Le toujours excellent Leonardo Lugaresi propose une analyse inédite des dernières nominations de cardinaux. La décision de Paul VI d’ exclure les cardinaux de plus de 80 ans du collège électeur a, comme tout médicament, des effets indésirables (ceux qui sont écrits en tout petits caractères sur la notice). En effet, au cours de chaque pontificat, le collège électeur se modifie en profondeur, « en raison de la sortie continuelle des octogénaires et de l’entrée correspondante de nouveaux membres, de sorte que, à la mort du pape, il est formé en majorité de cardinaux nommés par lui ».
D’où le risque que le pape façonne (à défaut de le choisir) la physionomie de son successeur, voire de ses successeurs, et donc modifie profondément celle de l’Eglise sur plusieurs décennies. Ce qui n’est peut-être pas vraiment conforme à la nature ce Celle-ci
Effets collatéraux dans l’Eglise
Il y a plus d’un demi-siècle, le pape Paul VI a jugé opportun d’adopter une loi visant à exclure les cardinaux âgés de plus de quatre-vingts ans du gouvernement de l’Église et à les priver du droit de participer à l’élection du souverain pontife (Motu Proprio Ingravescentem aetatem du 21 novembre 1970).
La ratio [raison d’être] de cette mesure était claire : il s’agissait d’une présomption juridique d’incapacité, ou de capacité réduite de comprendre et d’être sain d’esprit, utilisée pour justifier la privation de prérogatives autrement inhérentes au statut de membre du collège sacré, qui était néanmoins maintenu par les cardinaux non-électeurs à tous les autres égards.
On pourrait facilement déceler un trait d’incongruité dans ces dispositions, puisque la capacité réduite ou absente du cardinal âgé, présumée juridiquement lorsqu’il s’agit d’élire le pape, disparaît lorsqu’il s’agit, par exemple, de le conseiller sur les affaires les plus importantes de l’Église – ce qui, selon le droit canonique, est (ou plutôt : devrait être) l’une des tâches principales des cardinaux -, mais laissons cela de côté.
Avec plus de facilité encore, on pourrait constater que la présomption juridique d’incapacité des cardinaux trop âgés se heurte de plein fouet à la réalité. Celle que chacun vit au quotidien : le monde est rempli de gens de 79 ans séniles et d’autres de 81 ans parfaitement lucides. Mais, là aussi, restons-en là : le droit fait ce genre de choses, et bien souvent la fictio iuris prétend s’imposer à la réalité phénoménique du monde tel qu’il est. Après tout, nous acceptons tous volontiers de prétendre que le jeune de 18 ans moins un jour est un enfant et après 24 heures est un adulte, et il n’y a pas de preuve du contraire qui tienne.
Le point sur lequel je voudrais attirer l’attention – poussé par le fait que je viens de voir la liste des nouveaux cardinaux que le pape François a l’intention de créer lors du prochain consistoire (qui est, si je ne me trompe pas, le dixième de son pontificat !) – est autre.
Tout médicament (sauf peut-être les placebos) a, comme on le sait, des effets secondaires, parfois même graves, et il appartient au médecin avisé de faire la part des choses entre les coûts et les bénéfices du traitement en évaluant l’opportunité d’intervenir ou non (en hommage au principe : primum non nocere). Il est probable que Paul VI ait voulu éviter le risque que des personnes effectivement handicapées puissent conditionner une décision aussi importante pour la vie de l’Église que l’élection du pape ; Il se peut aussi que, influencé par le Zeitgeist, il ait pensé qu’une telle norme, aussi discutable soit-elle, était requise par le besoin impérieux d’« ouvrir », de « rajeunir », de « mettre à jour », d’« apporter un air nouveau » dans la structure fermée de l’Église hiérarchique de l’époque, comme on le disait alors, sans avoir à s’empêtrer dans des décisions ad personam compliquées, difficiles et parfois gênantes. Je me demande toutefois s’il a suffisamment réfléchi aux effets secondaires possibles.
En voici un, qui était d’ailleurs facilement prévisible : au cours de chaque pontificat, le collège des cardinaux électeurs se modifie profondément, en raison de la sortie continuelle des octogénaires et de l’entrée correspondante de nouveaux membres, de sorte que, à la mort du pape, il est formé en majorité, parfois à une large voire écrasante majorité, par des cardinaux nommés par lui, à moins que le pontificat n’ait été d’une durée particulièrement brève.
Cet « effet collatéral » ne serait pas si grave, tant que les papes, dans leur choix de cardinaux, adhèrent principalement à des critères quelque peu « objectifs », tels que l’attribution de la pourpre aux évêques des diocèses les plus importants (comme Milan, en Italie !), ou la représentation équitable des différentes régions du monde (qu’elles soient périphériques ou centrales !) et des différentes sensibilités ou tendances présentes au sein de l’Église.
Or, il est tout à fait clair que le pape François ne suit pas du tout cette ligne de conduite et, en première lecture, il semble que même cette dernière série de nominations cardinalices (qui, entre autres, dépasse une fois de plus le plafond de 120 électeurs prévu par la Constitution apostolique Dominici gregis de Jean-Paul II) confirme cette impression.
Le danger que, de cette manière, un pape tende, je ne dis pas à choisir son successeur, mais au moins à préfigurer sa physionomie, en prédéterminant un certain type de majorité au conclave, est réel.
Alors oui, je dirais qu’il y a un problème, et un gros problème, parce que si c’était le cas, il y aurait de sérieux doutes qu’une telle pratique corresponde à la nature de l’Église.