses importent dans notre première réflexion.
- Le sujet de la confession, c’est le « moi » – je ne m’accuse pas des péchés des autres, mais des miens.
- Cependant je confesse – deuxièmement – mes péchés en communion avec les autres, devant eux et devant Dieu.
- Et finalement : je demande simultanément aux frères et sœurs de prier pour moi, et ainsi dans le pardon de Dieu je recherche aussi la réconciliation avec mes frères et sœurs.
2- Le deuxième fil de pensées et d’attitudes que je vois, ce sont les Psaumes de pénitence de l’Ancien Testament : ce sont d’abord des prières d’Israël dans lesquelles, dans la profondeur de sa souffrance et de sa misère, le peuple de Dieu confesse les péchés de son histoire, les péchés des pères, la rébellion permanente depuis le début de l’histoire jusqu’à aujourd’hui.
Il y a une ressemblance que l’on ne saurait ignorer, entre ces Psaumes de pénitence d’Israël, qui sont bien ancrés dans leur liturgie, et la liturgie pénitentielle que le Pape a célébrée, le 12 mars [2000] à Saint Pierre de Rome, avec l’Église et pour l’Église.
En effet, là aussi l’histoire des péchés des pères a été présentée à Dieu dans la prière.
Si, dans les Psaumes, Israël a médité, avec l’histoire des actions salvifiques de Dieu, l’histoire de ses propres manquements, il ne l’a pas fait pour condamner les autres, les pères, mais pour reconnaitre sa propre situation dans l’histoire des péchés et pour se préparer à la conversion et au pardon. Les chrétiens ont toujours prié ces Psaumes avec Israël et ils ont ainsi renouvelé la même prise de conscience. Cela signifie que notre histoire est aussi une histoire comme celles que les Psaumes décrivent – une histoire de rébellion, de péchés, de défauts. Et nous aussi, nous le confessons, non pour condamner, non pour nous ériger en juges des autres, mais pour nous connaitre nous-mêmes et pour nous ouvrir à la purification de la mémoire et au renouvellement. On pourrait énumérer une liste de nombreux exemples de cette attitude dans l’histoire de l’Église.
Je voudrais en citer seulement un: dans son Liber asceticum (Dialogue ascétique), Maxime le Confesseur (env. 580-662) a appliqué les auto-accusations de l’Ancien Testament à nous, les chrétiens. En voici seulement quelques exemples :
« C’est pourquoi le grand Isaïe se lamente sur nous à haute voix… » – « C’est sur nous que Jérémie se lamentait… C’est de nous que j’entends aussi parler Moïse… Michée aussi se lamente… Le psalmiste aussi parle de nous dans des termes semblables : sauve-moi, Seigneur, puisque le saint fait défaut… » – « Malheur à nous donc, puisque nous sommes tombés dans les maux extrêmes… Ne sommes-nous pas pires que les Juifs, nous qui portons maintenant le grand nom du Christ ? Que personne ne soit indigné en entendant la vérité… » – « C’est pourquoi tout exercice pieux – si lui manque la charité – n’a rien à voir avec Dieu ».
3- Je vois un troisième modèle qui a pu servir de base à la liturgie pénitentielle du 12 mars : les exhortations prophétiques de l’Apocalypse adressées aux sept Églises – des exhortations qui, depuis le début, ont été des exemples de l’exhortation apostolique nécessaire aux Églises locales de tous les temps et donc à l’Église universelle.
Ce type de correction prophétique que le Nouveau Testament même nous donne, a toujours été repris dans les formes les plus diverses, au cours de l’histoire de l’Église. La critique de la hiérarchie que de grands théologiens et docteurs de l’Eglise comme Albert le Grand et Bonaventure ont fait, n’est guère à dépasser en acuité. Nous trouvons dans le 32e chant du Purgatoire de Dante un exemple impressionnant pour cette lutte contre les péchés dans l’Église : il voit d’abord un renard se glisser dans le char de l’Eglise, ensuite un aigle – image de la donation constantinienne, enfin un dragon. L’exercice du pouvoir sur l’Église par le roi de France, Philippe le Bel, est raconté par l’image effrayante d’une putain dans le saint édifice. « Je vis, debout, un géant auprès d’elle : A plusieurs fois tous deux s’entrebaisèrent. Mais, comme elle tournait vers moi son œil cupide et inconstant, cet amant forcené la flagella des pieds jusqu’à la tête. »
Le document de la Commission théologique cite la confession d’Hadrien VI. Dans un temps plus rapproché nous pourrions penser aux « cinq plaies de la sainte Église » de Rosmini.
En voyant nette histoire permanente du « mea culpa dans l’Eglise, on peut se demander – et moi aussi je me suis posé cette question – en quoi consiste en fait la surprise, la nouveauté de cette année sainte? Selon mon impression, que je voudrais mettre ici en discussion, quelque chose a changé au début des temps modernes, lorsque le protestantisme a créé une nouvelle historiographie de l’Église, dans le but de montrer que l’Eglise catholique n’est pas seulement couverte de péchés, ce qu’elle a toujours su et dit, mais qu’elle s’est complètement corrompue et détruite, n’étant plus l’Église du Christ, mais qu’au contraire elle est devenue un instrument de l’Antéchrist. Comme elle serait corrompue de fond, elle ne serait donc plus Eglise, mais « Anti-Église ».
A ce moment-là quelque chose avait apparemment changé. Nécessairement naquit alors une historiographie catholique, opposée à cette image, et dont le but était de montrer que l’Eglise catholique – malgré ses péchés qui étaient plus qu’évidents et que l’on ne saurait nier – demeurait pourtant 1’Église du Christ et toujours l’Église des saints, l’Eglise sainte. Au moment de la confrontation de ces deux sortes d’historiographie, où l’historiographie catholique se voyait contrainte à l’apologétique pour démontrer que, malgré tout, la sainteté de l’Église était restée intacte, la voix de la confession des péchés se faisait nécessairement plus silencieuse dans l’Église.
