Un essai vient de sortir en Italie sous le titre « La verità dell’amore. Tracce per un cammino ». Il est présenté par Mgr Melina, dont nous avons parlé récemment ici, préfacé par Georg Gänswein. Et surtout, il contient, nous annonce l’éditeur, un inédit de Benoît XVI. Le texte n’est pas disponible sur internet (comme le laisse peut-être espérer le titre de ce billet!) mais voici la présentation de l’éditeur, et surtout la magnifique préface de Mgr Gänswein (que j’ai scannée dans sa version pdf, et traduite en français)

Présentation de l’éditeur

Nous assistons aujourd’hui à une crise de la foi chrétienne, inséparable de la crise de l’amour. Pour surmonter cette condition, quelle direction la réflexion théologique et l’engagement pastoral ecclésial peuvent-ils prendre ? Ce volume vise à proposer des pistes de réponse à cette question en présentant les lignes fondamentales d’une initiative qui a pris le nom de Projet Veritas Amoris. Inspiré par les enseignements de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI, l’héritage intellectuel du projet repose sur trois piliers : une théologie du corps, une théologie de l’amour et une pédagogie de l’amour. Avec un essai inédit de Benoît XVI, « L’image chrétienne de l’homme ».

Préface de Mgr Gänswein

Original en italien: www.edizionicantagalli.com…/Estratto-Melina-Granados-La-veritadellamore.pdf
Ma traduction

Ce livre contient les douze thèses du projet Veritas Amoris, commentées par des conférenciers prestigieux qui font partie de l’initiative. Elles éclairent un point crucial pour la société et l’Eglise. Dans la crise actuelle, marquée par la recherche du post-humain, le Projet propose d’interpréter l’homme à la lumière de l’amour. À la lumière de l’amour, nous voyons que l’homme ne peut jamais être dépassé (par le post-humain ou le transhumain), parce que sa façon d’aimer l’élève continuellement au-dessus du reste de la création, en le rapprochant de Dieu. Pour décrire cette manière humaine d’aimer, la vérité de l’amour est nécessaire.

L’amour et la vérité sont liés, car l’homme aime de tout son être, en intégrant le corps, le libre arbitre et la connaissance. À la lumière de cet amour intégral, l’homme trouve dans son corps un langage qui le relie au début et à la fin de toutes choses. Il existe donc une vérité de l’amour, qui détermine ce qui est propre à l’homme, différent des autres animaux et des machines. Le magistère de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI a beaucoup contribué à la découverte de cette vérité de l’amour, qui est fondamentale pour se concentrer sur l’accompagnement pastoral demandé par le pape François.

Je ne m’attarderai pas sur chacune des thèses de ce volume, qui offrent une voie à suivre pour la mission de l’Église aujourd’hui. Je voudrais plutôt m’arrêter sur l’écrit inédit de Benoît XVI qui ouvre le volume et l’inspire : comment est-il né et pourquoi est-il publié dans ce contexte ?

L’idée d’explorer la « vérité de l’amour » a semblé à Benoît XVI correspondre à notre époque. La question figure dans l’encyclique Lumen fidei, qu’il a rédigée « à quatre mains » avec le pape François. Elle montre qu’une vérité sans amour est froide et abstraite, tandis qu’un amour sans vérité devient incapable de fournir un fondement sur lequel construire la vie. Cette relation entre la vérité et l’amour est au cœur de tout l’enseignement de Benoît XVI. Il a défendu, d’une part, la primauté du Logos sur la pastorale et la praxis. En même temps, il a insisté sur le fait que ce Logos n’est pas étranger à l’activité humaine, parce qu’il est le Logos de l’amour, qui contient le langage de la communion entre Dieu et l’homme et des hommes entre eux.

Benoît XVI a encouragé avec grand intérêt les premiers pas du projet Veritas Amoris depuis sa fondation en 2019. Le professeur Livio Melina l’a tenu régulièrement informé de la volonté de ce groupe de professeurs de s’unir dans la recherche de la vérité de l’amour, même après la fin de l’Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille en juillet 2019. Ils se sont inspirés des enseignements des trois derniers papes : la théologie du corps de saint Jean-Paul II, la théologie de l’amour de Benoît XVI et le souci du pape François de permettre à l’homme de vivre cette vérité dans sa plénitude.

