Je fais évidemment allusion au dernier livre du vendéen Philippe de Villiers, en librairie ces jours-ci (« Mémoricide », je suis en train de le lire, et si j’en juge par les premières pages, j’encourage ceux qui lisent ces lignes à en faire autant): sur le même thème, Marcello Veneziani observe la situation en Italie, et il semble que nos voisins ne sont pas mieux lotis que nous – le phénomène s’étend à l’ensemble de l’Occident, avec des pics dans les pays où la tradition chrétienne est la plus ancienne.
Et surtout, Marcello Veneziani n’est pas tendre avec les historiens.
Le silence des historiens face à l’historicide
Mais devant le massacre de l’histoire, effacée, déformée et maudite, que disent les historiens professionnels ?
Ils se taisent, tout au plus murmurent-ils à voix basse, plongés dans leurs livres et leurs lectures. Et voilà la trahison des historiens, avec leur silence.
Mais est-il possible qu’aucun historien italien, aucun président n’ait le courage de dire, avec des mots clairs et forts, que la longue vague de criminalisation des événements historiques du passé est une infamie qui tue la vérité historique et même la recherche ? Est-il possible que dans le pays des grands historiens, jusqu’aux plus récents Renzo De Felice et Rosario Romeo, aucune voix ne s’élève, aucun groupe ou initiative ne se lève pour dénoncer l’utilisation politique et judiciaire de l’histoire, la condamnation rétroactive du passé et les cérémonies institutionnelles basées sur des vérités de convenance, des demi-vérités, des mensonges ou des partialités ?
Une mémoire historique répudiée ou diabolisée, des films historiques sectaires et manichéens, monocordes et alignés sur le courant dominant. Quelques intermèdes appréciables comme Rai storia [chaîne d’histoire du service public], puis plus rien. L’histoire s’efface et les historiens n’ont rien à dire ?
En Italie comme en Occident, ils assistent impuissants au lynchage permanent des faits et au massacre rétroactif des événements et des protagonistes du passé. Une société qui tue et nie son histoire a cessé d’être une civilisation, elle a démissionné de ses racines, de son identité, de sa dignité, de sa tradition, de ses mémoires, divisées et partagées, unitaires et controversées.
En France, une association d’historiens, Liberté pour l’histoire [ndt: la notice wikipedia, avec l’identité de certains des intitiateurs, en 2005, m’inspire personnellement une certaine méfiance], s’est constituée il y a des années pour dénoncer ce bâillonnement idéologico-pénal de l’histoire, plus précoce en France qu’en Italie. Des traces de cette dénonciation subsistent dans deux textes, l’un de Pierre Nora et l’autre de Françoise Chandernagor, qui ont été publiés en Italie sous le titre “Libertà per la storia”. On y dénonçait la lâcheté politique et la réduction du passé à une collection d’horreurs, « la rétroactivité illimitée et la victimisation généralisée du passé ». Un cadre accusateur et moralisateur qui détruit de fait la recherche historique, empêche les fouilles et les révisions, impose des préjugés et des excommunications… L’histoire est en effet, comme le note Nora, « une longue succession de crimes contre l’humanité ».
Mais le problème s’aggrave si l’on considère les diverses complications et aberrations qui en découlent.
- La première est que la prétention de juger le passé avec les yeux, les préjugés et les idéologies du présent, nous conduit à condamner tout événement ou personnage qui s’écarte de notre façon de vivre et de juger les choses. La disqualification s’abat alors sur les vivants, elle affecte d’un côté les mouvements et les gens ordinaires qui ont des opinions différentes sur l’histoire, et de l’autre elle affecte et inhibe les historiens eux-mêmes, leurs recherches, leurs jugements et leurs interprétations.
- Ensuite, l’histoire niée ou déformée affecte les uns et épargne les autres : il y a des procès posthumes contre l’Église et la foi chrétienne, contre l’histoire nationale, ses héros et ses dirigeants, les nationalismes sont criminalisés, les racistes réels et supposés, et bien sûr les fascismes ; mais il n’y a pas la même condamnation de ce qui s’est passé, par exemple, dans la Révolution française, la guillotine et le génocide vendéen, les révolutions communistes, les goulags et les régimes communistes, les massacres de partisans, les bombardements et les massacres perpétrés au nom de la liberté et de la démocratie, par les puissances occidentales (condamnées par contre pour ce qui concerne le colonialisme).
- Enfin, le dernier effet de ce détournement judiciaire et politique de l’histoire est de légitimer cette vague de démence militante qu’est la cancel culture, cette fureur destructrice qui frappe surtout en Amérique, mais pas seulement, Christophe Colomb et l’Empire romain, les grands du passé et les monuments historiques. En une succession d’assauts, allant des classiques aux dessins animés…
En soutien de cette vague historicide, des législations d’exception ont vu le jour en Europe et en Italie [ndt: en France, la loi Gayssot], mais on n’a pas entendu la voix discordante des historiens, à commencer par ceux qui jouissent d’une grande autorité ou d’une grande visibilité.
Nous sommes bien conscients des difficultés qu’ils rencontreraient; s’ils levaient le voile de l’hypocrisie et les anathèmes de l’historiquement correct, ils mettraient en péril leur accès à des fonctions prestigieuses, voire à des chaires de professeurs, leur visibilité à la télévision et dans les journaux, leurs collaborations et leurs missions. Ils subiraient l’ostracisme et le lynchage. Alors, pour vivre tranquillement, pour sauvegarder leur situation personnelle, ils acceptent de voir massacrer l’histoire, la vérité, la recherche.
Mais l’histoire perd alors de son intérêt et de sa valeur, elle n’est plus qu’un sombre tunnel d’infamies et d’horreurs, qu’il faut supprimer et condamner. En acceptant ce cadre judiciaire et moralisateur, on signe la capitulation de l’histoire devant le présent, la soumission de la recherche historique à des lois spéciales et à leurs inquisiteurs vigilants, la perte de la mémoire historique au nom d’une « purification éthique » subordonnée aux vérités dominantes, administrée par l’hégémonie idéologique en vigueur.
On peut donc parler de trahison des historiens par lâcheté et omertà. Toute trahison de la vérité, des faits et des jugements sages se prévaut de la complicité ou au moins du silence-assentiment de ceux qui devraient s’opposer, dénoncer, se désolidariser et ne le font pas. Trop d’historiens appartiennent à cette vile race damnée (dannata), ou plutôt de millesime (d’annata), pour rester dans le thème.
Marcello Veneziani
(Panorama, n.45)