La situation s’est aggravée au cours du siècle des Lumières; pensons seulement à Voltaire affirmant: « Ecrasez l’Infâme ! » Les accusations vont croissant finalement jusqu’à Nietzsche pour qui l’Église n’est plus seulement considérée comme manquant complètement à la volonté du Christ, mais apparait comme le grand mal par excellence de l’humanité, comme l’aliénation de l’homme, dont il doit enfin être libéré pour redevenir lui-même. Le même motif parait, dans une autre réalisation, dans le marxisme. Celui-ci affirme aussi que l’Église, le Christianisme, rend l’homme étranger à lui-même, qu’elle approuve l’oppression et qu’elle barre la route au progrès.
Depuis le siècle des Lumières, certaines réalités regrettables de l’histoire ont été grossies en de véritables mythes : les croisades, l’Inquisition, la chasse aux sorcières sont, bien au-delà des faits historiques, devenues des épouvantails mythiques qui ne justifient pas seulement le non à l’Église, mais qui l’exigent. On condamne déjà, comme concession faite à l’inhumanité, toute tentative de considérer l’histoire d’une manière un peu plus nuancée, de distinguer plus nettement les différentes responsabilités, de considérer la complexité des phénomènes et les efforts divers des différents responsables.
Là où les faits regrettables engendrent une sorte de profession de foi négative et où ils ne peuvent plus être considérés dans le contexte des divers forces et effets, la participation des croyants à la confession des fautes est rendue plus difficile : il fallut alors faire des efforts pour rendre visible que, malgré tout, l’Église a été et est demeurée un instrument du salut, du bien et non de la destruction de l’homme.
Aujourd’hui nous nous trouvons dans une situation nouvelle où l’Église peut revenir, avec une liberté plus grande, à la confession des péchés et où elle peut ainsi inviter les autres à la confession et donc à une réconciliation profonde.
Nous avons vu les grandes destructions provoquées par les athéismes qui ont engendré un nouveau niveau d’antihumanisme, de destruction de l’homme. Les atrocités que les systèmes athées de notre siècle ont inventées et pratiquées, dépassent tout ce qui a précédé; ce n’est qu’avec frisson que nous pouvons les percevoir. Le non à l’Eglise, le non à Dieu et au Christ ne sauve pas; au contraire – nous voyons quelles possibilités terribles cela déchaine dans l’homme. Pour tous se pose aujourd’hui de nouveau la question : où en sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous sauve? Ainsi donc nous pouvons, avec une nouvelle ouverture, confesser notre faute et reconnaitre en même temps, avec une confiance nouvelle, le don que le Seigneur nous fait par 1’Église et que tous les péchés en elle n’ont jamais pu détruire et ne détruiront jamais.
Pour terminer, je voudrais encore brièvement formuler trois critères pour un rapport juste avec la faute de l’Église et pour une nouvelle manière de purification de la mémoire.
- Premier critère : l’Église de notre temps ne peut se présenter comme un tribunal qui juge les générations passées – même si le « mea culpa » implique nécessairement les péchés du passé; en effet, sans les péchés du passé, nous ne pouvons pas comprendre la situation actuelle. L’Église ne peut ni ne doit vivre dans le présent avec une certaine arrogance, ni se sentir exempte des péchés, ni considérer comme source du mal les péchés des autres, les péchés du passé. La confession des péchés des autres n’affranchit pas de la reconnaissance des péchés du présent. Elle aide plutôt
à éveiller notre propre conscience et à ouvrir pour nous tous le chemin de la conversion. - Second critère : la confession signifie d’après Augustin « faire la vérité ».
C’est pourquoi c’est surtout la discipline et l’humilité de la vérité qui sont demandées pour ne pas nier tout le mal qui a été commis dans l’Église, mais aussi pour ne pas, par fausse modestie, s’attribuer des péchés qui n’ont pas été commis ou pour lesquels il n’y a pas de certitude historique. - Troisième critère : encore d’après Augustin, nous devons dire qu’une « confessio peccati » chrétienne doit toujours aller de pair avec une « confessio laudis ». En faisant un examen de conscience sincère, nous découvrons que, de notre côté, nous avons commis beaucoup de mal dans toutes les générations. Cependant, nous voyons aussi que, malgré nos péchés, Dieu purifie et renouvelle continuellement l’Église et qu’il confie de grandes choses à des vases fragiles. Et qui saurait méconnaitre, par exemple dans les deux derniers siècles qui ont été ravagés par la cruauté des athéismes, tout le bien qui a été fait par des congrégations religieuses, par des mouvements de laïcs, dans le domaine de l’éducation, dans le secteur social, dans l’engagement pour les faibles, les malades, les souffrants et les pauvres ?
Ce serait un manque de sincérité de ne voir que le mal commis par nous et non le bien que Dieu a opéré par les fidèles – malgré leurs péchés. Les Pères de l’Eglise ont trouvé un résumé de ce paradoxe de la faute et de la grâce dans les paroles de l’épouse du Cantique des Cantiques « Nigra sum sed formosa » (Ct 1,5). « Je suis noire et pourtant belle » – belle par ta grâce et par ce que tu as fait. L’Eglise peut confesser les péchés du passé et du présent ouvertement et remplie de confiance, sachant que le mal ne la détruira jamais entièrement; sachant que le Seigneur est plus fort que nos péchés et qu’il renouvelle toujours son Eglise afin qu’elle demeure l’instrument des bienfaits de Dieu dans notre monde.