Le pape émérite ne s’est d’ailleurs pas contenté de donner des conseils sur l’avancement du projet, mais a voulu apporter sa propre contribution théologique. Il l’a fait dans une lettre envoyée le 9 janvier 2020 au professeur Livio Melina, dont le texte ci-joint est publié aujourd’hui. Je suis témoin du fait que Benoît a consacré une grande partie de la période de Noël 2019-2020 à la rédaction de ce document.

Je voudrais me concentrer sur une image clé pour guider ma lecture : celle du chevalier de Bamberg.

Pour ce faire, il est d’abord nécessaire de cadrer le document de Benoît. Le pape émérite aborde la question sous l’angle de l’anthropologie : quelle est la vision appropriée de l’homme ? Partant de la vision biblique de l’homme comme « image de Dieu », Benoît définit l’homme comme « être en relation » et en déduit que la différence entre l’homme et la femme appartient à la constitution originelle de l’être humain dans le plan de la créature de Dieu.
Aujourd’hui, cette appartenance de la différence sexuelle au cœur de l’être humain est remise en question. Benoît en voit les causes dans une manière de comprendre la liberté humaine née avec la modernité. Selon lui, il est essentiel que la liberté ne consiste pas en une domination despotique sur sa propre nature et son propre corps. En effet, le corps porte en lui une sagesse qui vient du Créateur, qui a modelé ses membres et les a destinés au don mutuel entre les personnes. Dans le corps est donc inscrit un appel à notre liberté. Une liberté qui se ferme à cet appel n’est pas une vraie liberté, mais, comme l’a dit saint Augustin, la liberté d’un fugitif, qui fuit constamment les autres, Dieu et lui-même.

Il s’ensuit que le langage corporel et la sexualité sont essentiels à la germination de la liberté chrétienne. Si l’homme n’accepte pas d’être engendré, il tentera de s’engendrer lui-même, dans un orgueil autopoïétique [L’autopoïèse (du grec auto soi-même, et poièsis production, création) est la propriété d’un système de se produire lui-même, en permanence et en interaction] qui finit par détruire ses propres origines, qu’il a reçues d’un Autre.

Face à cela, la foi dans le Christ, le Verbe fait chair, nous rappelle que le corps humain a été modelé par le Créateur, qui y a inscrit le langage de l’amour et de la famille. Beaucoup aujourd’hui semblent confesser le Christ, mais lui refusent un mot sur le corps, sur les affections, sur la liberté, comme s’il s’agissait de réalités qui ne peuvent être déterminées que par l’analyse de notre culture ou par l’évolution des sciences humaines.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la référence de Benoît XVI au Chevalier de Bamberg. Il est probable que la statue représente le Christ, que l’Apocalypse contemple sur un cheval blanc. Le cavalier est appelé « Fidèle et Véritable » parce qu’il « juge et combat avec justice », et son nom est « Parole de Dieu » (Ap 19,11-13).

Le chevalier de Bmberg, Ph. Delahaye

Dans son interprétation de l’image, Ratzinger se démarque, d’une part, de la tentative des nazis de s’approprier l’image pour en faire une icône de la domination du plus fort. Le nazisme considérait que la vision catholique était trop condescendante à l’égard de l’homme. La foi aurait été attrayante pour ceux qui, incapables d’imposer leur force, auraient fini par exalter les vertus des faibles, à commencer par l’humilité et l’amour. Mais l’issue de la guerre a montré, au contraire, la fragilité intrinsèque de l’idéologie nazie. Pour la vision catholique, en revanche, la force ne consiste pas en une domination despotique du corps, mais dans l’équilibre de la vertu, qui reconnaît dans les passions une sagesse qui nous précède et nous aide à les orienter vers le bien. Au contraire, l’isolement de l’homme dans ses forces autonomes est extrêmement faible.

D’autre part, Ratzinger voit dans le Chevalier un contraste avec les images kitsch de la spiritualité nées au 19ème siècle, qui faisaient appel à des sentiments superficiels. Selon Ratzinger, le christianisme se sépare ici de l’humanité concrète, embrassant un émotivité spiritualiste qui est encore à la mode aujourd’hui. Ce chevalier montre au contraire l’image d’un homme en paix avec lui-même, parce qu’il a mis ses passions et ses affections au service de la vérité et de la justice. La clé de cette représentation du Christ est précisément sa capacité à intégrer tout ce qui est humain, à atteindre l’équilibre parfait entre le corporel et le spirituel. Ici, toutes les dimensions sont mises au service généreux et gratuit du Royaume de Dieu. La statue représente ainsi l’idéal sacerdotal du jeune Ratzinger.

On comprend dès lors comment l’image du chevalier de Bamberg peut rappeler l’image élevée de l’homme proposée par la foi catholique. Benoît voit cette vision élevée en contraste avec l’idéologie marxiste et la religion musulmane. Toutes deux proposent ce qu’elles considèrent comme une vision plus réaliste de l’homme, capable de mieux comprendre les faiblesses et de s’y adapter, et donc plus durable. Selon le marxisme et l’islam, la foi chrétienne, en demandant trop à l’homme, finirait par échouer, détruisant le bien possible dont l’homme est capable. La différence fondamentale réside dans l’idée chrétienne de la liberté, capable d’atteindre le but ultime de l’homme, qui est l’image et la ressemblance de Dieu.
Le christianisme propose une plénitude qui ne consiste pas en un idéal inaccessible, car cette plénitude a déjà été donnée dans le Christ, qui récupère la vérité la plus originelle de l’homme. Il peut dépasser le « réalisme » de la normalité statistique, parce qu’il n’est pas déterminé par une nature animale qui ferme son horizon. C’est précisément l’amour qui ouvre l’homme au-delà de cet horizon, en lui permettant d’adopter l’intérêt de l’autre, dans l’horizon d’un appel originel de Dieu. C’est pourquoi l’amour est une question de vérité.

Par l’amour salvateur, le Christ a permis à l’homme de dépasser un simple horizon naturel égocentrique. Pour Benoît, comme pour saint Jean-Paul II (cf. Veritatis splendor n.103), l’homme véritable n’est pas l’homme dominé par la concupiscence, mais l’homme racheté par le Christ. Et cela est vrai non seulement pour les individus, mais aussi dans la vie commune de l’Église. C’est-à-dire que cette vision de l’homme se produit dans la vie de l’Église, qui découle des sacrements, où la force du mystère du Christ est communiquée. Ainsi, grâce au cadre sacramentel de l’Église, le grand appel du Christ peut être vécu, non seulement par des personnalités héroïques, mais par tout un peuple. Ce n’est qu’en acceptant que l’enseignement chrétien n’est pas un idéal pour quelques-uns qu’il sera possible de régénérer le sujet chrétien, comme le demande le pape François.

Le texte de Benoît XVI sert ainsi de portique à ces douze thèses qui structurent le projet Veritas Amoris. Elles proposent une voie prometteuse pour la théologie et une pastorale fructueuse du mariage et de la famille. L’image du Chevalier de Bamberg, proposée par Benoît XVI, sert d’icône à cette initiative, centrée sur la théologie du corps et la théologie de l’amour. Elle représente le grand projet de Dieu pour l’homme et la hauteur que nous sommes appelés à atteindre dans le Christ.

Le philosophe vénitien Andrea Emo [1901-1983] disait que l’Église, qui a été pendant des siècles le protagoniste de l’histoire, a ensuite assumé avec la modernité le rôle non moins glorieux d’antagoniste de l’histoire, pour être réduite aujourd’hui à être la courtisane de l’histoire. Mais n’y a-t-il pas d’autres voies possibles pour l’Église dans l’histoire ? Si l’Église parvient à proposer la vérité de l’amour, c’est-à-dire un amour fidèle et fécond qui ouvre la vie humaine dans le corps vers sa plénitude, elle ne retrouvera certainement pas ses rôles grandioses de protagoniste ou d’antagoniste, mais elle pourra en acquérir un autre non moins décisif : devenir le levain de l’histoire, pour qu’elle mûrisse vers sa fin ultime en Dieu.

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